Il a eu 70 ans le 27 février et les disques qu'il nous offre pour l'occasion sont tout à fait dans l'esprit de cet homme qui, à côté du répertoire violonistique où il a si souvent brillé, a toujours gardé, et de manière plutôt collective, une curiosité musicale pour des compositeurs ignorés, souvent proches de ses racines baltes, sans chercher à ce sujet la moindre concession musicale. Son nom suffisant à convaincre...
LES RACINES LETTONES DE KREMER
Et il nous a convaincus, avec l'ensemble qu'il a fondé il y a désormais vingt ans: le Kremerata Baltica. Tout est dans le nom: un orchestre de musique de chambre composé de musiciens baltes, Kremer, après la chute de l'Union Soviétique, y retrouvant ses racines puisqu'il est né à Riga et qu'après s'être exilé en Occident il a retrouvé la nationalité... lettone. Le Kremerata Baltica, sous son impulsion, soutenu qu'il est par les gouvernements des trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie, qui font, il faut le rappeler, partie de l'Union Européenne), réussit à faire le lien entre le monde centro-européen, le monde russe et le monde scandinave.
Et Kremer s'attache à faire découvrir avec son orchestre à la fois des compositeurs de l'ex-URSS, souvent ignorés ou mis sur la touche, et aussi des compositeurs contemporains qu'on ne connait guère par ici, de ce coin d'Europe pour la plupart. Les plus emblématiques étant Alfred Schnittke et Arvo Pärt. Mais en regardant la discographie du Kremerata Baltica, on croise les noms du vétéran géorgien Giya Kancheli, du Letton Georgs Pelecis (plusieurs CD), du (plus jeune) Letton Peteris Vasks ou de la Lituanienne Raminta Serksnyte. Et d'autres encore, y compris des Russes: Gidon Kremer dans son rôle de passeur, lui formé à Moscou, entre autres par le grand David Oïstrakh!
WEINBERG, L'AMI DE CHOSTAKOVITCH
Il consacre donc un double album à Mieczyslaw (ou Moïse) Weinberg. On commence à parler de Weinberg, à le jouer un peu plus souvent, mais il reste des pans entiers de son oeuvre (considérable) à faire connaître. L'homme, juif polonais né à Varsovie en décembre 1919, a réussi, seul de sa famille (tous les autres membres ont été exterminés), à échapper aux nazis lors de l'invasion de son pays en... s'enfuyant vers l'Est. Le voici à Minsk, Biélorussie, où il continue ses études de musique. En 1941, quand l'armée allemande envahit l'URSS, nouvelle fuite, vers Tachkent, tout au Sud, en Ouzbekistan. Là, c'est Chostakovitch qui le repère, le fait venir à Moscou à la fin de la guerre, et c'est le début d'une belle amitié. Weinberg, je vous en avais parlé, tiendra la partie de piano pour la création des "Poèmes d'Alexandre Blok" à la place de Chostakovitch, cloué au lit. Chostakovitch soutiendra Weinberg auprès de tous ses amis, un Weinberg que sa judaïté rendait suspecte aux autorités. Oïstrakh, Rostropovitch, Barchaï, Guillels, le joueront, comme le fameux quatuor Borodine ou le grand chef Kyril Kondrachine. La mort de "Chosta" en 1975 le prive de ce protecteur. Il meurt lui-même vingt ans plus tard (en 1996), dans la plus grande précarité.
SYMPHONIES DE CHAMBRE TARDIVES
Kremer nous propose les "Symphonies de chambre". Ainsi nommées parce que Weinberg, qui avait déjà composé 22 symphonies, ne voulaient pas en rajouter de supplémentaires! Or il se trouve que certaines des "grandes" symphonies avaient déjà été écrites pour un petit ensemble. Comme celles-ci le sont pour, très précisément, un orchestre à cordes, avec des timbales dans la 2e, une clarinette et un triangle dans la 4e. Quoiqu'il en soit (car on ne les connaît guère de par chez nous), les quatre symphonies de chambre, coimposées entre 1987 et 1992, sont un résumé tardif de l'oeuvre et de l'état d'esprit de Weinberg. Elles durent d'une vingtaine de minutes à près de quarante.
UNE ETUDE DE GRIS EN ONZE MOUVEMENTS
Le 1er CD réunit dans l'ordre la 3, la 2, la 1: on dirait en fait une immense symphonie en 11 épisodes ( 4 mouvements, 3 mouvements, 4 mouvements), composant une étude de gris avec d'infinies nuances, comme les paysages tragiques d'une vie avec leur immobilité sur le qui-vive, leurs périodes de tension, leurs (rares) instants de joie, de détente plutôt. Si on ne savait pas que c'est du Weinberg, on pourrait croire à du Chostakovitch, plus âpre peut-être, sans l'ironie de Chostakovitch mais avec quelque chose de plus immédiat, de plus spontané, de moins construit. Peut-être, si l'on veut apprécier la vraie beauté de cette écriture qui peut sembler un peu austère ou difficile au début (mais on conçoit que l'humeur de Weinberg n'ait pas été d'une grande gaieté), faut-il écouter chaque oeuvre séparément, pour les réécouter ensuite (les trois premières en tout cas) dans une continuité où elles s'éclairent encore davantage.
On passe de l'incisif à la méditation, avec, comme chez Chostakovitch, des effluves de valse, et c'est admirablement servi par les musiciens du Kremerata Baltica, avec toutes les nuances voulues, la violence et l'élégance, la transparence des cordes et ce jeu, entre eux, du chat et de la souris, Kremer (à part quelques fugaces interventions solo dans la 2e symphonie) se contentant d'être un violoniste parmi les autres.
Mais, comme chef, rendant ce CD essentiel.
UN MERVEILLEUX QUINTETTE AVEC PIANO
Dans le 2e CD, on découvre une petite merveille, d'entrée, d'un Weinberg de 25 ans, son "Quintette avec piano", de 1944, où l'on retrouve le lyrisme, la beauté mélodique, la poésie, mais dans une énergie, une tendresse, bouleversantes, sans le poids des ans même si la tragédie a déjà largement touché le compositeur. On est déjà, même s'ils se connaissaient à peine, et c'est très curieux, dans le même état d'esprit que Chostakovitch, dont le fameux "Quintette", en cinq mouvements lui aussi, avait obtenu le prix Staline en 1941. Weinberg l'avait-il entendu? Ou déchiffré sans doute. Mais le sien n'est pas du tout un démarquage de l'autre; il a sa propre inspiration, son propre génie, insérant d'ailleurs des bribes de mélodie irlandaises très incongrues dans ce contexte! Kremer et le percussionniste de l'orchestre, Andreï Puchkarev, en font une adaptation brillante, avec des effets de sistres ou de grelots qui symbolisent le rythme du temps. Yulianna Avdeeva, la pianiste, y est magnifique de clarté, d'autorité, de puissance poétique.
UNE JEUNE CHEF BRILLANTE
La "4e symphonie de chambre" est la plus spectaculaire, surtout en raison d'un mouvement "klezmer" où se déchaîne la magnifique clarinette de Mate Bekavac. On est aussi parfois dans la puissance sauvage des musiques de Bernard Herrmann pour les films d'Hitchcock ("Psychose") Le mouvement lent qui suit (toujours magnifié par la clarinette) est bouleversant dans sa nudité lassée. Cette symphonie bénéficie de la direction, non pas de Kremer, mais de la jeune Mirga Grazinyte-Tyla, qui a inauguré l'été dernier les "Prom's" de Londres à la tête de l'orchestre de Birmingham: Birmingham, ce fut l'orchestre de Simon Rattle. La jeune Mirga en a pris la direction il y a peu, elle dirigeait aux "Prom's" la "4e symphonie" de Tchaïkowsky, en sachant parfaitement, derrière son sourire de jeune fille, où elle emmenait ses troupes. Cela prouve que Kremer sait aussi admirablement repérer les talents dans la nouvelle génération.
RACHMANINOV REND HOMMAGE A TCHAÏKOWSKY
Il le fait aussi dans le second album, consacré aux "Trios" de Rachmaninov. Un violoniste dans Rachmaninov, c'est un peu paradoxal. Le morceau de roi, c'est évidemment le "Trio n°2 opus 9", qui dure ses cinquante minutes, autant que le "Trio" de Tchaïkowsky. C'est normal: c'est d'un Rachmaninov de 21 ans qui, bouleversé par la mort de Tchaïkowsky, écrit une oeuvre "à la mémoire d'un grand artiste" en sachant très précisément ce qu'il fait: reproduire ce qu'avait fait Tchaïkowsky lui-même en sous-titrant son propre "Trio": "A la mémoire d'un grand artiste", celui-ci étant Nikolaï Rubinstein, dédicataire du fameux "1er concerto pour piano". Rachmaninov se lance ainsi dans une 2e mouvement "à variations" (comme chez Tchaïkowsky) avec sans doute moins d'inspiration que son prédécesseur, le 1er mouvement, immense aussi, étant plus une suite de moments, certains d'ailleurs très beaux, qu'une oeuvre construite. On croit parfois entendre un concerto pour piano avec un petit accompagnement de cordes. C'est très agité, très lyrique, impétueux, parfois intime et secret, parfois exacerbé, bref du pur Rachmaninov. Mais, autant l'écriture de Tchaïkowsky respectait le terme "Trio" en donnant un rôle à part égale à chacun des instruments, autant, chez Rachmaninov, la domination du piano est écrasante. C'est la même chose dans le "Trio élégiaque", composé encore plus tôt, pendant ses études, un unique mouvement d'une dizaine de minutes à la manière du "Notturno" de Schubert. Et qui sonne encore plus comme du Tchaikowsky, et encore plus comme une rhapsodie pour piano, que prolongent le violon et le violoncelle quand le compositeur les y autorise!
Daniil Trifonov C) Dario Acosta
TRIFONOV (ENCORE) BRILLANTISSIME
Kremer a confié la partie de piano au jeune et brillantissime Daniil Trifonov qui s'y montre royal, de présence, d'intensité, de lyrisme virtuose et d'élégance poétique. Tout en respectant, qualité qu'il fallait avoir, ses partenaires en ne les écrasant jamais. De toute façon ils ne se seraient pas laissés faire. Kremer est évidemment très bien et sa violoncelliste solo du "Kremerata Baltica", la Lituanienne Giedré Dirvanauskaité, avec un son grave et profondément slave, réussit à trouver sa place entre les deux monstres: bravo, madame!
Je suis moins fou du petit hors-d'oeuvre qu'est la "Preghiera", adaptation par Fritz Kreisler pour violon et piano du célèbre mouvement lent du "2e concerto": cela sent vraiment la musique des restaurants chics des années 30 où le violon (tzigane ou juif, forcément!) était obligé d'en faire des tonnes pour se faire entendre de dîneurs déjà éméchés. Mais dans les anniversaires il faut bien qu'il y ait un petit truc qui ne marche pas, la bougie répandue sur la belle nappe ou un collier qui casse (restons soft!)
Cela n'empêche pas qu'on sorte très heureux d'avoir reçu un tel cadeau... de celui qu'on honore!
Mieczyslaw Weinberg: 4 symphonies de chambre. Quintette avec piano. Kremerata Baltica, directions Gidon Kremer et Mirga Grazinyte-Tyla, avec Yulianna Avdeeva, piano et Mate Bekavac, clarinette, 2 CD ECM
Sergueï Rachmaninov: Preghiera (arr. Fritz Kreisler), Trios élégiaques n° 1 et n° 2. Daniil Trifonov, piano, Gidon Kremer, violon, Giedré Dirvanauskaité, violoncelle, 1 CD Deutsche Grammophon