Jusqu'à fin juin c'est la reprise de "Rigoletto" de Verdi à l'Opéra-Bastille dans la mise en scène de Claus Guth. Une distribution de grande qualité vient éclairer cette production: Zeljko Lucic, un habitué du rôle-titre, Vittorio Grigolo, très séduisant duc de Mantoue, et l'Américaine Nadine Sierra en Gilda, le rôle qui l'a lancée. Rencontre avec la jeune femme, tête bien faite autant que tête bien pleine, sans parler de sa voix, de miel évidemment.
AIGUS RAVISSANTS
On ne peut s'empêcher de penser, quand elle apparaît sur scène dans sa robe blanche, à la Maria-Natalie Wood de "West Side Story": même fraîcheur, même joie de vivre, qui nous serrent d'autant le coeur qu'on connaît le destin tragique qui attend la pauvre Gilda. Il manque un peu de rondeur dans les premières phrases, modulées avec précaution, et puis la chanteuse prend confiance, installe sa voix, son personnage, les aigus sont ravissants, les notes hautes (et le rôle de Gilda monte haut!) du cristal, la projection, malgré un timbre qui n'est pas des plus sonores, parfaite et la ligne de chant sans reproche.
UN MELANGE DE BONHEUR ET DE TENDRESSE
Plus encore, on est immédiatement conquis par la beauté, l'élégance du personnage que Sierra dessine, mélange de bonheur et de tendresse, de la confiance d'une jeune femme envers la vie et de l'amour simple et touchant qu'une fille voue à son père: tout cela, Sierra le fait passer magnifiquement, en parallèle de l'amour excessif que Rigoletto voue à sa fille, et sans que l'un des deux pollue jamais l'autre. Au point que, dans ce fameux acte III où le mélodrame de Victor Hugo touche à son paroxysme (au moment même où la musique de Verdi se fait d'ailleurs la plus géniale!), nous avons presque été convaincus cette fois, nous qui y avons toujours été réticents, par la mort de la pauvre Gilda, par son sacrifice naïf, pendant que Lucic, exemplaire jusque là, peinait à incarner le terrible désespoir de son Rigoletto. Et voilà pourquoi on était curieux d'entendre Sierra à ce sujet, même si nous n'en avions pas fait le point essentiel de notre entretien.
DES ORIGINES MEDITERRANEENNES
Elle est passé de la robe blanche à la robe noire, dans cette matinée ensoleillée, et la comparaison avec Maria-Natalie Wood n'est pas vaine, outre que c'est un rôle qu'elle aimerait beaucoup chanter! Nadine Sierra, née en Floride, racines italiennes et... portoricaines (comme Maria!) du côté de son père, du côté de sa mère, "portugaises, de Lisbonne. Donc beaucoup d'Europe, de Méditerranée" On lui demande, car ce fut un de ses premiers emplois, si peu à peu elle va se séparer de Gilda, comme Dessay a fini par se débarrasser peu à peu de la Reine de la Nuit, au profit de rôles plus... sulfureux où elle est attendue: Musette de "La Bohème", la "Manon" de Massenet, femmes entretenues voire prostituées.
UNE GILDA QUI SE SACRIFIE COMME LE CHRIST
Mais la voilà qui défend Gilda bec et ongles: "Je sais que c'est un personnage qu'on prend souvent pour une idiote, une pauvre oie naïve. Mais moi, je ne la vois pas du tout comme ça. Elle a été élevée au couvent, elle vient d'en sortir, elle est très pieuse, elle va à la messe tous les jours. Et la voilà qui tombe follement amoureuse... d'un homme qui est un débauché mais qu'elle aime. Et elle est précipitée dans cette taverne, au milieu de tous ces êtres pervers, vicieux, le duc, Sparafucile, Maddalena, son père aussi. Alors elle se sacrifie. Elle se sacrifie pour eux, pour lui, pour son duc. Elle se sacrifie pour expier leurs péchés comme le Christ s'est sacrifié en son temps. C'est la même démarche"
DE GILDA A MANON
On lui demande si c'est pour cela qu'elle entre dans lA taverne, les bras en croix, comme le Christ, avant de recevoir le mortel coup de poignard; on lui dit qu'on a même pensé à la mort des Carmélites dans les "Dialogues des Carmélites" de Poulenc. Son visage s'éclaire: "Bien sûr. C'est exactement ça. J'ai chanté une des Carmélites à mes débuts, cette fin sublime, ce sacrifice si beau. Je rêve, un jour, de chanter Blanche de La Force..." Et Gilda toujours, dont elle n'a pas encore exploré toutes les facettes: "Elle dit bien: "Dieu, pardonne-leur tout cela" Ce n'est pas une adolescente ordinaire. Elle est marquée par la religion, par ses années de couvent. Et elle est convaincue aussi que Dieu la protège"
Et comment passe-t-on de Gilda la mystique à Manon,l'insouciante et peu à peu la fille perdue? Sourire éblouissant là encore: "Mais moi aussi, j'ai mes deux faces, ma propre dualité: d'un côté la gentille, un peu naïve, qui rêve au grand amour, qui veut le bien du monde et faire le bien dans ma vie; et de l'autre la latine, qui aime séduire, être sexy, la méditerranéenne qui a son caractère, et qui adore vivre. Les deux se mêlent en moi. J'en nourris, j'en nourrirai mes personnages"
SIERRA, PRESQUE UNE COLORATURE
Justement, on regarde ceux à venir: la finaude Norine de "Don Pasquale", qu'elle a déjà chantée, ce sera l'an prochain à Bastille. Et donc Manon, puis Suzanne des "Noces de Figaro" au MET ("un rôle très difficile, Susanna est présente en permanence, mais Mozart, c'est un tel bonheur pour les voix... - Un rôle aussi difficile que Norma?" Là encore, cela l'amuse, elle qui a chanté la folle, la sanglante, "Lucia di Lamermoor")
Et puis Musette de "La Bohème" en septembre à Covent Garden. Où elle sera sûrement exquise en femme entretenue, qui a un des plus beaux airs de l'oeuvre de Puccini, un air qui monte très haut. Se définit-elle comme une colorature? "Juste en-dessous. Je n'ai pas fait la Reine de la Nuit ou Olympia comme Dessay ou Damrau. Mais juste en-dessous" Donc Musette. Et pourquoi pas Mimi? "Il faut plus de puissance. Plus de lumière". Justement, le choix des rôles? Guidé par l'envie, la psychologie? "Pas du tout"
Au moins c'est clair.
PROTEGER SA VOIX
"Par ce que m'en dit mon professeur de chant, et ce que je ressens aussi. Alors oui, il y a le rêve, Mimi, la Manon Lescaut de Puccini et évidemment Violetta. Un jour Violetta. "Traviata", le rêve de nous toutes. Un jour. Pour l'instant je fais attention. Je suis trop jeune. Je suis encore très jeune (elle a vingt-neuf ans à peine, ne le cache pas), j'ai le temps. Gilda et Violetta, c'est à peu près la même tessiture - Alors? - La différence, c'est l'orchestre. Violetta, il faut résister à l'orchestre. Il faut donc que je gagne en puissance, en projection. Que je n'abîme pas ma voix. Il faut durer. Mes modèles, une Mariella Devia, une Mirella Freni surtout: elle chantait à plus de soixante ans avec un timbre intact, parfait, les quelques rôles, cinq ou six, qui lui allaient idéalement bien (dont, pense-t-on, Liu, Traviata, Tatiana...). Durer. Je suis une artiste patiente..."
LONG RUN... DEPUIS L'AGE DE SIX ANS
L'Opéra-Bastille croit en elle. La distribuera chaque année. Cette année-ci, déjà Zerline dans "Don Giovanni", Pamina dans "La flûte enchantée" (le cher Mozart), et...Gemmira dans "Eliogabalo": "Mon premier opéra baroque" Alors? Une moue: "Intéressant à faire. Mais (on lui avait aussi posé la question sur Richard Strauss et ses merveilleux rôles de femmes) je préfère le bel canto. Oui, le bel canto et l'opéra du XIXe siècle. Cela me procure plus de bonheur. Le reste? Not yet (Pas encore) Long run... (c'est un long parcours)"
Et qui a commencé quand? "Très tôt. Dès six ans j'avais déjà de la voix. Des cours de chant à dix ans. Et mes parents me filmaient. Toutes les semaines. C'est incroyable, j'ai toutes les cassettes qui me permettent de voir ma progression de petite fille à pré-adolescente, entre six et treize-quatorze ans. Une expérience étrange, étonnante" Et sa voix de 14 ans? "Déjà formée. Formée très jeune. My body was aware" Comment traduire??? Sinon que cela explique qu'elle ait chanté le "O mio babbino caro" de Puccini à l'âge de 15 ans. La voix déjà là. Le reste? Le travail, la volonté, la réflexion.
La spontanéité et le contrôle.
MISE EN SCENE TROP COMPLEXE
Pour le reste on n'est définitivement pas convaincu par cette grande boîte en carton assez laide qui sert de cadre à la mise en scène: Rigoletto SDF qui revoit son histoire tragique des années plus tard, d'où le comédien qui double le chanteur pendant quasi tout l'opéra. On l'avoue, il a fallu qu'on lise des confrères pour le saisir et cela renvoie à ce que l'on s'évertue à écrire: ce que l'on aurait compris au théâtre, on ne cherche pas à le comprendre à l'opéra car à l'opéra on ne comprend pas, on ressent. Et l'on a bien ressenti les beaux costumes Renaissance (plus espagnols qu'italiens) au 1er acte, de mafieux élégants aux autres actes, même si l'on n'a pas compris non plus pourquoi ce fossé historique.
LUCIC REMARQUABLE, GRIGOLO SEDUCTEUR EN DIABLE
Zeljko Lucic a promené Rigoletto sur toutes les scènes: il y est exemplaire, timbre superbe, de baryton à la tessiture haute, et qui, donc, demande des aigus (qu'il a) Projection irréprochable. Son air des Courtisans est magnifiquement conduit, ses duos avec Sierra très émouvants. On aurait, on l'a dit, souhaité un peu plus de mélo dans la scène finale où il semble un peu indifférent.
Vittorio Grigolo est un duc de Mantoue remarquable de jeu, qui réussit à être à la fois le petit étudiant timide qui séduit Gilda à l'église comme le séducteur insouciant de "La Donna e mobile" On a un peu plus de problème du côté du chant: le timbre est très beau, la projection exemplaire; il est un peu trop "ténor italien" à notre goût (cela plait à beaucoup à en juger par son triomphe!), prolongeant systématiquement les notes finales, et perdant souvent la ligne vocale au profit du jeu. Mais avec une grâce, une décontraction qui semble dire: "Rassurez-vous, c'est un choix de ma part" et d'ailleurs, dans les passages "di grazia" il est excellent... au point qu'on rend les armes.
RUSTIONI, JEUNE CHEF PROMETTEUR
Bon Sparafucile de Kwangchul Youn mais ses graves ne sont guère audibles. Beau timbre aux couleurs sombres d'Elena Maximova-Maddalena mais on ne l'entend pas, surtout dans le merveilleux quatuor. Choeur (d'hommes) exemplaire, auquel se joignent Julien Dran, Christophe Gay, Mikhaïl Timoshenko, très bien dans leurs petits rôles, ainsi que Marie Gautrot en Giovanna.
On a beaucoup aimé aussi le jeune Daniele Rustioni, bientôt directeur musical de l'Opéra de Lyon, qui mène avec une inlassable fougue la partition en lui donnant une dimension dramatique élevant le mélodrame au rang de tragédie grecque. Et rendant à l'orchestre de l'Opéra la beauté sonore qu'il n'avait pas l'autre soir à "Eugène Onéguine" Ainsi est-on très content que "Rigoletto" connaisse un juste triomphe pas seulement en raison des airs et morceaux fameux qu'il contient mais aussi grâce aux talents musicaux qu'on y a distribués, qui en décuplent l'impact.
"Rigoletto" de Giuseppe Verdi d'après "Le roi s'amuse" de Victor Hugo, mise en scène de Claus Guth, direction musicale de Daniele Rustioni, Opéra-Bastille, Paris, les 2, 9, 12, 21, 27 juin, à 19 heures 30, 15 juin à 20 heures 30, 5 et 18 juin à 14 heures 30.
Nadine Sierra chantera le rôle de Gilda le 12 juillet prochain aux Chorégies d'Orange