Aimez-vous Brahms par Andras Schiff?

Andras Schiff C) Nadia F. Romanini/ ECM Records

Quelle raison, dans l'offre parisienne si nombreuse, si variée, nous pousse à privilégier telle soirée plutôt que tel autre? La réputation de l'artiste évidemment, et le goût qu'on a pour lui, qui relève de l'intime. Mais parfois une envie fondée sur des réminiscences, quelque chose de diffus, emporte notre curiosité.

Andras Schiff, dont je n'ai guère dans ma discothèque qu'un disque solo, d'ailleurs fort beau, de Schubert.

JOUER ET DIRIGER BRAHMS!

Andras Schiff que j'ai vu resurgir dans ma mémoire à la mort de Zoltan Kocsis en novembre. Je vous en ai parlé. Schiff qui fait partie aussi de ces pianistes plus souvent vantés en Angleterre ou en Allemagne, comme une Mitsuko Uchida qui n'a, chez nous, pas toujours bonne presse. Il y avait pour moi une interrogation supplémentaire: Schiff allait jouer le "2e concerto pour piano" de Brahms tout en le dirigeant!

Cela, je ne l'avais jamais vu, je ne savais même pas que c'était possible...

Même s'il pouvait compter sur les excellents musiciens de l'orchestre de chambre d'Europe.

Le programme réunissant les trois B.: Bach, Brahms et... non pas Beethoven mais un autre B, si chère à un Hongrois d'origine, Bartok Bela.

Les musiciens sont assis, peu nombreux, quelques cordes. Schiff entre, à petits pas, tout en noir, les cheveux gris en couronne, un petit sourire dans un visage rond, l'allure onctueuse d'un clergyman. Il a pris la nationalité autrichienne mais il vit beaucoup à Londres, où la reine l'a anobli. Sir Andras Schiff. Il s'assied au piano, posé au milieu de l'orchestre; et il joue.

Le "Ricercar a 3" de l' "Offrande musicale" de Bach. Puis le "Ricercar à 6"

Andras Schiff C) Nadia F. Romarini

Andras Schiff C) Nadia F. Romanini

L'EXPERIENCE BACH

"Trois" signifie qu'il y a trois voix. Le piano le permet, plus que le clavecin. "L'offrande musicale", c'est un thème jouée devant Bach au pianoforte par Frédéric II de Prusse, le roi, dans la foulée, demandant au musicien d'en tirer une fugue. Bach est au soir de sa vie. Du défi de Frédéric Il ne tirera pas qu'une fugue mais une série éblouissante, pour diverses parties. Schiff installe les différentes voix avec une clarté extrême et conduit dans un très beau crescendo les développements de la pièce; mais au bout de quelques minutes on observe que la rythmique rigoureuse s'est amollie, qu'une sorte de rubato s'est installé, comme si l'humeur s'alanguissait, rendant l'architecture implacable de Bach un peu sujette à des vents contraires. Mais l'orchestre d'Europe, par certains de ses membres, entre alors en scène: deux violons, deux altos, deux violoncelles. Schiff les accompagne de la main, les relance. Les sons ont à la fois une âpreté toute baroque et une cohésion bienvenue. La pièce "à six" s'achève, Bach l'a construite sur le même nombre de mesures que celle "à trois", pour qu'on mesure sans doute combien son écriture devient encore plus complexe, encore plus savante.

LA MUSIQUE NOCTURNE DE BARTOK

On nous a demandé de ne pas applaudir. Comme si l'oeuvre de Bartok prolongeait celle de Bach. On n'y aurait pas pensé. Mais l' "Andante tranquillo" de la "Musique pour cordes, percussion et célesta" commence un peu de la même manière, avec cette lenteur immobile parsemée de silences. Et puis c'est le grand crescendo, les coups de grosse caisse, le désespoir diffus confié aux notes aiguës. De ce chef-d'oeuvre, Schiff met en relief le caractère hongrois, avec un sens de la rythmique si particulière qu'imprime Bartok à l'énergique scherzo. Dialogue d'un orchestre réduit, partagé en diverses cellules, avec de grands éclats de piano et l'intimité nocturne et liquide du célesta, si à sa place dans les mouvements lents. Le 3e mouvement, l' "Adagio", est une de ces musiques plus nocturnes encore comme Bartok savait en écrire (voir le "1er concerto pour piano"), d'une intense et magnifique poésie, mais que Schiff dirige sans tension. Durant toute la pièce, si le piano de Denes Varjon est remarquablement présent, un peu trop parfois,  le célesta d'Izabella Simon est presque trop discret.

On sait gré enfin à Andras Schiff de respecter dans le finale le sentiment hongrois de l'écriture, remettant "dans les clous" ses musiciens quand ils dérapent parfois face à ce bouquet rhapsodique où Bartok donne au caractère populaire de ce mouvement une résonance universelle.

Arrive alors le morceau de bravoure. Et... que c'est curieux!

UN PETIT CONCERTO... DE CINQUANTE MINUTES

Une remarque préalable: vous aurez compris, si vous me lisez fidèlement, que le piano est mon instrument de prédilection et que le genre "concerto pour piano" m'est familier plus que tout le reste, y compris à travers des oeuvres dont vous ne soupçonnez même pas l'existence (Massenet, Castillon, Pierné, Koechlin, Khrennikov, Guarnieri, Pfitzner!) C'est vous dire que le "2e" de Brahms, je l'ai entendu une bonne centaine de fois et que je le connais par coeur. Eh! bien, je ne l'avais jamais entendu comme ce soir...

Ce qui n'est pas forcément un compliment.

Lorchestre de chambre dEurope C) Leemage

L'orchestre de chambre d'Europe C) Leemage

Le piano trône de biais au milieu de l'orchestre, la 1e violon derrière le pianiste, les violoncelles devant lui en rebord de scène et les vents derrière la queue du piano. Cette intimité-là, cette proximité de l'instrument soliste est de bon aloi, même si cela conviendrait mieux au "1er concerto" de Brahms qui est davantage une "symphonie avec piano obligé". Le "2e concerto" est un vrai ouvrage concertant. Je ne peux résister à rappeler la lettre de Brahms à son amie Elisabeth von Herzogenberg, lettre assez connue et qui figure dans le programme: "J'ai composé un tout petit concerto avec un gentil petit scherzo". Le tout petit concerto est le plus long du répertoire joué, cinquante minutes, même si certains le dépassent, celui de Busoni, celui (oui, oui) de Furtwängler, mais ceux-là, on ne les entend jamais.

UN INSTRUMENT AU SON MAT

C'est un Bösendorfer. Instrument pas si fréquent: est-ce le meilleur pour ce Brahms? Sans doute dans la conception de Schiff, qui est trop grand musicien pour l'avoir choisi par hasard, au lieu des habituels Steinway. Mais... ces rubatos étranges, cette progression à petits pas, ces notes qui disparaissent, ce choix de lignes musicales presque inversées par rapport à la norme (la main gauche très, trop présente) Le Bösendorfer a un son mat, un peu dur, qui oblige Schiff à frapper, les mezzoforte sont sourds, le choix d'un minimum de pédale accentue encore le sentiment d'un manque d'éclat qui n'est pas compensé par une poésie intime. On comprend l'idée: Brahms est tiré vers Beethoven; mais on n'est pas sûr que cela convienne à ce Brahms-là, qui est un Brahms heureux, joyeux, élégant, d'une affirmation souveraine, un Brahms des étés alpins, des lacs ensoleillés et des chaudes promenades devant les sommets.

LE CHEF REVE

Les passages orchestraux: Schiff ne dirige même pas; il incline la tête, jette un regard, quasi en fredonnant. Ce n'est pas suffisant: l'équilibre des pupitres n'est pas le bon, le son est parfois trop criard, les cors dérapent parfois,  les accords sont hachés et quand le pianiste reprend la parole, il y a de nouveau des accélérations ou des ralentissements injustifiés et puis certains moments assez beaux tout de même (les notes en rebond) où l'oeuvre, paisible, en place, va l'amble. Mais l'on se demande tout à coup si Schiff a encore les doigts pour jouer une partition si exigeante...

Pendant l' "Allegro appassionato" on sera tout aussi ballotté de sentiments: il y a de belles choses dans les moments où le rêve l'emporte, où les mains se croisent avec une grande délicatesse, un très beau passage frémissant des bois sur la fin, mais là c'est Bach qui apparaît dans la frappe brahmsienne de Schiff. Et son refus de diriger amène toujours les mêmes décalages, cette fois du côté des violoncelles.

C) Nadia F. Romarini/ ECM Records

C) Nadia F. Romanini/ ECM Records

DIALOGUE CHAMBRISTE ET UN CHEF, ENFIN!

Le troisième mouvement est le plus réussi: le solo de violoncelle (William Conway) soutenu par les autres cordes est pris sans lyrisme superflu et le placement du piano permet un très beau dialogue chambriste entre Schiff et en particulier le pupitre des cordes qui l'entourent. Ce dialogue, il peut le construire, sans être dépassé par la double exigence technique de pianiste et de chef qu'il a choisi d'être.

Le dernier mouvement, comme le deuxième, ne trouve jamais vraiment sa légèreté, sa bonne humeur, avec de nouveau des notes escamotées et, dans les moments mélancoliques, une placidité hors de propos. L'accélération finale est bien menée et soudain, à un passage difficile pour l'orchestre (mais il y en avait eu déjà plusieurs auparavant) Schiff se lève, comme un diable hors de sa boîte et... dirige. Il était temps!

L'ORCHESTRE TRANSFORME EN CHORALE!

Entendons-nous: il ne s'agissait pas là non plus d'un pianiste de vingt-cinquième ordre s'attaquant à une oeuvre impossible pour lui, comme le tapage médiatique contemporain nous en propose parfois quelques exemples. Schiff est un grand musicien, et beaucoup d'applaudissements ont fusé d'une Philharmonie bien remplie, dont j'imagine qu'ils venaient de beaucoup de mélomanes et qu'ils étaient sincères. Mais, quant à moi, je n'avais jamais entendu cette oeuvre ainsi, malgré tant de pianistes qui, il faut bien le dire, vont en général dans le même sens. Mais qui, eux, ont un chef, et c'est peut-être là la réponse à ma question initiale: peut-on diriger du piano le "2e" de Brahms? Vu l'exigence pianistique et l'exigence orchestrale, la réponse est "non".

D'autant plus "non" que c'était le 3e concert d'une tournée de six à travers l'Europe et que l'expérience avait donc déjà eu lieu deux fois. D'ailleurs Schiff, en bis, est revenu à son cher Bach (toujours avec ses incertitudes rythmiques!) et... c'est en étant vraiment chef qu'on a eu au final le plus charmant moment du concert et le plus inattendu: Varjon et Simon en piano à quatre mains et Schiff dirigeant... les musiciens de l'orchestre devenus chanteurs et fort jolis chanteurs pour une des "Liebeslieder Walzer" de Brahms tout en tendresse et en sentiment!