A l'Opéra-Bastille est donné "Eugène Onéguine" dans la mise en scène déjà ancienne (1995) de Willy Decker. Cette reprise devait bénéficier dans le rôle de Tatiana d'un duo de stars, Anna Netrebko en mai, Sonia Yoncheva en juin. La Yoncheva a renoncé, on ne sait trop pourquoi, laissant place à la jeune Australienne Nicole Car. Mais pour l'instant, et jusqu'au 31 mai, c'est Netrebko qui triomphe, au sein d'une belle distribution.
On reprend parfois une vieille mise en scène par paresse. Mais ce n'est pas le genre de la maison Lissner! On la reprend aussi parce qu'elle a fait ses preuves. Et c'est vrai qu'elle tient fort bien la route, cette mise en scène de Willy Decker, simple et fluide, et qui fourmille de très justes détails psychologiques dans une histoire qui en regorge.
UN OPERA LONGTEMPS NEGLIGE CHEZ NOUS
En même temps, si l'on se réjouit qu' "Eugène Onéguine" trouve enfin chez nous la place qu'il mérite dans l'histoire de l'opéra -parmi les premières- on est un peu honteux d'en découvrir l'historique en lisant le programme. Que l'oeuvre ait été présentée à Nice en 1895 et non à Paris, deux ans après la mort du compositeur et seize après sa création, passe encore: il y avait déjà beaucoup de Russes sur la Côte d'Azur, ils seront d'ailleurs encore plus nombreux après la Révolution. Mais la première parisienne n'a eu lieu qu'en... 1955, et à l'Opéra-Comique, en français. Il faudra attendre 1982 pour l'entendre à l'Opéra-Garnier dans sa langue (après tout le texte n'est que d'un petit librettiste obscur nommé Pouchkine!), avant la bonne idée, pour le centenaire de la première française, de cette mise en scène confiée à Willy Decker.
L'AMOUR DE TATIANA POUR ONEGUINE
Un grand cadre en forme de boîte, posé de guingois, joliment peint (par Wolfgang Gussmann), joliment éclairé (par Hans Toelstede), symbolise la datcha de madame Larina qui ouvre largement sur les collines lointaines et le ciel immobile. Madame Larina, en compagnie de ses deux filles, Tatiana et Olga, reçoit l'hommage des paysans pour la fin des récoltes puis la visite de Lenski, jeune poète et fiancé d'Olga. Celui-ci vient en compagnie d'un ami, Eugène Onéguine, récemment rentré de voyage et qui a acheté la propriété voisine. Pendant que les deux amoureux roucoulent, Tatiana, la soeur réservée, sent un grand trouble l'envahir. Elle ne cesse de penser à ce bel homme déjà mature, au point, ne parvenant à s'endormir, de lui déposer ses sentiments dans une lettre longue et brûlante. Le lendemain, Onéguine vient aimablement lui parler: ce sont des sentiments de jeune fille qui découvre l'amour, vous êtes charmante et j'y répondrais si j'étais homme à fonder une famille. Mais je suis un éternel errant, mon âme est faite pour la solitude et les voyages et vous, vous vous en remettrez. Vous tomberez de nouveau amoureuse, mais faites-le avec plus de prudence, ne vous jetez pas ainsi à la tête du premier venu.
L'AMOUR D'ONEGUINE POUR TATIANA
Au bal qui suit Onéguine danse avec Tatiana qui vit cela comme une torture, puis avec la séduisante Olga qu'il courtise gentiment, à la fureur de Lenski, jaloux. Les rapports entre les deux amis s'enveniment, au point que Lenski provoque Onéguine en duel. Au matin, Onéguine tue Lenski. Et s'enfuit.
Quinze ans plus tard, de retour à Saint-Pétersbourg, Onéguine assiste au bal de son ami, le prince Grémine. Présenté à la princesse, il reconnaît en elle Tatiana, plus du tout une gamine mais une femme élégante et hautaine. Il comprend alors que, durant son errance, c'est toujours ce visage qu'il a gardé au fond de son coeur. Il est temps de rattraper les années passées, d'autant que devant lui Tatiana ne peut cacher son trouble. Il la supplie de partir avec lui, de quitter Grémine mais elle, quoique reconnaissant qu'elle ne l'a jamais oublié, qu'elle l'aime toujours, met en avant la fidélité qu'elle doit à ce vieux mari qui l'a soutenue quand elle était dans la peine et qu'elle refuse d'abandonner. Elle tourne le dos à Onéguine, qui s'effondre, désespéré et à jamais seul.
QUELQUE CHOSE DE TCHEKHOV ET DE DESESPERE
C'est une histoire profondément quotidienne et qui s'inscrit vraiment dans l'âme russe, comme le fera plus tard Tchékhov avec ses personnages en qui nous pouvons tellement nous reconnaître. Au point qu'à une époque où le modèle de l'opéra russe demeurait pour nous "Boris Godounov", avec son âpre et sauvage grandeur, le peuple russe plébiscitait déjà "Eugène Onéguine": des êtres qui, comme chez Racine, n'aiment jamais en même temps, la fidélité qui s'oppose à la passion, la description d'une société rurale, ce que la Russie demeure encore de nos jours, et ce vieux fond de désespoir slave qui fait d'Onéguine, ce personnage sans idéal, le prototype du romantique, romantique et déjà nihiliste alors que Lenski est, lui, romantique et sentimental.
On ne comprenait donc guère, chez nous, cette fascination, on la comprend désormais, depuis que Tchekhov est devenu un des auteurs les plus joués même si Tchekhov est déjà d'une autre période. Mais la description sociale se lit aussi très bien (Tchaïkowsky a écrit son opéra un demi-siècle après que Pouchkine a écrit son roman), dans la relation encore servile des paysans et de leurs maîtres (le tsar Alexandre II n'avait aboli le servage que vingt ans plus tôt, en 1861), dans le personnage de la vieille nounou, Filipievna, qui rappelle celui du domestique de "La cerisaie". Et voici que dans la bouche de la remarquable Hanna Schwarz, quand Tatiana lui demande si elle a jamais été amoureuse, elle répond: "De mon temps on ne parlait jamais d'amour. Je me suis mariée selon la volonté de Dieu. Mon Ivan était encore plus jeune que moi. Or j'avais treize ans. Mon père m'a bénie, on m'a fait une belle tresse, conduite à l'église en chantant... et je me suis retrouvée dans une autre famille" On est en Russie, dans les années 1830...
DES COULEURS QUI S'ASSOMBRISSENT, UNE TATIANA ABSENTE A ELLE-MEME
Le principe de la mise en scène de Decker est d'accompagner l'émergence et l'évolution du drame comme d'un passage à la saison où plus rien ne vit. Les couleurs orangées des soirs d'été laissent place à des teintes mordorées d'automne, l'été s'en va, le sol brun de la terre d'octobre reçoit le corps ensanglanté de Lenski. Le bal de Grémine et l'hiver des sentiments de Tatiana se font sous un lustre écrasant (un peu trop) , devant une assemblée vêtue de noir (un peu trop), dans un décor lugubre qui conviendrait mieux à des fantômes.
Il faut noter aussi comme la belle direction d'acteurs installe les personnages à travers l'espace: Tatiana l'introvertie est au début en retrait, dont elle ne sortira vraiment que dans l'exaltation de l'amour. Elle est d'ailleurs un personnage qui ne donne pas son nom à l'opéra, qui n'a que deux grands moments, celui de la lettre et celui de la confrontation finale. Mais Decker la maintient constamment en scène après la réponse d'Onéguine, cherchant sa place pendant le bal qui voit la confrontation des deux hommes, présente aussi, de loin, au moment du duel, mais toujours aussi absente à elle-même, comme vidée de ses sentiments. Et Netrebko, par ses gestes, par sa manière, aussi déséquilibrée que sensuelle, d'occuper l'espace où elle est A PART, l'assume magnifiquement. Même chose dans le dernier acte, où elle continue d'errer au milieu de ses invités, mais cette fois en GRANDE DAME.
QUATRE AIRS SPLENDIDES UNISSENT LES PERSONNAGES
Le lien entre ces actions, qui pourraient sembler parallèles (la relation des deux soeurs, la relation Tatiana-Onéguine, la relation Lenski-Olga, la relation Lenski-Onéguine, la relation Tatiana-Grémine), se fait en réalité par la splendeur de la musique, et il faut avoir déjà peut-être entendu l'oeuvre pour y être réellement sensible: il y a dans "Onéguine" quatre airs fondamentaux et souvent admirables: le plus beau, le fameux "Air de la Lettre" de Tatiana. Puis la réponse d'Onéguine, le "Si j'avais voulu limiter ma vie", le moins réussi musicalement. Les adieux bouleversants de Lenski, "Où avez-vous fui, heures dorées de ma jeunesse?" où il pressent son destin. Enfin l'air magnifique de Grémine, "L'amour nous enflamme à toute âge" où il déclare à Onéguine combien il aime Tatiana. Quatre tessitures, soprano, baryton, ténor et basse. Quatre airs comme des cousins germains, des mélodies voisines mais très différentes (le fameux génie de Tchaïkowsky, mélodiste hors pair), à chaque fois un tapis de cordes sur lequel les vents, flûte, clarinette, hautbois, basson, brodent des phrases ascendantes. Et aussi quatre manières d'être face aux sentiments et à l'être aimé, qui pourraient, réunies, tisser une vie tout entière.
"Eugène Onéguine" s'ouvre sur un quatuor. Un quatuor inattendu de quatre femmes, rarissime dans un opéra. Les deux jeunes soeurs chantent (et quelle beauté que d'entendre se fondre la splendeur solaire de Netrebko et les teintes pourpres d'Abrahamyan!), la mère et la nounou conversent. Et disent deux mots là où les filles n'en disent qu'un. C'est superbe de rythmes parallèles et de couleurs dorées et la réponse viendra bientôt, dans les duos des deux soeurs et de leurs invités, Lenski et Onéguine.
NETREBKO, SA VOIX SOLAIRE...
Netrebko triomphe. La manière dont elle contrôle l' "Air de la lettre", de la beauté de son chant et de sa présence scénique, est exemplaire. Sans chercher à jouer la jeune fille émerveillée qu'elle n'est sans doute plus (on l'espère!) mais comme une femme qui connaît des sensations nouvelles et qui s'en trouve si heureuse. Rien à voir avec la Tatiana boudeuse et ennuyée où la confinait Deborah Warner (nous avions chroniqué ce DVD du Met de New-York sur "Culturebox" il y a quelques années) Elle est tout aussi étincelante dans la scène finale, sans toutefois l'intensité admirable qu'elle avait à New-York, mais c'est une autre mise en scène, qui insiste plus sur la résignation: Tatiana retrouve en elle des sentiments enfouis, mais qu'elle empêche de bouleverser son existence.
LA BELLE INTENSITE DE MATTEI ET CERNOCH
Peter Mattei est un bon Onéguine, mais il peine un peu à passer du dandy hiératique et glacé à l'homme de souffrance qui s'effondre devant nous. Peut-être sa voix ne l'aide-t-elle pas, elle est belle mais un peu froide, avec un léger vibrato dans les aigus. Elle s'harmonise en tout cas superbement avec celle de Pavel Cernoch-Lenski: même intensité sonore, comme si l'un reprenait la tessiture de l'autre quand elle devient trop périlleuse pour ce dernier. Cernoch a une voix de ténor "entre deux": pas tout à fait le style éclatant des Italiens, pas tout à fait le style "blanc" des Russes. Le Tchèque peut décevoir à cause de cela, dans son grand air, où il ne force jamais, et c'est ce que nous apprécions: il chante un désespoir POSSIBLE là où, très souvent, les Lenski chantent un désespoir CERTAIN.
ROLES SECONDAIRES AUX PETITS OIGNONS...
Dans les premières scènes Varduhi Abrahamyan est une éblouissante Olga, joyeuse, au beau timbre charnu, et excellente comédienne. Son personnage disparaît un peu ensuite. Hanna Schwarz: très bien en Filipievna; on confie habituellement ce rôle à une grande cantatrice en fin de carrière et Schwarz en a fait une remarquable, à Bayreuth et sur les scènes allemandes. Elena Zaremba, abonnée au rôle de madame Larina, y est cette fois exemplaire, car elle contrôle son vibrato...
Le monsieur Triquet, ce maître de danse français qui chante dans cette langue un couplet "à compliments" à Tatiana dans un style mozartien (Mozart, compositeur préféré de Tchaïkowsky), au moment même où celle-ci est au désespoir, est chanté avec la ridicule emphase qu'il faut par le grand Rossinien Raul Gimenez. On y a connu longtemps sur nos scènes l'immense Michel Sénéchal. Enfin Alexander Tsymbalyuk mène son Grémine à la victoire, et évidemment ce n'est pas de sa faute si ce vieil homme au physique ingrat est incarné par un séduisant jeune chanteur!
... MAIS UNE DIRECTION SANS POESIE
Choeurs "maison", comme souvent très bien, mais sans grand engagement, semble-t-il. On est encore plus réservé sur la direction d'Edward Gardner, efficace mais sans grande finesse, et qui laisse même passer, en quelques endroits, des sonorités des cuivres et des cordes vraiment quelconques. On a connu l'orchestre bien meilleur et l'on rêve au raffinement qu'y aurait instillé Philippe Jordan. Gardner est d'ailleurs souvent à suivre ses troupes, comme un chef de ballet, au lieu d'impulser, de précéder, d'emporter son monde.
Dans la mise en scène de Willy Decker le passage des quinze ans se fait sans à-coup, par un beau glissement du décor. Le ciel noir du duel s'efface derrière le palais noir et la bonne société pétersbourgeoise s'avance vers Tatiana qui a gardé, tache blanche parmi ces corbeaux, sa robe de jeune fille. Grémine est le premier d'entre eux, portant un manteau de fourrure noire dont il enveloppe son épouse. Beau et limpide symbole: par-dessus le coton léger d'une vie à venir, l'emprise du deuil a glacé les sentiments. Tatiana est désormais une morte-vivante.
"Eugène Onéguine", musique de Piotr Illyitch Tchaïkowsky d'après le roman en vers d'Alexandre Pouchkine, mise en scène de Willy Decker, direction musicale d'Edward Gardner. Opéra-Bastille, Paris, les 31 mai, 3, 6 et 14 juin à 19 heures 30, 28 mai et 11 juin à 14 heures 30. Distribution identique sauf pour le rôle de Tatiana assuré par Anna Netrebko (en mai) puis Nicole Car (en juin)