Un Henri Demarquette qui l'incarne, qui le porte, mais il n'est pas seul dans cette aventure. Une chef de choeur, Catherine Simonpietri, et la fine fleur des compositeurs français contemporains, l'y accompagnent.
Henri Demarquette, on le connait comme un des quadragénaires de notre prestigieuse école de violoncelles. Moins médiatique ou flamboyant qu'un Gautier Capuçon, un Jean-Guihen Queyras, une Anne Gastinel, mais de leur calibre. Savait-on pourtant que ce garçon courtois et discret cachait un manque, un manque qui est à l'origine de "Vocello"?
PAS DE VIOLONCELLE AU MOYEN AGE!
N'attendez pas une révélation type "France Dimanche". C'est tout simplement que Demarquette est un passionné des musiques anciennes, très anciennes: Renaissance et Moyen Age. Epoques où le violoncelle n'existait pas. Et, dans ce répertoire si ancien où la voix humaine est si présente, le séduisait intimement l'idée d'en être une voix soliste supplémentaire. Le violoncelle, "l'instrument le plus proche de la voix", dit-on souvent. Prendre cette remarque au pied de la lettre, ou du moins en creuser le sens: "faire un travail vocal sur mon instrument, me confie-t-il, donner aux voix un rôle instrumental, les faire plus "instrumentistes", c'est ce que nous espérons des compositeurs qui écrivent pour nous
Et il ne s'agit pas seulement de réécrire les compositeurs du passé en leur rajoutant un gros compagnon aux sons graves qui ne s'y trouvait pas; mais de mettre en perspective deux époques, la nôtre et celle d'antan, pour "trouver un son global qui dépasse les clivages ancien-contemporain, d'autant, ajoute Demarquette, que nous concevons ce projet, qui a déjà trois ans, qui tourne, qui s'enrichit, en alternant ce qui est d'aujourd'hui et ce qui est d'hier, pour qu'on passe d'un temps à un autre sans se rendre compte qu'on a fait un bond de 500 à 600 ans"
LE VIOLONCELLE EN 13e VOIX
Evidemment, cela, c'est l'idéal. Dans les faits, cher Henri, on s'en rend tout de même compte, mais il est vrai, pas toujours, et ce n'est en rien parce que les contemporains sollicités pasticheraient ceux d'autrefois. Cela tient peut-être à ce que la modernité des uns et l'art des autres de se fondre dans une tradition vocale trouvent le relais nécessaire dans le travail de Demarquette et de Sequenza 9.3, travail sur le phrasé, le fondu, la couleur. 12 chanteurs et un violoncelle: 13 voix?
Ce n'est pas toujours si simple non plus.
LA MORT DE DIDON PAR DEMARQUETTE
On se trouve un soir de printemps dans la nef du si beau collège des Bernardins, dont on a redécouvert il y a quelques années la splendeur gothique oubliée. Lieu idéal pour la spiritualité, la disposition, elle, n'étant pas toujours idéale ni pour les artistes ni pour ceux qui les écoutent, mais on ne peut reprocher à l'admirable foisonnement de colonnettes et aux sublimes voûtes ogivales d'avoir été conçus pour autre chose. De Purcell, dans un habile arrangement de François Sain-Yves (les autres arrangements seront sans précision particulière), le "When I laid in earth", autant dire la mort de Didon. Ce n'est pas tout à fait Renaissance, on est à la fin du XVIIe: "c'est le morceau le plus tardif, dit Demarquette, en général nous nous arrêtons avant"
Ce Purcell qui ouvre le CD et le concert nous laisse à la fois heureux et interrogatif tant il renverse la charge de la preuve! Le violoncelle "chante" Didon, avec une belle couleur de plainte et sans jamais hausser le ton. Le choeur est derrière, loin au début, pianissimo, de sorte qu'on croit entendre un concerto pour violoncelle avec orchestre de voix. Et puis le choeur, construisant un grand crescendo, prend un autre rôle, celui du peuple qui voit sa reine mourir, pendant que de beaux ornements parent la ligne vocale du violoncelle: de "concerto" on passe à "concertation", ce qui est le but de l'aventure.
UNE EXPERIENCE SLAVONNE
Le "Svyati" de John Tavener est une des très rares pièces écrites pour une telle formation avant même la création de "Vocello" Tavener, mort il y a quatre ans, a beaucoup composé d'oeuvres religieuses, et pas seulement anglicanes puisqu'il s'est converti à la religion orthodoxe vers la trentaine. "Svyati" ("Saint" en slavon) est une pièce quasi immobile où le choeur dit la prière à voix égales pendant que le violoncelle trouve des accents presque byzantins, situé qu'il est "ailleurs" dans la nef, sans être vu, tel l'étranger qui reçoit humblement la grâce. Musique étrange, parfois fascinante, parfois un peu longuette, où l'on découvre, parmi les basses en renfort, Christophe Grapperon, que l'on connaît mieux comme maître de répétitions à l'Opéra-Comique ou spécialiste d'Offenbach comme chef de l'ensemble "Les Brigands"!
On remonte à la fin du Moyen Age: la "Déploration sur la mort de Gilles Binchois" de Johannes Ockeghem, pour trois voix d'hommes, le violoncelle étant une quatrième voix qui se faufile comme un vibrant feu follet, sans qu'on sache s'il supplée une autre ligne vocale ou si, comme souvent à l'époque, il y avait une part d'improvisation obligée de la part des instrumentistes.
L'EXPRESSION DU MOT SUR LE "STABAT MATER"
Le "Stabat Mater" d'Eric Tanguy est le premier des quatre morceaux écrits pour l'ensemble: c'est "La Mère des douleurs" et ce qu'elle vit au pied de la croix où agonise son fils, mis en mots par le très chrétien Philippe Le Guillou (il le revendique) avec une précise dignité. Les lignes des différents pupitres se mêlent, sur un rythme lent et intense, avec des silences qui sont des clous enfoncés dans la musique: la douleur intime s'exprime par le violoncelle, et son expression par les voix et par les mots qui suivent séquence après séquence la progression de l'agonie.
Il faut dire le travail du choeur et de Catherine Simonpietri, à la précision aussi discrète que subtile: choeur à douze, trois par pupitre, sopranos, altos, ténors et basses, de sorte que dans maint passage à "voix divisées" certains se retrouvent solistes. Mais il ne m'a pas semblé vraiment que ces chanteurs cherchaient à imiter un instrument, se concentrant sur leur chant, l'expression du chant, des mots, très importants dans le projet "Vocello", qui est un projet, on ne l'a pas dit encore mais c'est une évidence, éminemment mystique.
ESCAICH ET LA RENAISSANCE ANGLAISE
C'est dans le "Flow, my tears" ("Coulez, mes larmes") de John Dowland que le violoncelle est vraiment une 13e voix, même si, m'a-t-il semblé, un manque de contrastes, trop de sagesse dans les échanges, nous tenaient un peu en lisière d'une pièce qui devrait faire... ruisseler nos yeux. Le "Night's birds" de Thierry Escaich est violent, haché, avec des effets à la "Carmina Burana", un violoncelle âpre qui, par des pizzicatos nerveux, souligne la montée des voix vers le chaos des sentiments. Escaich reprend le "Flow my tears" à quoi il ajoute, de Dowland aussi, "Can she excuse my wrongs" ("Pardonnera-t-elle mes erreurs?"), avant que l'arc apaisant des sopranos et le violoncelle, dans une très belle phrase ascendante qui se suspend sur deux ou trois notes jusqu'à toucher le ciel, nous réponde que oui, "puisque je suis mort heureux pour toi"
CLEMENT NON PAPE
Comme le Ockeghem, le "O souverain, pasteur et maître" de Clemens Non Papa est écrit pour un ténor et deux basses. La ligne de violoncelle est une voix encore plus importante, presque fondamentale, les voix masculines semblant écrites en soutien. Ce Jacques Clément, prêtre des Flandres espagnoles, et surnommé "Clément non pape" en référence à des souverains pontifes de l'époque du nom de Clément, on aurait envie de l'entendre plus longuement (le morceau dure deux minutes!)
LES "METAMORPHOSES", MELODIES DE PRISONNIERS
Vient alors, après le plus court, le plus long, presque un quart d'heure: les "Métamorphoses" de Philippe Hersant, mélodies superbes composées sur des textes de prisonniers de la centrale de Clairvaux, près de Troyes. On se dit méchamment au début qu'il y a là une pointe de misérabilisme social, les détenus de Clairvaux étant condamnés à de très lourdes peines. Mais, plus que d'un programme de réinsertion, il s'agit, par la création, d'un programme de dignité humaine et d'ailleurs il ne s'agissait pas pour Hersant de piocher au hasard. Les textes choisis, sept au total, ont de la tenue, une évidente qualité d'écriture, leurs auteurs les ont écrits en vrais écrivains, les travaillant et retravaillant au mot près, au mot juste. Ils parlent des saisons, d'un "papillon (qui) montre ses ailes", de la résurrection et de la révolte, du corps et du rêve, du "souffle de la vie". Le dernier texte, après ceux de Sébastien, Manu, Antonios, Ali, Hadi, Djamel, est celui de Dumè, en corse, Dumè observant un oiseau "qui vient picorer sur ma fenêtre et m'apporter ce que moi seul qui le vis peut comprendre"
Le violoncelle, d'un magnifique lyrisme, est un peu le regard extérieur, le souffle du dehors, longue phrase émouvante en sept strophes qui trouve un ton différent pour chacune des mélodies: la première vient directement de Poulenc, une réminiscence du "Dialogue des Carmélites" et l'instrument de Demarquette l'accompagnant d'une cellule musicale d'une superbe sobriété; la dernière, la corse, irait voir plutôt du côté des "Chants d'Auvergne" de Canteloube; dans la deuxième le violoncelle est dansant pendant que les choeurs semblent chanter une ronde. C'est d'une écriture à la fois raffinée et très accessible, et qui s'inscrit vraiment dans l'héritage de toute une tradition française du chant.
LA TRADITION BALTE DU CHANT
Demarquette, à Riga, a entendu une oeuvre de la jeune Lituanienne Juste Janulyte et a immédiatement eu envie de l'associer à son projet. Janulyte, avec "Plonge", s'est inspirée d'un texte de Baudelaire. Superpositions des voix en notes tenues qui baissent ou montent d'un quart ou d'un demi-ton, expression "blanche", travail sur l'amplitude du son: on est totalement dans la lignée des oeuvres vocales d'Arvo Pärt, qu'ont prolongées ensuite (je ne vais pas dire "imiter") des batteries de compositeurs baltes, soutenus par d'excellents choeurs, comme l'Estonien de Tallinn. Janulyte a dû beaucoup entendre un Veljo Tormis, un Erkki-Sven Tüür. Il y a les adorateurs de ce style si particulier de musique minimaliste (qui plonge aussi dans les racines slavonnes de ce coin d'Europe), il y en a aussi, comme moi, qui s'en lassent un peu. Au moins, dans son genre, la musique de Janulyte est imparable, et très bien servie par les chanteurs de Sequentia 9.3 qui se livrent ici à un exercice vocal assez différent du reste du programme. Autre qualité, non la moindre: ici, le violoncelle est vraiment pareil à une voix.
UN BEAU PROJET "IN PROGRESS"
Vraiment, c'est-à-dire autant par l'écriture de la compositrice que par le travail de Demarquette. Car, pour le reste, on n'est tout de même pas encore dans le rêve imaginé par le violoncelliste: la plupart du temps le violoncelle a une voix...de violoncelle. Cela tient aussi au fait que Tanguy, Escaich, Hersant, ne cherchent pas, ou ne parviennent pas, à en faire une "13e voix humaine" (Tavener encore moins, et pour cause) Et qu'ailleurs le principe choisi ne fonctionne pas toujours, sauf peut-être dans le Clemens Non Papa.
Bien sûr le CD, parce qu'il est possible de refaire les prises, se rapproche plus de cet idéal-là que dans un concert où l'ambition en question se heurte à d'autres critères. Reste un très beau projet "in progress" dont on attend la suite avec intérêt, d'autant qu'il donne au violoncelle, pour nos oreilles, un rôle d'accompagnant inattendu et largement aussi séduisant, ainsi utilisé, que les claviers traditionnels, orgue ou piano.
,Concert "Vocello": oeuvres anciennes de Purcell, Ockeghem, Dowland, Clemens Non Papa et contemporaines de Tavener, Tanguy, Escaich, Hersant, Janulyte par Henri Demarquette, violoncelle et l'ensemble vocal Sequenza 9.3 dirigé par Catherine Simonpietri. Cloître des Bernardins, Paris, le 27 mars.
"Vocello", un CD réunissant le même programme par les mêmes interprètes (Decca)