"Trompe-la-Mort": Balzac illustré avec noirceur et violence par Luca Francesconi

Mariage de Nucingen et d'Esther (Marc Labonnette, Julie Fuchs) C) Kurt van der Elst

C'est la première création de l'ère Lissner à l'Opéra de Paris, qui part d'une idée simple et donc efficace:  commander à divers compositeurs des ouvrages inspirés des grands chefs-d'oeuvre de la littérature française. L'Italien Luca Francesconi ouvre le bal avec ce "Trompe-la-Mort" inspiré des balzaciennes "Splendeurs et misères des courtisanes"

LECTURE HABILE DE BALZAC

Luca Francesconi est aussi l'auteur du livret, un livret très habilement construit autour de ce texte très noir de Balzac, seconde partie du diptyque qui s'ouvre avec les "Illusions perdues". On y suit le triste destin de Lucien de Rubempré, jeune provincial d'Angoulême qui a des ambitions mais pas les moyens de ses ambitions. Désespéré, il conclut une sorte de pacte faustien avec un étrange personnage, l'abbé Carlos Herrera, alias Jacques Collin alias Trompe-la-Mort, qui n'est autre que l'ancien forçat Vautrin.

Rubempré se met au service de Trompe-la-Mort pour décrocher gloire, riche mariage et fortune; il commencera une ascension mondaine que favorisera la faveur des femmes, décrochera les promesses de mariage de la charmante Clotilde de Grandlieu (qui lui réclame tout de même un million pour l'épouser) avant de tomber, victime de ses ambitions, trahi par Herrera, et de se pendre. Herrera, révélant qu'il est Trompe-la-Mort et qu'il peut faire "chanter" le tout-Paris politique et mondain, obtiendra le poste de... chef de la police

Laurent Naouri, Troimpe-la-Mort C) Kurt van der Elst

Laurent Naouri, Troimpe-la-Mort C) Kurt van der Elst

 

 

UNE IMAGE SAISISSANTE DE VAUTRIN

Les textes de Balzac sont, on le sait, éblouissants de cynisme et de noirceur, d'une cruauté sociale étonnante pour l'époque, celle de Louis-Philippe, où ils ont été composés. On saura gré à Francesconi d'avoir réussi en un peu plus de deux heures, selon un découpage fort habile, à donner la substance du texte, en centrant l'oeuvre sur le mystérieux et lugubre deus ex machina qu'est Vautrin-Trompe-la-Mort.

L'oeuvre s'ouvre par une image saisissante, vidéo, qui occupe tout le fond de scène de l'Opéra-Garnier: le visage de Trompe-la-Mort, la peau desquamée, boursouflée, comme un zombi surgi de l'enfer, mi-monstre mi-démon. Et puis le noir. Des lignes lumineuses sur fond noir, la silhouette de Lucien de Rubempré, (déjà) candidat au suicide, celle de Vautrin dans la pénombre. Frottement des violons dans les aigus, sons discrètement électroniques, chuchotements, murmures. Francesconi cite la lecture frappante qu'il avait faite, il y a vingt ans, des "Illusions perdues", et de ses dernières pages qui lient les deux hommes par le pacte faustien. Trompe-la-Mort à Lucien: "Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la boue des fondations, j'assurerai le brillant édifice de votre fortune"

LES DIFFERENTS NIVEAUX DU MONDE

Les fondations, le haut, le bas, la boue et la lumière, c'est, selon les indications, les désirs de Francesconi (didascalies de la partition: "Niveau 1, scène 7 / Niveau 3, scène 2), que Guy Cassiers, brillantissime représentant de l'école flamande, va orchestrer sa mise en scène. Un niveau moyen, celui du plateau où, selon le principe du tapis roulant utilisé par les visiteurs de l'Exposition universelle de 1900 pour assister aux attractions, le monde, le beau monde, défile... mais c'est ce monde-là qui est l'attraction de lui-même! Au-dessus se tient souvent Vautrin-Trompe-la-Mort, tirant les ficelles de ses marionnettes, parfois en compagnie des marionnettes elles-mêmes, Lucien ou Esther, la jeune prostituée. Les salons, autre niveau, en fond de scène, et les fondations, ces colonnes, stucs, statues, découpés en bandes verticales, et c'est une idée magnifique de morceler  ces  différents mondes devant nos yeux. Idée magnifique aussi d'avoir utilisé le bâtiment Garnier, sa brillante beauté, comme lieu d'où peuvent venir les choses les plus violentes et les plus grouillantes, et toutes les noirceurs humaines.

Rubempré (Cyrille Dubois) C) Kurt van der Elst

Rubempré (Cyrille Dubois) C) Kurt van der Elst

LUXURIANCE D'UNE ORCHESTRATION VIOLENTE

Evidemment, une fois mis en place ces superbes principes qui sont quasi cinématographiques, le fait qu'on soit tout de même dans ce vieux bâtiment qu'est Garnier, aussi splendide soit-il, empêche qu'il y ait toujours la fluidité absolue, ce glissement continu de certains personnages d'un monde à l'autre qu'une lecture avec caméra rendrait plus éclairante encore. Mais l'immobilité de Vautrin dans cet univers en perpétuel mouvement permet déjà à Cassiers et Francesconi d'exprimer le sens de leur propos. La musique aussi, dont il est difficile, en une seule écoute, de recenser les qualités ou les défauts éventuels.

Disons qu'on a eu le sentiment d'un opéra composé en lamelles, au bon sens du terme. Musique de flûtes alla Ravel lors des fêtes du beau monde, mouvement perpétuel de valse avec glissement des violons  en pizzicati, puis les cuivres qui hurlent: tous les ressorts de la musique contemporaine utilisés dans une partition où l'on note souvent, dans le tissu orchestral de la scène, l'intrusion d'un instrument "parasite", en d'autres termes inattendu: piano, saxophone, accordéon, trombones par trois. On fera peut-être reproche à Francesconi d'être quasi en permanence dans la luxuriance d'une orchestration violente et même parfois bruyante qui pose des problèmes aux chanteurs eux-mêmes. J'avais dit cela en entendant le "Lear" d'Aribert Reimann, au moment même où Reimann calmait sa partition, laissait sa place au lyrisme. L'admirable travail de direction de Susanna Mälkki, la manière dont elle tire vers le meilleur les musiciens de l'Opéra, ne peuvent rien à ce qui est un style d'écriture. Qui n'est évidemment pas sans beauté mais pas non plus, pour l'auditeur, sans fatigue.

Marc Labonnette (Nucingen), Ildiko Komlosi (Asie) C) Kurt van der Elst

Marc Labonnette (Nucingen), Ildiko Komlosi (Asie) C) Kurt van der Elst

ECRITURE TENDUE POUR DE GRANDES CHANTEUSES

Une autre qualité de la musique de Francesconi, et qui, là aussi, tourne parfois au défaut, est l'écriture vocale. Les chanteurs ont vraiment des airs à chanter, à défendre. Mais ils sont souvent dans des tessitures meurtrières: peut-on même parler de tessiture quand on parcourt ainsi, pour certains, tant d'octaves? Une Béatrice Uria-Monzon, émouvante comtesse de Sérisy, et mezzo, a du mal à lancer ses aigus comme elle le devrait, alors que sa musicalité est si grande. Chiara Skerath, en Clotilde, et qui, elle, est une soprano, est obligé de "crier" ses propres aigus, et s'en sort par le moelleux de l'émission. Celle qui est, des trois, la plus à l'aise, est Julie Fuchs, magnifique en Esther, la prostituée, de ligne de chant, de beauté vocale. Mais elle est un peu pâle dans son incarnation du personnage, pourtant si émouvant, victime quasi consentante de la noirceur sociale où sombraient les filles de son état. Cela tient aussi peut-être à la mise en scène de Cassiers qui rend un peu interchangeables les trois maîtresses de Lucien, et la musique non plus ne les différencie guère.

Ildiko Komlosi, en Asie, personnage trouble mi-maquerelle mi-vieille mondaine, compense par l'ironie et l'art du jeu une voix qui commence à "bouger" beaucoup; là aussi la technique vient à son secours. Très bon baron de Nucingen de Marc Labonnette, au baryton bien projeté, dont le personnage existe vraiment: sa manière de détacher les syllabes de "Lu/Ci/En" est impayable, à la fois pitoyable et touchante. Le Granville de Christian Helmer: que du bien à en dire, comme des trois comparses-espions, Laurent Alvaro, François Piolino, Rodolphe Briand.

LE RUBEMPRE FIN MUSICIEN DE CYRILLE DUBOIS

Dans le rôle de Rastignac, Philippe Talbot est celui qui bute le plus sur le problème évoqué plus haut: la puissance de l'accompagnement orchestral fait qu'on l'entend à peine, même situé comme nous dans les premiers rangs. Cyrille Dubois, un de nos jeunes ténors les plus prometteurs, éprouve un peu la même difficulté en Rubempré: c'est aussi que son personnage peine à exister face à l' "ogre" Vautrin. Mais son jeu en est aussi partiellement responsable. Il faut attendre son dernier air, "Père, mon cher abbé, je vous ai trahi" pour goûter à plein la beauté de sa voix, la musicalité et la tendresse désespérée qu'il donne aux adieux au monde de Lucien (Francesconi note: "Lucien apparaît alors à l'écart, "ailleurs"); adieux où l'orchestre est d'ailleurs beaucoup plus discret, plus "murmurant"

Le triste Lucien (Cyrille Dubois) C) Kurt van der Elst

Le triste Lucien (Cyrille Dubois) C) Kurt van der Elst

Reste Laurent Naouri en Trompe-la-Mort.

NAOURI NE CHANTE PAS

L'incarnation du personnage est admirable, le comédien, dans son immobilité de spectre, fait peur, jusque dans une des images finales (un peu trop symbolique) où, au centre de la scène, il préfigure, avec son crâne rasé, une sorte de Mussolini. Mais nous ne pouvons rien vous dire de sa prestation musicale: le chanteur, qui pourtant avait très bien chanté la veille, n'a pu aligner une note! Il a donc joué son rôle, ce qui était un peu bizarre au début (surtout dans les scènes à plusieurs) mais, comme le disait une dame à la sortie: "Finalement, vu le niveau sonore, c'était bien d'en avoir un qui parlait simplement au lieu de chanter. C'était reposant..."

Elle n'avait pas tout à fait tort. Mais tout de même, se féliciter qu'un grand chanteur comme Naouri... ne chante pas!

BEAUTE VISUELLE EN NOIR ET BLANC

Une dernière remarque, en forme d'image frappante, mais qui exprime aussi la beauté visuelle (au sens aussi où elle restera dans nos rétines) du travail de Cassiers: ce simple défilé de "masques" de carnaval, tout de noir et de blanc, sur le tapis roulant du grand monde, et qui est comme un contrepoint à un des plus grands films français de tous les temps, "Les enfants du Paradis", situé à la même époque. Penser aux "Enfants du Paradis" en voyant ce "Trompe-la-Mort", c'est dire aussi le beau travail globalement fourni par tous les protagonistes de ce spectacle.

"Trompe-la-Mort" de Luca Francesconi d'après Balzac, mise en scène de Guy Cassiers, direction musicale Susanna Mälkki, Opéra-Garnier, Paris. Prochaines représentations: 30 mars, 20 heures 30, 2 avril, 14 heures 30, 5 avril, 19 heures 30.

Et encore la noce C) Kurt van der Elst

Et encore la noce C) Kurt van der Elst