A Bastille, Marthaler fait du "Wozzeck" d'Alban Berg un inadapté de notre monde

Johannes Martin Kränzle (Wozzeck) et Gun-Brit Barkmin (Marie) C) Emilie Brouchon, Opéra de Paris

C'est la reprise d'une mise en scène qui avait beaucoup fait parler d'elle il y a neuf ans, la plupart de mes confrères de l'époque était dithyrambique. C'est aussi, de la part de Stéphane Lissner, un hommage appuyé à Pierre Boulez, disparu l'an dernier, qui donna à l'Opéra-Garnier la première française du chef-d'oeuvre de Berg en 1963, quelque 38 ans après sa création à Berlin le 14 décembre 1925. La mise en scène de 1963 était confiée à Jean-Louis Barrault.

LA PIECE DE BÜCHNER, TABLEAU SOCIAL BRUTAL

Berg, le plus lyrique des compositeurs de l'école de Vienne, s'était inspiré d'une pièce du météore Georg Büchner, romantique allemand emporté en 1837, à 23 ans, par le typhus, laissant quelques merveilles théâtrales (Léonce et Léna, La mort de Danton) et ce drame inachevé de "Woyzeck" qui attendra 1913 pour être représenté. Büchner avait le don des tableaux sociaux brutaux et réalistes, dont Berg respectera très exactement dans son opéra le désespoir et la dérision, et aussi la concision radicale: "Wozzeck" dure une heure et demie, se limitant à la quintessence du drame en quelques scènes frappantes qui proposent, d'après un fait-divers survenu à l'époque de Büchner, une vision existentialiste et noire de la destinée.

Stephan Rügamer (le Capitaine), Johannes Martin Kränzle (Wozzeck), Kurt Rydl (le docteur) C) Emilie Brouchon

Stephan Rügamer (le Capitaine), Johannes Martin Kränzle (Wozzeck), Kurt Rydl (le docteur) C) Emilie Brouchon

WOZZECK, SOLDAT SOUFFRE-DOULEUR

Le fait-divers était survenu en 1821 à Leipzig: un soldat, Johan Christian Woyzeck, ancien barbier, avait assassiné en pleine rue sa compagne à qui il reprochait de lui être infidèle. Il sera condamné à mort au bout d'un procès de trois ans où la défense plaida la fragilité mentale. C'est cela qui intéressera Büchner et Berg: Wozzeck est un inadapté, fragile, marginal, soldat souffre-douleur de son capitaine, sorte de cobaye d'un docteur qui se livre sur lui à d'étranges expériences, bafoué, rendu cocu par un tambour-major que sa compagne, Marie, a remarqué à la parade et qui vient la draguer ouvertement. Woyzeck est une victime, un déclassé, sur le triple plan hiérarchique (le capitaine), amoureux (le tambour-major), anatomique(le docteur) Même la gentille Marie, qui est plus une jeune femme qui s'amuse, quoiqu'elle se traite elle-même de "putain", néglige ce Wozzeck qui lui a fait un enfant hors mariage (la société protestante, au XIXe siècle, était plus tolérante à propos de ces choses-là, que la catholique) mais qui peine à s'y intéresser.

DES OBSESSIONS ET UN MEURTRE

Wozzeck est hanté par des visions de cauchemar, qui font dire au docteur qu'il va finir par sombrer dans la folie: "Vous courez par le monde comme une lame de rasoir. On se couperait en vous rencontrant" Büchner avait commencé des études de médecine, son père était expert psychiatre auprès des tribunaux. Les obsessions de Wozzeck tournent autour de la nature: "Avez-vous jamais vu les ronds de champignons sur le sol? Des cercles, des figures... Oh! pouvoir lire tout ça..." Plus loin: "Lorsque la nature a disparu (dans l'ombre), que le monde devient si sombre qu'on croit qu'il se défait comme une toile d'araignée...". Et encore, à son ami Andres, son compagnon de chambrée, le seul qui le comprend un peu: "Entends-tu, quelque chose bouge avec nous, là dessous...Un feu, qui monte de la terre vers le ciel, et un vacarme, qui descend sur la terre, comme des trompettes" Et l'eau, l'eau stagnante, l'eau croupie, où Wozzeck jettera le couteau du meurtre avant de s'y jeter lui-même, ce "couteau qu'ils trouveront en plongeant pour chercher des escargots... La lune me trahit, la lune saigne" Et les taches de sang ressemblent à celles, obsessionnelles, de Lady Macbeth. Mais le monde est alors, dans ces derniers instants de Wozzeck, enfin à l'unisson, à l'écoute, de son drame: "C'est l'eau de l'étang. L'eau appelle, dit le capitaine au docteur. Il y a longtemps que personne ne s'est noyé. Venez. Ce n'est pas bon à entendre!" A l'écoute... mais pour le refuser!

Marie (Gun-Brit Barkmin) et son fils C) Emilie Brouchon, Opéra de Paris

Marie (Gun-Brit Barkmin) et son fils C) Emilie Brouchon, Opéra de Paris

LA SIGNATURE MARTHALER

Et, justement, il faut enfin parler de la mise en scène de Marthaler. Qui pose, de mon point de vue, le problème de la manière dont un travail, aussi acclamé soit-il à sa création, vieillit ou, comme ici, se banalise. Et cela tient à la personnalité de Christoph Marthaler lui-même, incontestablement un des grands hommes de théâtre et d'opéra de ce temps. Parce que son univers, sa vision, si cohérents soient-ils, comme ceux d'un Bob Wilson, d'un Peter Sellars, eux totalement à l'opposé, se reconnaissent instantanément, sont comme une signature, ses détracteurs (comme ceux d'un Wilson, d'un Sellars...) pouvant lui reprocher de faire toujours la même chose. On est ici dans la vision forte d'un homme de théâtre qui ne cherche pas à proposer des images illustrant une musique ou un livret mais une expérience humaine. Même si elle est contredite en plusieurs endroits par la dite musique ou par les mots prononcés.

UNE VISION MISERABILISTE

Parce qu'on a beaucoup vu, depuis 2008, le théâtre de Marthaler et ses mises en scène d'opéra, dans divers lieux prestigieux où son travail a été abondamment couvert (il était en 2010 metteur en scène associé au festival d'Avignon), on a  tendance, en voyant ou revoyant ce "Wozzeck", à se focaliser sur divers éléments qui sont la marque de Marthaler et qui finissent par apparaître comme des tics ou des trucs. Son "Wozzeck" se passe exclusivement dans une guinguette un peu anonyme d'une Allemagne populaire, auvents de plastique et de bois, tables modestes, gens modestes. Wozzeck est serveur. Des gens entrent, sortent, s'attablent, des enfants, derrière les protections de plastique, défilent, forment une ronde. Cela bouge tout le temps, ces allées et venues forment quelque chose de très vivant, qui circule autour de Wozzeck, grand corps lui-même en mouvement, sauf quand, en avant-scène, il crie ses angoisses. Rien n'indique, si on ne connait pas l'oeuvre, le statut tout de même choisi à dessein des autres protagonistes, capitaine, docteur, séducteur: celui-ci a une crête de punk, celui-là a une blouse blanche, le troisième a un uniforme de la police fédérale et Wozzeck, ancien barbier, lui rase la tête. A table. Dont acte. L'atmosphère misérabiliste n'a évidemment en rien l'étrangeté mystérieuse de cette nature immobile ici jamais présente, à qui, pourtant, Wozzeck se réfère en permanence.

Stefan Margita (le Tambour-Major) C) Emilie Brouchon, Opéra de Paris

Stefan Margita (le Tambour-Major) C) Emilie Brouchon, Opéra de Paris

DES DETAILS AUXQUELS ON S'HABITUE

Et c'est là que le bât blesse. Autant une des toutes premières mises en scène de Marthaler, dans cette même atmosphère de société post-communiste fatiguée et sans goût, celle de "Katia Kabanova" (de Janacek), femme mal mariée qui se jetait dans un fleuve, fonctionnait, autant le destin de Wozzeck, dans ce décor-là, perd toute sa force métaphysique. Le désespoir de Katia, confrontée à la laideur brutale des barres d'immeuble sinistres où un époux aviné cuvait ses rancoeurs, c'était une proposition magnifique. Ici, l'on peine à admettre que le mal-être de Wozzeck soit dû au décor, à moins de considérer qu'être serveur dans une auberge allemande modeste mais propre soit le comble du malheur humain. Pire, la manière dont Marthaler dirige son Wozzeck, l'extraversion vibrante qu'il lui impose, pourrait donner l'impression qu'il est fou, ce qu'il n'est surtout pas. Le capitaine semblerait parfois presque plus fou que lui, mais c'est une idée qui n'est pas poussée jusqu'au bout.

Et désormais on est habitué, bien trop, justement, à ces costumes dépareillés avec un soin maniaque, on est habitué à ces notes d'humour absurde mais qui ne font pas forcément réflexion (un pianiste, dos à la scène, qui, évidemment, ne jouera jamais, ah! si, une petite fois, l'enfant de Wozzeck portant un T-shirt jaune marqué "Polizei"), on est habitué, mais cela agace d'autant, à ces phrases chantées dont est délibérément ignoré le vrai sens ("Il fait si sombre" chante Marie, et tout est éclairé comme en plein jour. Et, bien sûr, il n'y a ni chemin forestier, ni étang ni eau sombre, alors que cette fascination de la noyade, de la disparition, de l'engloutissement, est une des clés du destin de Wozzeck)

Stefan Margita (le Tambour-Major) tenant Gun-Brit Barkmin (Marie) debout sur la table. Puis Eve-Maud Hubeaux (Margret) C) Emilie Brouchon

Stefan Margita (le Tambour-Major) tenant Gun-Brit Barkmin (Marie) debout sur la table. Puis Eve-Maud Hubeaux (Margret) C) Emilie Brouchon

UNE DISTRIBUTION HOMOGENE

La distribution est très homogène. Moins brillante sans doute qu'il y a neuf ans, elle rend justice à l'écriture de Berg qui réussit le miracle, dans cette oeuvre, d'appliquer strictement les principes du dodécaphonisme tout en restant profondément lyrique, au plus près du désespoir si humain de son héros, avec de bouleversantes douceurs que le chef, Michael Schönwandt, et les musiciens de l'Opéra, rendent très bien. Schönwandt, avec vigueur, choisit de ne pas mettre d'abord en relief la modernité de la partition mais plutôt de la rattacher à toute une tradition germanique et, à certains moments, on croirait entendre du Brahms! On reprochera simplement, à lui et ses musiciens, de couvrir un peu trop les voix ou... de ne pas contraindre les chanteurs à en donner davantage!

Stefan Margita reprend le rôle du Tambour-Major qu'il tenait il y a neuf ans. Il est le seul de la distribution d'origine. Le capitaine est chanté par Stephan Rügamer, et ce sont les mêmes styles de voix, avec de redoutables aigus. Où le vibrato qu'y met Rügamer quand il passe en voix de tête n'est pas toujours plaisant. Margita: rien à dire, impeccable, vainqueur aux points! Kurt Rydl a toujours sa voix puissante et bien projetée malgré des graves un peu sourds. Il est un docteur inquiétant, parce que trop bonhomme, et le moment où il porte le capitaine dans ses bras comme un enfant est une belle idée... de metteur en scène.

TIMOSHENKO, LE BARYTON D' "OPERA"

En Premier Compagnon (celui qui chante "Mon âme pue l'eau-de-vie") on entend enfin, pour la première fois sur la grande scène de Bastille (il était jusque là toujours cantonné à l'Amphithéâtre), le charmant Mikhail Timoshenko, remarqué dans le beau documentaire "L'Opéra" de Jean-Sébastien Bron (sorti début avril): la beauté de son timbre de baryton a séduit tous les spectateurs du film. Petite déception dans sa première intervention: est-ce le trac? On l'entend mal, il ne projette pas. La deuxième sera à la hauteur, et d'une belle qualité. Quant au Second Compagnon, le jeune (aussi) Polonais Tomasz Kumiega l'assume crânement... dès la première note. Nicky Spence en Andres: très bien, comme la charmante mezzo d'Eve-Maud Hubeaux en Margret, l'amie dévergondée de Marie.

Gun-Brit Barkmin (Marie) C) Emilie Brouchon, Opéra de Paris

Gun-Brit Barkmin (Marie) C) Emilie Brouchon, Opéra de Paris

DECOUVERTE DE GUN-BRIT BARKMIN

Le couple vedette, on ne le connait guère ici. Johannes Martin Kränzle fait ses débuts à l'Opéra de Paris en Wozzeck, comme en Marie Gun-Brit Barkmin. Allemands tous deux. Kränzle a le physique imposant de Wozzeck, grande masse maladroite, voix puissante, bien définie, sans vraie personnalité. La stature est là, et le rôle. Mais, par le choix de Marthaler,  personnage "borderline", sans, je l'ai dit, le désespoir métaphysique de Wozzeck. Gun-Brit Barkmin, en Marie, est très bien: voix claire, aigus bien ouverts, beau médium. Elle n'en rajoute pas dans la provocation, compose un personnage qui aime s'amuser ("Ma bouche est aussi rouge que celle des grandes dames") mais qui est aussi une mère aimante. Marie, parce que Wozzeck paraît négliger leur fils, considère que leur liaison est plus ou moins finie et va voir ailleurs. C'est avoir somme toute les pieds sur terre, et Barkmin le rend très bien.

L'image final des enfants sages assis qui chantent à l'enfant survivant le lamentable destin de ses parents avec une cruauté...d'enfants sages est une image qui aurait pu encore être plus glaçante, façon "Village des damnés", ce terrible film anglais des années 60 sur des gamins mutants. Mais les jeunes chanteurs de la Maîtrise des Hauts-de-Seine y sont encore une fois remarquables. Comme si le destin du fils de Wozzeck allait reproduire celui de son père. A ceci près que le petit garçon, galopant sur un cheval de bois, ne les écoute pas, sourd à ce monde si laid.