C'est une tradition de Pâques: les "Passions" y fleurissent, et celles de Bach surtout, comme son "Oratorio de Noël" fleurit... à Noël. La Semaine Sainte 2017 était, de ce point de vue, passionnante dans les salles parisiennes: le Mercredi-Saint Philippe Herreweghe dirigeait au Théâtre des Champs-Elysées, le Vendredi-Saint René Jacobs à la grande Philharmonie. Dans les deux cas, la "Passion selon Saint-Matthieu", la plus vaste, la plus impressionnante, la plus admirable... même si l'autre, la "Passion selon Saint-Jean", n'est évidemment pas mal non plus.
DES "PASSIONS" QUI MANQUENT ET NOUS MANQUENT
(Petit point historique au passage: ces "Passions", qui relatent donc les dernières heures de la vie du Christ, depuis le dernier repas de la Cène avec ses disciples jusqu'à l'après-Crucifixion, n'incluant donc pas la Résurrection, s'inspirent des textes des Evangélistes, qu'elles mettent en scène, Matthieu dans l'une, Jean dans l'autre. La "Passion selon Saint-Marc", dont on est à peu près sûr qu'elle a été composée, semble définitivement perdue. La "Passion selon Saint-Luc", nous apprend le programme du Théâtre des Champs-Elysées par le truchement de l'excellent spécialiste de Bach qu'est Jean-Luc Macia, avait été conservée par un des fils de Bach, Carl Philip Emanuel, mais la musique, on en est sûr aujourd'hui, n'est pas de Bach)
UNE COUTUME SUIVIE PAR LES COMPOSITEURS ALLEMANDS
C'était extrêmement courant dans cette Allemagne essentiellement protestante du début du XVIIIe siècle de jouer, au moment de Pâques, une oeuvre fondée sur la passion du Christ. Rien n'empêchait évidemment que ce fût, dans des paroisses ou des villes sans fortune, quelques psaumes ou une simple cantate. Les plus grands noms de l'époque s'y consacrèrent, Matheson, Haendel, Telemann (sa "Brockes Passion", à laquelle je n'ai pu assister, était donnée le Samedi-Saint à la Philharmonie, oeuvre qui n'est qu'une des ... 46 Passions que Telemann composa!) Mais aussi des musiciens moins connus de nous aujourd'hui comme Keiser ou Graun. Et Bach lui-même, en tant que Cantor de Saint-Thomas de Leipzig, n'hésita pas, en toute confraternité, à faire représenter les Passions de ses collègues, ceux que je viens de citer.
Il y eut donc, de 1723 à 1750, année de sa mort, 26 Passions proposées et dirigées par Bach, car, nous apprend Macia, la mort du roi de Saxe en 1733 conduisit cette année-là à un deuil sans musique au moment de Pâques. Et par ailleurs, comme la tradition des Passions avait commencé peu avant la nomination de Bach à Saint-Thomas (en 1721, avec celle "selon Saint-Marc" de Kuhnau, son prédécesseur), une de ses premières compositions à Leipzig fut évidemment... une "Passion", celle "selon Saint-Jean", dès 1724, pour sa toute première Semaine Sainte. "Petite" passion, qui dure seulement... deux heures, la suivante, qui nous occupe, en durant trois. La suivante, donc, créée en 1727 sur un texte de Christian Picander, auteur aussi de la "Saint-Marc" perdue. Pourquoi la "Saint-Matthieu" est-elle si longue, beaucoup plus longue que la "Saint-Jean"? Tout simplement parce que l'évangéliste Matthieu détaille beaucoup plus le long calvaire du Christ que son homologue; et que Picander... et Bach mettent un point d'honneur à suivre scrupuleusement son récit.
68 MORCEAUX, UN APPAREIL MUSICAL CONSIDERABLE
Récit sous forme de versets, de psaumes, qui inclut, outre l'histoire elle-même, des considérations ou des commentaires sur le sens du texte ("O innocent Agneau de Dieu" / "Saigne, cher coeur"/ "Venez, chères filles, soutenir ma plainte") tout à fait dans l'esprit protestant. Au total 68 morceaux, sous forme de récitatifs, d'arias, de chorals (au sens premier de " morceau pour choeur à l'unisson") Mais surtout un appareil musical considérable puisqu'il met en scène deux choeurs, deux orgues et deux orchestres qui se répondent de manière particulière, jouant rarement ensemble mais plutôt sous forme de dialogue comme si Bach, qui avait à sa disposition un orgue double dans Saint-Thomas, avait voulu mettre en scène les échanges entre le Christ et le peuple des croyants (ou des sceptiques) avec, comme commentateur ou passeur, le personnage de Matthieu. Ainsi, chaque orchestre a aussi son groupe de solistes, interprétant différents protagonistes, Judas, Pilate, Simon le Pharisien, le Pontife, Pierre, la femme de Pilate, une servante, etc. Ou chantant en soliste, simplement.
DEUX CHEFS GANTOIS MAIS DIFFERENTS
J'étais du coup très curieux d'entendre cette double double "Passion selon Saint-Matthieu" par ces deux interprètes qui se connaissent si bien, Philippe Herreweghe et René Jacobs, qui ont, à six mois près, le même âge, qui sont originaires de la même ville des Flandres belges, Gand, qui ont commencé avec les maîtres baroques de la même école, Leonhardt, Kujken, Harnoncourt, Koopman. L'un, Herreweghe, prenant plus vite son envol en fondant, dès ses 22 ans, son Collegium Vocale de Gand auquel il joindra bientôt un orchestre. L'autre commençant une carrière de haute-contre (son magnifique enregistrement du "Stabat Mater" de Pergolèse!) en même temps qu'il finit par créer lui aussi choeur et orchestre, le... Concerto Vocale! Mais ici, à Paris, c'est le RIAS Kammerchor et l'Akademie für Alte Musik de Berlin qu'il dirigeait.
COMME UNE "PASSION" DE VILLAGE
Surprise! Les différences étaient bien plus importantes qu'attendu. Bien sûr le recours aux instruments anciens était un incontournable (elles sont loin, les approches "romantiques" sur instruments modernes d'un Jochum, d'un Karajan, d'un Klemperer) Mais c'était tout. Côté Herreweghe, il y avait un scrupuleux respect des désirs de Bach: deux orchestres séparés... par le chef, sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées qui nous paraissait tout à coup bien petite, double choeur à douze voix, solistes membres du choeur, à l"exception de l'Evangéliste (le ténor Maximilian Schmitt au milieu de l'orchestre I) et de Jésus (le baryton Florian Boesch au milieu de l'orchestre II) A l'oeil, tout ce petit monde semblait former un grouillement comme... il y en a sur certains tableaux où l'on voit le Christ marcher en portant la croix au milieu de têtes hirsutes et malveillantes qui enserrent le visage sanglant du condamné. Non pas que les musiciens d'Herreweghe semblassent hirsutes! Mais cela participait de manière très émouvante à la manière de conduire d'Herreweghe, nous narrer une "Passion" de village, telle qu'elle pouvait être racontée au petit peuple croyant de Leipzig comme si l'histoire du Christ était l'histoire d'hommes et de femmes comme nous, avec des gestes et des sentiments comme les nôtres, Allemands du XVIIIe siècle ou Français du XXIe, et un Jésus homme comme nous le temps de son martyre.
UNE "PASSION" DE CONCERT
Le récit de René Jacobs était beaucoup plus solennel, sur cette scène de la Philharmonie finalement pas plus grande mais où nous l'entourions sans pour autant être plus proches. Du dispositif I et II il ne restait que quelques éléments. Orchestre non dédoublé, essentiellement en fond de scène, sur la gauche, avec quelques vents et violoncelles sur la droite, un groupe de solistes côté gauche dont, côte-à-côte, l'Evangéliste de Julian Pregardien et le Christ de Johannes Weisser avec première soprano et premier alto, quatre solistes à droite, dont le ténor et la basse qui, eux, n'étaient donc pas dédoublés. Un seul choeur. Et le chef, René Jacobs, ménageant un vaste espace entre lui et ses troupes, de sorte que nous avions vraiment l'impression d'assister à un concert, cassant l'émotion alors que, globalement, les chanteurs, en particulier, étaient plus homogènes...
LE "ERBARME DICH" ET D'AUTRES MORCEAUX SUBLIMES
Je ne vais évidemment pas vous détailler les multiples beautés d'une partition qui compte au moins deux morceaux de bravoure parmi les plus beaux de l'histoire de la musique: le choeur initial ("Kommt, Ihr Töchter, helft mir klagen") sur le même thème que le choeur final ("Wir setzen uns mir Tränen nieder") Et cet air sublime qu'est le "Erbarme dich" ("Aie pitié de moi"), chanté par Saint Pierre après son troisième reniement et qui est un des "tubes" de la voix d'alto. Deux remarques: le fait qu'une contralto chante ainsi les sentiments d'un homme ne semblait pas particulièrement poser de problèmes à Bach, qui aurait pu répondre que c'était l'âme de Pierre, ou sa conscience, qui s'exprimait ainsi. Et, tradition baroque oblige, dans les deux cas, cet air, et les parties d'alto 1, étaient chantés par un homme.
Avec une différence sur l'accompagnement du "Erbarme dich" où les cordes des violons tissent des entrelacs magnifiques autour de la voix soliste. A la très belle voix, pleine d'émotion, de Benno Schachtner (qui, par ailleurs, n'est pas toujours irréprochable dans la conduite vocale), René Jacobs adjoint tout le pupitre des violons baroques, huit au total, et cela, évidemment, fait son effet. Mais l'idée formidable de Philippe Herreweghe est de n'y mettre qu'UN violon, celui, génial, de Christine Busch, qui creuse l'émotion comme une plaie béante pendant que Damien Guillon chante, tout en retenue, parfois un peu trop, avec une ligne vocale excellente et la clarté du timbre qu'il faut. Chez Herreweghe aussi, sur l'air de ténor, "Geduld, wenn mich falsche Zungen stechen!" (superbe timbre clair et sonore de Thomas Hobbs), on adore l'incroyable violoncelle acharné d'Ageet Zweistra et voir l'interprète se battre avec son instrument est un bonheur d'émotion. Chez Jacobs, c'est tout le pupitre de violoncelles, trois au total, d'ailleurs remarquable et plus engagé que leurs collègues violonistes, qui accompagnait dans ce même air l'excellent ténor, lui aussi clair et bien projeté, Minsub Hong.
LES EVANGELISTES ET LES JESUS
Je ne détaillerai pas tous les solistes. Pour les Evangélistes, large victoire de Julian Pregardien (chez Jacobs): émotion, beauté du timbre, engagement, pour faire du rôle, plus qu'un témoin, le passeur qui, à travers les siècles, nous transmet la douleur première du peuple chrétien, renouvelée ensuite à chaque Pâques; c'est exactement ce que voulait Bach. Chez Herreweghe, Maximilian Schmitt manque d"engagement au début et sa ligne vocale est anarchique avec un timbre un peu débraillé. Ces deux défauts subsistent plus ou moins mais le chanteur met de plus en plus d'émotion au fur et à mesure que le drame se déroule. Les deux "Jésus" sont aussi différents que possible. Johannes Weisser, chez Jacobs, construit l'évolution de son Christ avec une douleur qui monte peu à peu, rajoutant de l'intensité dans l'effroi et la résignation, des couleurs nouvelles et sombres dans l'acceptation, d'une voix puissante et pleine d'humanité. Florian Boesch, qui a plus le timbre noir d'un Scarpia, d'un Iago, fait un Jésus inattendu, tout de colère et de reproche, et plus immédiat, chaque épisode semblant chanté dans l'instant même, et cela va bien à cet esprit de Passion qui s'écrit devant nous, que tente Herreweghe avec ses troupes.
REVUE DE DETAIL DES SOLISTES
Chez celui-ci on a noté l'élégance du chant de Dorothee Mields (soprano I) de préférence à Grace Davidson (soprano II), pas très expressive ni projetée. Alex Potter (contre-ténor II) a la furia qui manque à Guillon. Enfin, si Tobias Berndt (basse II) fait montre d'une belle puissance, Peter Kooij (baryton 1 mais aussi Pilate) a toujours son vibrato et ses graves incertains.
Côté Jacobs, le chant est, je l'ai dit, plus homogène, malgré une Sunhae Im au joli timbre un peu fragile. On a envie de réentendre Jonathan de la Paz Zaens, belle basse qui a aussi la particularité d'être philippin, comme son collègue Hong vient de Corée du Sud: ce sont encore de nouvelles terres d'Asie qui se mettent à la musique occidentale, et pas la plus facile car il y a là des données religieuses qu'il faut ressentir. Impeccables Anja Petersen et Kristina Hammarström.
MERVEILLES ORCHESTRALES, REGRET DERNIER
Orchestres et chefs assez équivalents, à un niveau évidemment élevé. René Jacobs a cependant des moments plus placides, où l'on est à la limite de l'ennui et, du coup, ses musiciens en profitent pour... perdre la mesure. Herreweghe est d'une attention constante, son orchestre I est meilleur que son orchestre II et... il le sait, poussant fougueusement ce dernier: le beau travail du violoniste Baptiste Lopez, qui pourtant passe après le "Erbarme dich" de sa collègue, dans l'étrange air de basse, "Gebt mir meinen Jesum wieder", aux accents vivaldiens! Il y a d'ailleurs, dans cet orchestre de Bach (et Bach n'est pas connu d'abord pour son travail d'orchestre), d'admirables alliages de timbres, souvent très inattendus, pour ne pas dire étranges, et qui frappent l'oreille avec délices, évidemment davantage quand ils sont joués par des instruments anciens plus rustiques.
On aurait aimé qu'il y ait dans les coutumes protestantes allemandes, en parallèle aux "Passions", une place équivalente faite aux "Résurrections". Cela n'est pas. Et nous prive d'autres chefs-d'oeuvre des camarades de Bach et surtout de lui-même. On s'en consolera en réécoutant inlassablement ce qui existe, mais qui fait mentir le proverbe: "Contentons-nous de ce qu'on a"
"Passion selon Saint-Matthieu" de Jean-Sébastien Bach: Soli, Orchestre et Choeur du Collegium Vocale de Gand, direction Philippe Herreweghe, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 12 avril. Soli, RIAS Kammerchor, Akademie für Alte Musik de Berlin, direction René Jacobs, Philharmonie de Paris, le 14 avril