C'est le "projet russe" de Stéphane Lissner et c'est une magnifique idée. On l'entendait à la manière dont les applaudissements, d'abord polis à la fin du premier acte, se faisaient de plus en plus nourris pour finir en triomphe au bout de quatre heures de représentation: la mise en scène du trublion Dimitri Tcherniakov y rejoignant, chose si rare à Bastille, musique et interprètes!
LE PROJET RUSSE DE STEPHANE LISSNER
Le "projet russe": présenter chaque année un opéra de ce pays, Lissner estimant (à raison) qu'ils sont beaucoup trop méconnus en France. Et réhabiliter d'abord Nikolaï Rimsky-Korsakov, officier de marine, célébré (en faisant parfois la fine bouche) pour la tapisserie sonore si chatoyante de son "Schéhérazade" mais très mal connu pour tout le reste, en particulier ses opéras. "La fille de neige", oeuvre qui fait largement ses trois heures, résume très bien Rimsky: mélange de poésie et de quotidien, de danses populaires et de ravissantes trouvailles nocturnes, au service d'une intrigue étrange où de rationnels Français (nous en avons entendu au soir de la première!) ont parfois peine à s'y retrouver. Pour notre part, les éléments entendus des opéras de Rimsky, ouvertures ou suites d'orchestre, sous l'autorité de baguettes telles celle d'Evgueni Svetlanov, nous rendaient impatient, quasi déjà conquis, et d'abord par ce titre même de "Fille de neige" ("Snegourotchka" sous son nom russe), signe de la nature virginale de l'héroïne, de la pureté de ses sentiments ou de la froideur de son coeur.
UNE "FILLE DE NEIGE" FEERIQUE ET SENTIMENTALE
"La fille de neige" réunit deux niveaux d'intrigue, l'un du domaine de la féerie païenne, l'autre de la désillusion amoureuse sous forme d'un quiproquo sentimental qui se résoudra en tragédie. Rimsky-Korsakov était très fier de cet opéra (il pouvait!) adapté d'une pièce du grand dramaturge Ostrovski, mal connu chez nous (on a vu de lui il y a quelques années une superbe "Forêt" à la Comédie-Française), qui plonge dans l'univers ancestral de la sainte Russie, au moment où le long hiver s'efface et où s'annonce le sacre du printemps (dont Stravinsky donnera sa version inoubliable), moments de danses, de chants, de réjouissances parfois excessives où les paysans, tout en se livrant aux libations, en profitaient aussi pour ritualiser leurs noces
ENFANT DE DAME PRINTEMPS ET DE PERE GEL.
Dans la communauté paisible des Bérendeï, dirigée par un tsar débonnaire, l'on prépare donc le retour des bourgeons et des fleurs. Une jeune fille, la "fille de neige", vit là, chez le bonhomme Bakoula et sa femme, rêvant aux chants troublants de Lel, le pâtre, sans savoir dire si c'est par lui qu'elle est fascinée, ou par sa voix. Une autre jeune fille, la Koupava, est fiancée, elle, au riche Mizguir. Mais quand Mizguir vient lui rendre visite, il voit Fleur de Neige et en tombe follement amoureux. A la grande fureur de la Koupava qui, s'estimant bafouée, veut porter l'affaire devant le tsar Bérendeï. A la grande surprise aussi de Fleur de neige qui ne ressent pas grand-chose pour Mizguir et ne comprend rien aux sentiments qu'il lui prodigue.
Il faut dire que la "Fille de neige", comme nous l'avons appris dans un prologue, est l'enfant de Dame Printemps et de Père Gel qui sont repartis, lui en Sibérie, elle pour préparer sa saison, la confiant comme une jeune fille normale aux soins des Bakoula. Mais Fleur de Neige n'est pas une jeune fille normale. Elle a un ennemi caché, Iarilo-le-soleil, qui veut sa perte. Mizguir va être exilé par le tsar, mais quand celui-ci voit Fleur de Neige, il décide de le mettre en concurrence avec Lel pour emporter le coeur froid de la blanche beauté.
FLEUR DE NEIGE ET LE SOLEIL
Dans la forêt, les fêtes de printemps ont lieu, joyeuses, mais Lel, qui "ne veut pas de l'amour d'une enfant", se rapproche perversement de la Koupava et Fleur de Neige est désespérée, d'autant que Mizguir continue à la poursuivre dans la nuit. Elle implore sa mère de lui procurer cet amour qu'elle ne connait pas. Dame Printemps cède, supplie cependant sa fille de se cacher du terrible Iarilo et s'en va, redoutant le drame. C'est Mizguir qui le provoque, Fleur-de-Neige dans ses bras, qu'il expose aux premiers rayons du matin. Fleur de Neige fond d'amour devant la communauté en implorant... Lel ("Oh! Lel, j'entends tes chansons envoûtantes... Adieu, mon fiancé... Pour toi, chéri, mon tout dernier regard") Mizguir, désespéré, se tue. La communauté se détourne, met le feu à un chariot, regardant désormais vers "la chaleur d'un bel été. Soleil, Dieu de feu, le plus beau des dieux". Un peu de neige fondue mouille le sol.
MELODIES DE TERROIR, UTILISATION MAGIQUE DES INSTRUMENTS A VENTS
D'avoir conté, sans doute un peu longuement, l'histoire de Snegourotchka-Fleur de Neige, permet de comprendre comment Ostrovski, puis Rimsky-Korsakov, ont pu construire une oeuvre profondément panthéiste, empreinte de merveilleux mais aussi de mélancolie et ancrée en même temps dans l'âme d'un peuple. Ce Berendeï bonasse tient tout de même sa communauté d'une main de fer dans un gant de velours, comme le faisait le tsar libéral de l'époque, Alexandre II. On retrouve constamment dans la musique et dans les caractères un ton d'anciennes légendes comme il y en avait ailleurs dans cette partie de l'Europe (la Roussalka de Dvorak est aussi une nymphe des eaux qui se heurte au monde des hommes); et Rimsky va puiser dans les riches mélodies des terroirs russe et caucasien que son ami Balakirev s'attachait à recueillir, donnant en particulier à la communauté Bérendeï quelques superbes ensembles dont le choeur de l'Opéra de Paris se tire particulièrement bien. La magnifique partition d'orchestre vient soutenir des airs qui, pour n'avoir pas la puissance mélodique de Bellini ou de Verdi, voire de Tchaïkovsky, sont souvent exigeants et frappants. Il est vrai que Rimsky-Korsakov, orchestrateur hors pair, distille souvent, comme Berlioz, les mélodies à l'orchestre que la voix semble soutenir: à noter en particulier l'utilisation magique des vents, flûte, clarinette, hautbois, basson, avec le renfort des cuivres graves, qui, dans les deux actes de la forêt, touchent au sublime.
ELEMENTS TROP CONTEMPORAINS QUI GLISSENT VERS LE LEGENDAIRE
Quel dommage que la belle mise en scène de Dimitri Tcherniakov commence de manière si triviale! On a un peu peur quand on voit arriver dame Printemps dans une classe anonyme, faisant chanter des oiseaux qui sont des écoliers d'aujourd'hui à casquettes de pingouin, de pies, de merles, etc, devant un père Gel rondouillard (Vladimi Ognovenko qui manque de projection) L'air initial de dame Printemps, soutenu par le hautbois, est très beau (Elena Manistina, belle puissance, doit contrôler son vibrato) et celui des Oiseaux, avec une ravissante chorégraphie, est délicieusement mené par la Maîtrise des Hauts-de-Seine et le choeur d'enfants de l'Opéra: bravo à eux!
Même chose ensuite quand on découvre dans la forêt russe ce camp de caravanes et de mobile homes, avec costumes quasi soviétiques! Et puis peu à peu les choses basculent: sur les jeans et les chaussures contemporaines viennent se poser de ravissantes tuniques paysannes, de jolies robes colorées, comme si l'on revenait en arrière vers les vieilles traditions. Les couronnes de fleurs et de branches décorent les têtes lors des cérémonies en forêt (quelques garçons et filles nus font frémir certains spectateurs mais on imagine bien que ce genre de cérémonie ne s'accompagnait pas d'une pudeur particulière!) On note parmi les jolies idées, et l'on est toujours dans la communauté, le superbe épisode des deux hérauts appelant le peuple à la trompe alpine; la manière dont Bermiata, le conseiller flagorneur du tsar (Franz Hawlata, avec sa belle voix de vraie basse, est très drôle), orchestre, panneaux à l'appui, le chant d'hommage "spontané" à son maître; l'animal suspendu au mât de cocagne et qui est... un coq d'or, superbe dernier opéra de Rimsky-Korsakov où un coq d'or fracasse la tête d'un tsar, dix ans avant la chute du dernier d'entre eux, Nicolas II!
LES ARBRES MAGIQUES
Les deux derniers actes, je l'ai laissé entendre, touchent au sublime, la cérémonie païenne dans la forêt, la manière dont ce qui pourrait être le "Songe d'une nuit d'été" vire pour Fleur de Neige et Mizguir en "Mauvais rêve d'une nuit de printemps", la si belle et si touchante image où Fleur de Neige, seule, en avant-scène, sa robe blanche salie, tend les bras dans la pénombre vers une mère encore imaginaire avant son air "Ta fille t'appelle" Le moment où les arbres lui répondent en tournoyant sur eux-mêmes comme de doux géants est le plus magique de la soirée et l'apparition brusque de dame Printemps qui semble glisser sur le sol, ses cheveux de neige ondoyant sous la lune, est de même niveau (et cette fois, dans l'air "Fleurs parfumées, printanières", Manistina est superbe)
UNE DISTRIBUTION HOMOGENE
Distribution globalement d'excellent niveau: beau timbre de baryton et très belle projection de Vassili Gorchkov en Bakoula. L'Esprit des Bois de Vassili Efimov, protecteur de Fleur de Neige, est un joli personnage. Le rondouillard tsar Berendeï, qui ne paie vraiment pas de mine, bénéficie de la belle voix haute de Maxim Paster. Thomas Johannes Mayer en Mizguir est moins convaincant: le chant passe en force, dans les longs échanges du 3e acte avec Fleur de Neige il n'est pas toujours à la note. Mais la présence est là. Comme celle de Martina Serafin, qui campe une Koupava volcanique, aussi juste quand elle est blessée que quand elle est... méchante: le médium est royal, la puissance du chant est remarquable mais les aigus trop souvent criés et pas toujours justes.
Etonnant Lel de Yuri Mynenko: le rôle était écrit pour un de ces ténors russes à la "voix blanche", il a été transposé pour un contre-ténor, en voix de tête, et Minenko y est remarquable. Son air d'entrée, a cappella de surcoît, "Lado, mon Lado" mêle étrangeté et mystère, et la ligne de chant, jusque dans les aigus, est très bien conduite. Etait-il nécessaire pour autant de lui donner cette ambiguïté "gay" (gestes maniérés, longs cheveux blonds teints) qu'on a du mal à comprendre?
L'EMOTION DE GARIFULLINA
Aida Garifullina nous convainc dès son air d'entrée, "Les chansons des humains" avec sa tenue rose d'écolière et sa chapka... de neige: la voix et souple, aussi légère que dense, avec de jolies couleurs de gorge, les aigus sont limpides et d'une rare facilité, à peine, dans les passages plus intenses, la ligne de chant se perd-elle un peu et le timbre s'altère-t-il. Garifullina réussit surtout, acte après acte, et avec une grande douceur, à construire un personnage profondément émouvant dont le triste destin nous tire les larmes dans la scène finale. Son émotion, quand elle est venue saluer, devant la chaleur de l'accueil qu'on lui réservait, était d'autant plus touchante. Le jeune chef Mikhaïl Tatarnikov enlève la partition sans temps mort, avec une belle énergie et un juste équilibre des pupitres, à peine souhaiterait-on parfois un peu plus de moelleux dans les passages poétiques (on imagine la volupté sonore qui eût été celle de Philippe Jordan devant les trouvailles de Rimsky!)
UN AUTRE REGARD SUR LA MISE EN SCENE
Mais en réfléchissant à cette mise en scène du (parfois) sulfureux Dimitri Tcherniakov et à ses éléments curieux ou disparates, on finit par se dire: et si tout cela n'était pas le rêve d'une jeune fille russe d'aujourd'hui qui se voit en Fleur de Neige éternelle, car elle redoute encore l'amour tout en brûlant déjà y succomber, de même que, l'an dernier, le "Casse-Noisette" que Tcherniakov avait mis en scène était le rêve chaotique de la jeune Marie après son anniversaire? Cela expliquerait pourquoi dans un monde où l'on fait tourner des roues de feu pour plaire à un astre blond les Filles de neige n'ont aucune place.
Les Filles de neige dans la Russie de Poutine?
"La fille de neige" de Nikolaï Rimsky-Korsakov, mise en scène de Dimitri Tcherniakov, direction musicale de Mikhaïl Tatarnikov, Opéra-Bastille, Paris, jusqu'au 3 mai.
Attention, les représentations en soirée sont à 19 heures!