Paris s'étant vidé il y a dix jours pour le week-end de l'Ascension, il restait aux mélomanes à faire leur marché musical au bel Auditorium de Radio-France où se produisait successivement l'orchestre national, puis le choeur. Dans les avant-programmes on annonçait même l'orchestre philharmonique pour le dimanche mais depuis, on lui avait proposé une tournée chinoise! Nelson Freire le mercredi soir, Thomas Enhco le samedi, soutenaient de leurs doigts virtuoses et poétiques des formations qui vont bien, merci!
LE PREMIER CONCERT, AVEC NELSON FREIRE
Et dont on souhaite qu'elles demeurent dans cette configuration, après les alertes budgétaires de ces dernières années, tant elles font un travail complémentaire dans ce bel écrin qu'est l'Auditorium, pas encore assez connu.
Dont j'ai d'ailleurs découvert le mercredi soir le "poulailler", par une étrange distribution des places assez inédite car nous, heureux journalistes, nous avons, sauf accident, nos fauteuils, dans chaque salle, qui sont un peu toujours les mêmes, à l'orchestre et face à la scène (pour faire au mieux notre travail), au pire, si nous nous y prenons tardivement, serons-nous "relégués" (quelle horreur!) au premier balcon. Mais voilà que ce soir-là, alors qu'il y avait des sièges libres un peu partout, je me suis retrouvé tout là-haut, ayant parcouru maintes coursives, de face, au demeurant, et "du bon côté du piano" (celui où l'on voit les mains) Nonobstant que j'ai le vertige sur un escabeau et donc encore plus au troisième étage, j'avais donc le privilège de voir et les mains de Nelson Freire et son crâne, ses petits cheveux blancs et bouclés, avec, en prime, la nuque de Sarah Nemtanu, la première violon.
C'était le 4e concerto pour piano de Beethoven, mon préféré de la série, et Louis Langrée dirigeait l'orchestre national de France.
UN NELSON FREIRE MYSTERIEUX ET FASCINANT
C'est toujours très mystérieux et assez fascinant d'entendre Nelson Freire, qui entre toujours à petits pas (problèmes de déplacement?) tel un gentil vieillard et, devant son piano, devient un magicien. Ce n'est pas un interprète qui va vous scotcher par une conception fulgurante, rare, inoubliable. Jamais, il est trop secret. Mais, dans le temps de l'écoute, vous êtes à chaque note envahi d'un sentiment de "c'est exactement ça!" Oui, c'est ainsi, pas autrement, qu'on doit jouer, avec cette simplicité, cette musicalité, ces doigts d'où coule la musique. Et puis l'art de chanter par-dessus l'orchestre, quelle qu'en soit l'intensité, sans jamais forcer le trait. Après, quand l'oeuvre est fini, que Freire a regagné (à petits pas toujours) les coulisses, vous vous dîtes alors (ou pas du tout): "Mais ce concerto, je l'ai entendu plus grandiose, plus mystérieux, plus contrasté, plus..." Mais jamais si évident, avec cette éblouissante cadence à la fin du 1er mouvement, et dans le sublime 2e (une des plus belles pages de Beethoven, un piano qui démarre à mi-voix, presque trop, un peu en retrait; mais de là-haut on voit les trilles, les mains croisées, la réponse si poétique de Freire à l'orchestre olympien et sombre, un orchestre soleil noir, un piano lune d'argent.
Ensuite j'ai changé de place. J'avais trop le vertige.
"PELLEAS ET MELISANDE", VERSION ENORME ORCHESTRE
J'ai expérimenté les fauteuils d'arrière-scène pour le "Pelléas et Mélisande" de Schönberg. Louis Langrée venait de diriger la version opératique de Debussy au Théâtre des Champs-Elysées. Cela devait l'amuser beaucoup de faire la comparaison (il manquera la vision Sibelius!) avec l'immense poème symphonique de Schönberg, un Schönberg de 28 ans. Un Schönberg qui n'est pas encore dodécaphonique mais qui se pose déjà des questions! Bon: c'est tout de même un peu longuet (45 minutes) et surtout, puisque c'est un poème symphonique, on aimerait avoir le programme. "Ma musique serait-elle trop chargée?" se demandait Schönberg. Ce n'est pas cela: comme dans les "Gurre-Lieder" il utilise un orchestre écrasant (on a vu arriver tous les musiciens qui se sont serrés les uns sur les autres: 4 harpes, vous imaginez... Et 5 clarinettes, 8 cors, 5 trombones!) et il l'utilise admirablement. C'est une tapisserie changeante, une musique de vagues, flux et reflux, avec la richesse d'un tableau de Klimt, une place énorme confiée aux bois et l'influence évidente d'un Mahler.
DES MUSICIENS CHAUFFES A BLANC
On entend à la fin que la longue chevelure de Mélisande est baignée par l'écume. On entend l'atonalité pointer le bout de son nez, on entend aussi des bribes de valse qui rappellent la passion de Schönberg pour Johann Strauss. On entend surtout que, même si la deuxième partie est plus réussie, c'est une oeuvre qui fait un peu du surplace. Et Louis Langrée, extatique, hilare( de ma place, je voyais tous ses sentiments défiler), tire au moins le meilleur, sur le plan sonore, de musiciens chauffés à blanc (et beaucoup d'entre eux individuellement applaudis à la fin); mais, un peu victime des forces superbement sonnantes qu'il déchaîne, il peine à construire cet énorme poème qui, peut-être, doit demeurer boiteux.
Au moins l'orchestre national de France brillait-il de mille feux.
LE DEUXIEME CONCERT, AVEC THOMAS ENHCO
Le choeur de Radio-France le remplaçait le samedi. C'était un programme qui n'était partiellement pas prévu au départ, car au lieu de l' "Hymne à Sainte-Cécile" de Britten on a entendu... Thomas Enhco. Le jeune pianiste de jazz m'a déjà séduit deux fois à la "Folle journée" de Nantes: talentueux et charmant, quoi de plus? Ce soir il est intimidé, presque tétanisé; mais nonchalamment tétanisé. Et il joue en baskets, même Yuja Wang et Simon Ghraichy n'ont pas osé.
Au début il accompagne le choeur en formation moyenne (40 personnes) dans les "Quatuors pour choeur mixte avec piano" de Brahms. Comme chez Schubert, Schumann ou Mendelssohn, ce style de choeur est pour Brahms un passage obligé: on compose pour des amis des musiques magnifiquement mélancoliques, hantées par le sentiment de nature, la nature automnale ou du crépuscule, voire de la nuit. C'est très beau, chanté comme si c'étaient les compagnons de Brahms, avec Sofi Jeannin en patronne de l'auberge, qui veille à tout
THOMAS ENHCO JOUE BRAHMS... EN CLASSIQUE ET EN JAZZ!
Quant à Enhco, il montre un beau sens du style brahmsien mais il n'a pas assez de puissance. Je suis bien placé cette fois (pas au "poulailler"!), les chanteurs le couvrent un peu. Il nous avouera ensuite que c'était son premier concert d'accompagnateur. On espère que ce n'est pas le dernier: beauté du son, élégance, même si on tendait l'oreille...
Il improvise. C'était prévu.
La main droite explore un petit territoire sonore dans le médium et installe un rythme de boogie. On reconnaît des fantômes de mélodies qu'on n'identifie pas. Une m'obsède soudain; je me creuse la mémoire. Le choeur est sagement assis en demi-cercle, tout en noir, comme les grands-prêtres de "La flûte enchantée.
Eclair, quand une autre mélodie éclabousse le piano, la "5e danse hongroise" de Brahms dans une ébouriffante version jazz. C'était la "1e danse" du cycle, que je ne reconnaissais pas ainsi, comme on ne reconnait jamais quelqu'un qu'on voit tous les jours dans un uniforme (de charcutier, de policier) et qu'on croise dans la rue en civil...
ROSES EPINEUSES, ENHCO AQUATIQUE
Ehnco joue deux notes.
Il jouera ainsi deux notes avant chaque mélodie de "Chanson des roses" de l'Américain septuagénaire Morten Lauridsen, très connu, nous dit-on, aux Etats-Unis. Allons donc! La musique de Lauridsen n'est pas passionnante, cela ressemble à des choses déjà entendues, choeur grégorien, chanson populaire "à l'ancienne". Les poèmes de Rilke , directement écrits en français,sont d'une langue un peu désuète, que la diction perfectible du choeur (surtout les femmes: j'ai mis longtemps à comprendre la phrase, pourtant souvent répétée, "mais tu n'as pas pensé ailleurs") n'aide pas à savourer. L'oeuvre finie, on l'a déjà oubliée.
Enhco fait sa seconde improvisation. Il poursuit son exploration rêvée de l'Europe centrale dans des sonorités aqueuses, comme si Bartok croisait les "Jeux d'eau à la Villa d'Este" ou "La cathédrale engloutie". Ce sera un peu long cette fois, un peu moins inspiré, mais follement virtuose, on aimerait, se dit-on, entendre Enhco jouer un grand concerto du répertoire.
UN POULENC DE GUERRE ET DE RESISTANCE
Il remercie, timide et gentil, il s'en va. Le choeur revient. En force: ils seront 90 pour le cycle "Figure humaine" de Poulenc. C'est l'acte de résistance de Poulenc, cette cantate a cappella composée sur le cycle d'Eluard, dont celui-ci lui avait envoyé les huit textes dactylographiés dans sa résidence "de guerre", à Beaulieu-sur-Dordogne. Elle ne sera évidemment créée qu'à la Libération, et d'abord à Londres. Cela commence par "De tous les printemps du monde celui-ci est le plus laid", cela se termine par le célébrissime "Sur mes cahiers d'écolier, j'écris ton nom" C'est du pur Poulenc, mais très retenu, très sobre, qui renvoie déjà aux "Dialogues des Carmélites" dix ans plus tard.
Les femmes font preuve d'une belle souplesse, elles ont le beau rôle, c'est un double choeur à six voix et, cette fois, tout le monde soigne la diction, Jeannin l'exigeant la première. Le canon "la menace sous le ciel rouge" (7e poème) est d'un très poignant effet. Jeannin est d'une attention, d'une présence extrême, elle orchestre une montée en puissance de l'oeuvre, et peut-être pourrait-on lui reprocher de ne jamais lâcher la bride, de ne laisser aucune place à... la liberté! Cette liberté qui est le dernier mot de l'oeuvre ("J'écris ton nom") dans ce 8e poème qui est un intense et émouvant crescendo où les choeurs se répondent, et les pupitres. Et le "Liberté", très belle idée, sera "dit" le plus simplement possible, avec la pureté d'un vol d'oiseau.
Thomas Enhco revient saluer avec tout le monde. On se dit que sa présence doit avoir été orchestrée lors d'une rencontre fortuite avec Jeannin, autour d'un verre, en cherchant vite à faire coïncider les agendas! On espère le retrouver pendant tout un concert auprès du choeur, tel un Gerald Moore, l'accompagnateur génial de Schwarzkopf, Fischer-Dieskau, Christa Ludwig: le jazz peut bien nous le prêter de temps en temps;
Orchestre national de France, direction Louis Langrée, Nelson Freire, piano: Beethoven (4e concerto pour piano), Schönberg (Pelléas et Mélisande), Auditorium de Radio-France le 24 mai.
Choeur de Radio-France, direction Sofi Jeannin, Thomas Enhco, accompagnement et improvisations au piano: Brahms (Quatuors opus 92), Lauridsen (Chanson des Roses, sur un texte de Rilke), Poulenc (Figure humaine, cantate a cappella sur des poèmes d'Eluard), Auditorium de Radio-France le 27 mai