L'étrange programme des soeurs Berthollet

Camille à gauche, Julie à droite C) Simon Fowler

Elles sont charmantes, ravissantes, et leur partenaire pianiste, Guillaume Vincent, est très sympathique aussi. Elles, les soeurs Berthollet, Camille et Julie, violonistes, violoncelliste, pianiste... Camille, lauréate, en décembre 2014, de l'émission "Prodiges", présentée chez nous, sur France 2, par Marianne James, Elizabeth Vidal, Patrick Dupond, Gautier Capuçon. Première lauréate, devrait-on dire, à même pas 16 ans. Et, après un disque solo, désormais accompagnée de sa soeur Julie, son aînée de deux ans. Ce qui, à Julie, n'en fait pas beaucoup non plus, des ans.

LE RETOUR DES SOEURS BERTHOLLET

Elles donnaient un récital l'autre soir au théâtre des Champs-Elysées. Auréolées du succès du second disque de Camille (et premier de Julie: vous suivez?), album sobrement intitulé "Camille et Julie Berthollet". Disque d'or (c'est à combien, maintenant, un "disque d'or"?)

Et je vais marcher sur des oeufs.

Car une si jeune fille qui a rencontré le coeur, et les oreilles, des téléspectateurs, comment voulez-vous essayer d'être objectif avec elle? Allez voir les échanges des internautes à propos des CD en question, émettre l'ombre d'un sentiment surpris à leur propos, c'est presque tenter d'assassiner le pape.

Déjà, et commençons par là: mais qui donc leur a concocté un tel programme?

Camille en premier C) Simon Fowler

Camille en premier C) Simon Fowler

AH! QUEL PROGRAMME ETRANGE!

Les Anglo-saxons appellent cela des "Encore". Et nous des "bis". "Encore" est un très joli mot, qui signifie qu'on a été si heureux qu'on en redemande. Mais ce qu'on redemande, c'est un dernier morceau de bravoure, du panache, une miniature en forme d'adieu qui prolonge le charme alors que l'on a déjà le manteau sur les épaules. Pas quand le manteau vient d'être déposé au vestiaire et qu'on est là pour s'immerger dans la musique...

"Navarra", deux minutes. "Caprice", une minute et demie, "Danse des elfes", trois minutes, "Vol du bourdon", à peine parti déjà arrivé. Le seul morceau trop long pour un "Encore": le "1er Trio élégiaque" de Rachmaninov, 12 minutes! Joué sans excès de sentimentalisme, c'est un bon point, mais, malgré les efforts de Guillaume Vincent, qui "pousse" ses partenaires (il a lui-même enregistré les "Préludes" du même Rachmaninov chez Naïve), cela reste vraiment un peu trop sage.

DES ENTREES ET DES SORTIES

Et comme Camille Berthollet, qui nous avait conquis comme violoniste, semble désormais porter un tout aussi grand intérêt au violoncelle, laissant à Julie le soin de tenir le violon, sauf quand elles sont deux à le faire (vous suivez toujours?), on assiste aussi à un ballet permanent d'entrées, de sorties, de techniciens du théâtre qui apportent puis enlèvent les chaises (pour Camille en violoncelliste) ou les porte-partition, ce qui déconcentre un peu pour se replonger à chaque fois dans la musique...

Mais... les longs et beaux cheveux roux de Camille, son ensemble bleu et noir (c'est de la dentelle, le noir), les cheveux courts de Camille qui, de loin, a un faux air de Julie Gayet, et sa robe rouge, flamboyante. Ravissantes, gracieuses, heureuses, si heureuses d'être là. La musique comme un rêve d'enfant. Ou d'adolescentes, ou de jeunes adultes, disons, pour être plus juste.

UNE CADETTE QUI RASSURE L'AINEE

Et Camille qui semble protéger sa soeur, alors qu'elle est la cadette. Oui mais évidemment l'aînée dans l'habitude des médias, du public, l'assurance déjà d'une pro.

La jolie Julie C) Simon Fowler

La jolie Julie C) Simon Fowler, Warner Classics

Julie qui s'accroche à son violon, l'oeil sur l'archet, avec une volonté de bien faire, d'être dans la bonne harmonie, le trait juste: pourvu que mon aigu ne dérape pas, que mon médium porte loin, ait de la rondeur! Comment, alors, épanouir le son, faire de la musique si l'on s'accroche ainsi à la technique?

Reprenons au début.

POURQUOI CE REPERTOIRE?

Cela commence par "Navarra" de Pablo de Sarasate, morceau de virtuosité comme tous les Sarasate. On est dans la première configuration, deux violons-un piano. Le médium des demoiselles est beau, il y a une jolie complicité entre elles, qui exclut un peu le pianiste. Les notes hautes manquent  de précision. La fin, dans l'extrême aigu, est tout de même assez musicale. La "première  danse hongroise" de Brahms n'a guère de sentiment hongrois et l'accelerando de la fin n'est pas au point. On note qu'on a changé les lumières de scène, allumant la rampe et dirigeant sur elles six projecteurs. L'utilité? Que l'on sache on n'attendait pas un photographe de mode pour les "shooter".

Cela se gâte déjà sur les deux "Caprices" du violoniste et compositeur polonais Wieniawski. Les deux violons à chaque fois se répondent, l'un prenant la ligne du bas en contrepoint, l'autre celle du haut qui a la mélodie, dans le registre suraigu: cela passe à peu près quand c'est Camille qui a la mélodie. Beaucoup moins avec Julie (fausses notes) et l'on se dit: pourquoi diable lui imposer un tel répertoire pour lequel elle paraît si peu faite alors qu'à son âge, avec ce beau médium et de la technique, il y a tout un répertoire (sonates de Mozart, de Fauré) qui lui conviendrait tellement mieux.

Camille sort, laissant Julie seule. L' "Ave Maria" de Schubert où le son est, cette fois, impeccablement conduit mais dans une austérité qui confine à la flagellation. Le "Vol du bourdon" est expédié comme si elle avait peur qu'il la pique...

CAMILLE-LA-VIOLONCELLISTE

Camille revient. Avec son violoncelle. Les trois abordent "Oblivion" d'Astor Piazzolla. On trouvera sûrement plus argentin mais chacun est enfin à sa place, il y a du lyrisme, de la densité et des interprètes qui dialoguent.

Julie sort (le tournis, on vous dit!) Guillaume Vincent, le pianiste, est devenu depuis quelques morceaux (depuis qu'avec beaucoup d'élégance et de présence il a soutenu, rassuré, Julie) un membre à part entière du trio. Dans le "Rondo opus 94" de Dvorak, le son de Camille-la-violoncelliste est beau et lyrique, le rythme est juste, les aigus parfois un peu tendus mais la jeune fille est à l'aise, souriante. Là aussi, ce n'est guère idiomatique, mais comment peut-on, indépendamment du talent, s'immerger dans un univers quand on sautille ainsi entre différentes époques, différents pays, différentes humeurs musicales? Les plus grands eux-mêmes y renonceraient.

C) Simon Fowler, Warner Classics

C) Simon Fowler

Ensuite un "bis" habituel des violoncellistes, la "Danse des Elfes" de David Popper, violoncelliste lui-même et contemporain de Brahms et Dvorak. C'était sûrement très bien joué mais j'avoue que je n'ai pas écouté, tellement c'est "de la musique que c'est pas la peine" comme disait Chabrier.

Julie revient.

Le "premier Trio élégiaque" de Rachmaninov. Et l'entracte.

UN BOUT DE SCHUBERT

Au retour, la plus célèbre des "Danses hongroises" de Brahms, la 5e, dans une version de mauvais cabaret, de celles qu'on aime sûrement à jouer entre potes musiciens à la fin d'une soirée, mais à ne pas expérimenter dans un concert d'un certain niveau. Camille va chercher son violoncelle. Le "Trio opus 100" de Schubert; enfin le mouvement lent, celui qu'on entend dans "Barry Lindon" et qui est désormais un tube. Patatras! Les premières notes sont martelées au piano par Guillaume Vincent, comme pour réveiller un mort: sa seule erreur dans le concert (mais ça tombe mal!) alors que son énoncé du thème, un peu plus tard, sera très réussi. Et pourquoi accélèrent-ils soudain, pourquoi ces coups d'archet, ce rythme qui tourne parfois à la marche prussienne? C'est d'autant plus dommage que le fondu des trois interprètes est réel, qu'ils font vraiment de la musique ensemble et que le maillon plus faible, Julie (vous l'aurez compris!) se hisse cette fois à la hauteur de ses complices.

CAMILLE-LA-VIOLONISTE

Camille enchaîne, je veux dire Camille-la-violoniste, avec la musique de "La liste de Schindler" de Spielberg composée par John Williams. Le talent de John Williams n'est pas en cause, mais comment peut-on passer du Trio de Schubert à La liste de Schindler, même si l'on est fine musicienne?

Julie revient. On serre les dents: ce sont les "Airs bohémiens" de Sarasate. Même question que plus haut, à la  puissance cent: pourquoi? La partie lente est jouée avec une peur de déraper techniquement qui ôte toute spontanéité à l'oeuvre. La partie rapide: une note sur deux... C'est dans ce genre de répertoire que s'illustra un Ivry Gitlis, avec un panache, une flamboyance, qui étaient au-delà de la prouesse virtuose. On veut bien que les jeunes filles sages cachent parfois d'insolentes ardeurs; mais ce n'était pas le cas cette fois-ci.

La "Csardas" de Monti, je ne l'avais pas aimée à Nantes par Pavel Sporcl, je n'ai pas changé de sentiment.

Fin du concert. Quelques "bis"

"Bis" qui, on s'en doute, auraient pu tout aussi bien s'insérer dans le programme.

"L'arnaque" de Scott Joplin. Le choix du rythme me laisse perplexe.

Le "Libertango" d'Astor Piazzolla. Enfin le trio lâche les brides. C'est juste, beau, entraînant, farouche. Julie, dégagée sans doute des enjeux du concert, montre un autre visage. On en est heureux, et surtout pour elle.

CAMILLE ET JULIE PIANISTES

Les deux soeurs, lâchant leurs instruments à cordes, se regroupent alors autour du piano de Guillaume Vincent pour jouer la "Romance à six mains" de Rachmaninov, celle qu'il composa pour les soeurs Skalon et lui-même. On avait lu dans le programme que Julie était pianiste aussi. Elle tient la mélodie, Guillaume Vincent la basse, Camille... on ne sait pas. Ce Rachmaninov est très joli. On s'attend ensuite qu'elles nous jouent du banjo, de la trompette, de l'ukulélé.

Ici Camille a le violoncelle, Julie le violon C) Simon Fowler, Warner Classics

Ici Camille a le violoncelle, Julie le violon C) Simon Fowler, Warner Classics

Mais non.

Elles ne reviennent plus. Vont-elles continuer entre amis, quelque part? Ou s'attaquer, ce qu'on leur souhaite, au "Double concerto" de Bach (pour deux violons), au "Double concerto" de Brahms (pour violon et violoncelle), qui pourraient constituer un prochain CD consistant, au lieu de ce saupoudrage avec des éclairages qui ont changé plusieurs fois, parfois verts et parfois roses?

On se remémore leur âge.

C'est celui où tant d'autres rêvent encore à un si prestigieux théâtre. Mais ces autres-là continuent de progresser et on ne voudrait pas, pour elles, qu'elles se laissent par trop dépasser par eux.

Car, malgré toutes nos réserves, on a envie de les réentendre.

Ne serait-ce que pour savoir de quel instrument elles jouent.

Concert de Camille Berthollet (violon, violoncelle), Julie Berthollet (violon et... piano), Guillaume Vincent (seulement piano)... et même une tourneuse de pages qui fait percussionniste dans "Libertango"! Au Théâtre des Champs-Elysées le 20 mars.

"Camille et Julie Berthollet" (avec Guillaume Vincent, Thomas Dutronc, l'Orchestre Philharmonque de Monte-Carlo, dire. Julien Masmondet), 1 CD Warner Classics.