Une vraie satisfaction pour commencer: voir le Théâtre des Champs-Elysées rempli pour une oeuvre de ce répertoire français si négligé pendant plusieurs décennies et sans qu'y brille une de ces personnalités hyper-médiatisées du chant international. Et il en était ainsi depuis quelques semaines, preuve, on l'espère, que quelque chose est en train de changer dans la perception de notre répertoire hexagonal.
UN OPERA INTIMISTE
"Les pêcheurs de perles" sont d'un tout jeune Bizet, "repéré" par le directeur du Théâtre-Lyrique, Léon Carvalho, qui avait reçu commande de Napoléon III pour une oeuvre à écrire vite -on était en avril, la création serait en septembre, le 30 de cet année 1863. Bizet, 24 ans, travaillait alors sur un grand opéra bien sombre et très ambitieux, à la Meyerbeer, "Ivan IV" (Ivan le Terrible) "Les pêcheurs de perles" seront au contraire une oeuvre intime, autour de quatre personnages, avec des choeurs (le peuple!) cependant très présents.
On sent dans le livret (pas très bon) l'attrait de l'Orient lointain, mis à la mode par la réconciliation franco-anglaise, ce sous-continent indien brûlant et mystérieux qui servira aussi de cadre à "Lakmé" . "Les pêcheurs de perles" (qui devaient se situer au départ... à Acapulco!) atterriront à Ceylan, un Ceylan fantasmé, mystique, primitif, comme sont primitifs les peuples de la mer dans l'imaginaire des citadins...
UNE AMITIE QUE BRISE L'AMOUR
C'est une histoire d'amitié que brise l'amour. Deux pêcheurs, Nadir et Zurga (celui-ci chef de la communauté villageoise), se souviennent de la prêtresse Leïla, dont ils étaient tous deux tombés amoureux. Mais pour préserver leur amitié ils avaient fait le serment de renoncer à elle. Or voici qu'une vestale, vouée à la chasteté, surgit auprès du grand-prêtre de Brahma, Nourabad: par ses prières et par ses chants, elle rendra abondante la récolte des perles. Mais elle reconnaît la voix de Nadir, et lui celle de Leïla, la prêtresse d'antan. Ils se retrouvent dans la nuit, trahissant leur double serment, d'amitié pour Nadir, de vestale pour Leïla. Jusqu'à ce qu'ils soient surpris par Nourabad et condamnés à mort!
On dresse le bûcher. Pourtant, malgré la douleur de la trahison de Nadir, Zurga a reconnu sur Leïla le talisman par lequel, quand il était enfant, elle l'avait sauvé. Il décide de la sauver à son tour, met le feu au village et, pendant que les pêcheurs courent arracher aux flammes leurs enfants, leurs biens, peut-être même leurs femmes, les amoureux s'enfuient et Zurga, complice, demeure seul au milieu du désastre.
UNE MUSIQUE AUX COULEURS D'OPALE
C'est un peu le ton du roman-feuilleton, avec ses coïncidences et ses coups de théâtre. Mais Bizet recentre le livret sur le trio, sa musique rendant très poignante cette histoire d'amitié et de sacrifice. Il n'y a pas d'autres protagonistes, à part les quelques interventions de Nourabad (Luc Bertin-Hugault, qu'on aimerait entendre enfin dans un rôle plus étoffé!), et c'est le choeur qui vient apporter la violence, relancer le drame, opinion publique tour à tour inquiète, fervente et furieuse.
Dans "Carmen", composé dix ans plus tard, il y aura des couleurs de feu. Dans "Les pêcheurs de perles" ce sont des couleurs d'opale et des lueurs d'argent. D'un côté le lyrisme se déploie dans l'air fameux de Nadir, "Je crois entendre encore" et le duo des deux hommes, "Oui, c'est elle, c'est la déesse..." De l'autre, et dès le début, le "Dansez jusqu'au soir, filles à l'oeil noir" (quel texte!), ce sont nos "Danses Polovtsiennes" à nous. On retrouve déjà, comme dans "Carmen", les longues phrases qui se déploient, exigeant des chanteurs une infinie conduite du souffle, et des trouvailles d'orchestre, un hautbois qui rappelle le superbe solo de la "Symphonie en ut", le mélange des cors et des violoncelles sur le "Comme autrefois dans la nuit sombre", et la constante délicatesse de touche, comme un pinceau sonore de lavis, à laquelle on est d'autant plus sensible qu'il s'agit d'une version de concert et qu'on est concentré sur l'écoute.
L'HUMANITE DE FLORIAN SEMPEY
Du triomphant trio (longs applaudissements, disons-le déjà, à la fin), on a tout de suite distingué Florian Sempey: son Zurga est parfait de franchise, de précision, de timbre projeté, baryton aux aigus jamais durs, à l'humanité réelle mais toujours contenue, jusqu'au dilemme final où, dans sa dignité blessée, sans jamais en faire trop, il est très émouvant. C'était d'ailleurs une soirée qui célébrait le chant français dans toutes ses acceptions; et l'on était ravi, aux côtés de la brillante jeune génération des pianistes, des violoncellistes, des joueurs de vents, de voir confirmer une école de chant où les jeunes pousses surgissent comme coquelicots au bord des chemins creux, après la génération précédente, celle des Gens, Deshayes, Dessay, Jaroussky, j'en passe...
LE CHANT A L'ANCIENNE DE CYRILLE DUBOIS...
Et là le Nadir de Cyrille Dubois était très attendu. J'avais émis des réserves sur la projection de sa voix dans mon compte-rendu récent de "Trompe-la-Mort" Ses premières notes m'ont inquiété: un chant "à l'ancienne", où les "r" sont roulés, ce que je n'aime guère car, au manque de naturel de paroles déjà difficiles à dire en gardant son sérieux, c'est aussi la diction qui n'est pas idéale. Le timbre a de l'éclat mais les aigus ne sont pas toujours "à la note"; et toujours cette intensité vocale plus réduite, d'autant qu'on le compare forcément à Sempey, tout de suite dans le rôle. Mais leur duo, "Oui, c'est elle, c'est la déesse" nous réserve une très belle harmonie des voix, sur le frémissement des violons, des vents, de la harpe...
...MAIS LA BELLE EMOTION DE SON NADIR
Au "Je crois entendre encore", on sent toute une salle tendre l'oreille, inquiète. Et se détendre peu à peu: les appuis sont justes, la conduite du souffle, menée avec précaution, échappe à tout reproche, sur les dernières notes le passage en voix de tête est joliment fait. Et surtout c'est une interprétation d'une émotion à fleur de peau, gorgée de sentiments délicats. Seul reproche, qui est péché de jeunesse encore: quand on connaît l'air, et beaucoup dans la salle le connaissent, on lit sur son visage expressif la difficulté qui vient, qu'il anticipe en même temps qu'il chante. Son camarade Sempey a, lui, déjà le hiératisme qui fait que rien ne semble peser des pièges qu'il a dû résoudre.
JULIE FUCHS, VOIX DE CRISTAL
Le Nadir de Dubois va tenir dans ce registre expressif et fragile et d'ailleurs, dès qu'il force un peu sa voix, cela passe moins. La série de duos avec la Leïla de Julie Fuchs est exemplaire à cet égard, une Leïla qui n'apparaît qu'à la fin de l'acte 1. Mais la voici, du fond de la scène, des strass, à l'indienne, partageant son front.... Son "O Dieu Brahma " sur des harmonies orientales (orientales à la Bizet, aussi hindoues que russes ou bretonnes!) est chanté d'une voix de cristal et les vocalises sont superbes. La série de duos des deux amoureux nous transporte tant le fondu des voix est subtil. Le "Ton coeur n'a pas compris le mien au sein de la nuit parfumée" est un bonheur, comme le "Ô lumière sainte, divine étreinte" Un couple d'opéra est là, devant nous, la beauté vocale de l'une, l'émouvante fragilité de ténorino de l'autre. Je reprocherai simplement à Fuchs, outre une projection parfois un peu faible, de ne pas avoir l'air très concernée, et ce n'est pas la première fois. Comme si l'art du chant, exemplaire, RETENAIT chez elle l'art du sentiment, on ne va même pas dire du jeu. Mais c'est peut-être ainsi qu'elle conçoit Leïla... en version de concert. Sauf qu'on n'y voit guère (si on l'entend) les feux de la passion.
ORCHESTRE ET CHEF CONCERNES, CHOEUR UN PEU MOINS
On est très content d'entendre l'orchestre national de Lille sous la baguette de son nouveau chef, le jeune Alexandre Bloch. Car succéder au monument Jean-Claude Casadesus n'était pas si simple. On n'a que des compliments à faire aux musiciens, peut-être un peu plus de transparence chez les cordes mais les cuivres, entre autres, sont très beaux, dans des passages pourtant périlleux. Bloch est toujours à l'écoute des chanteurs. A eux le lyrisme, la poésie, l'intime. Aux choeurs la furie, un peu trop parfois. Le prélude, un grand crescendo agité, est très bien conduit, mais il dirige la "révélation" aux pêcheurs de l'amour interdit de Leïla et Nadir comme le "Te Deum" de Berlioz, cela a beaucoup de gueule mais c'est un peu trop.
D'autant que les "Cris de Paris", chorale préparée par Geoffroy Jourdain et plutôt familière d'un répertoire plus ancien, manque de puissance. Les femmes surtout, au son guère projeté et dont la prononciation n'est pas compréhensible. Les hommes sont bien mieux. Mais le "Ô nuit d'épouvante" est pauvre en sentiments d'effroi, compensé, il est vrai, par un orchestre déchaîné.
On laisse Zurga seul au milieu des ruines. Sempey, au milieu de la scène, face au public, fait passer une juste émotion. En version de concert on pourrait croire qu'il va survivre. Sur scène il semblerait que les pêcheurs de perles se vengent. Parfois on préfère les versions de concert...
"Les pêcheurs de perles" de Bizet avec Julie Fuchs, Cyrille Dubois, Florian Sempey, Luc Bertin-Hugault, Les Cris de Paris, Orchestre national de Lille, direction Alexandre Bloch. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 12 mai.