L'expérience Beethoven de Philippe Herreweghe

C) BELGA PHOTO DIRK WAEM

Philippe Herreweghe donnait l'intégrale des symphonies de Beethoven la semaine dernière au théâtre des Champs-Elysées.

C'était pour fêter les vingt-cinq ans de l'orchestre du même nom, créé à l'initiative du directeur du Théâtre des Champs-Elysées d'alors, Alain Durel. Et pendant plusieurs années l'orchestre y fut en résidence.

HERREWEGHE, PILIER DU BAROQUE

J'ai à dessein choisi une expression un peu provocatrice, l' "expérience Beethoven", qui ferait peut-être bondir Herreweghe, à supposer que cet article lui tombe sous les yeux. En quoi, de son point de vue et de celui de ses musiciens, est-ce une expérience, puisque l'idée, le principe même sur lequel est basé l'orchestre, sont que les oeuvres jouées le soient sur les instruments les plus proches de l'époque où elles ont été composées? En d'autre terme, appliquer le principe baroque, dont Herreweghe fut un des piliers aux côtés de Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt, du retour aux sources, mais l'étendre, et Herreweghe fut un des premiers à le faire, à une période musicale plus proche de nous, qui irait jusqu'à la fin du XIXe siècle. Car au-delà, les instruments de l'orchestre ne sont guère différents de ceux d'aujourd'hui.

©Fred Toulet/Leemage

©Fred Toulet/Leemage

BACH AU PIANO OU BACH AU CLAVECIN

J'aurais évidemment une question naïve, même si ce n'est pas tout à fait le propos: est-ce que cela signifie que les excellents musiciens d'Herreweghe changent un peu d'instruments, pour certains d'entre eux, quand ils jouent Beethoven ou quand ils jouent Mahler et Debussy? Car je n'imagine pas que le XIXe siècle soit resté figé en matière d'évolution instrumentale; certes, jouer le même compositeur dans le même concert évite de se poser ce genre de questions (qui fâchent?)

Mais bien sûr je n'avais pas en tête toutes ces questions en allant écouter quelques pièces d'un des monuments de l'histoire de la musique, les symphonies de Beethoven. Je n'avais pas non plus l'intention d'entrer dans ces débats stériles où s'étripent les mélomanes: les tenants de l'authenticité du baroque contre ceux qui n'en supportent pas la radicalité, avec leurs prolongements obligés, Bach au piano ou Bach au clavecin, Mozart au pianoforte, le son stéréophonique de Karajan contre le son dégraissé d'Harnoncourt, et la "Passion selon Saint-Matthieu" version Chorégies de Vaison-la-Romaine ou version temple protestant de campagne aux murs nus. Tout cela, qui est finalement affaire de goût, avec peut-être, aujourd'hui que les passions sont retombées, la possibilité de goûter à la justesse stylistique des uns et, le lendemain ou la semaine suivante, à la puissance sonore des autres.

L'HEROÏQUE ET LA PASTORALE

Et c'est justement cela que j'étais venu entendre: comment, avec les mêmes oreilles, allais-je percevoir la même oeuvre  jouée par d'autres instruments? Non pas en y projetant mes goûts mais en essayant de voir si les images que je m'étais faites allaient être remplacées par d'autres images, ou pas d'images du tout, provoquer les mêmes émotions ou non. Et pour être le plus receptif à cette expérience, j'avais choisi deux symphonies emblématiques du "Beethoven peintre sonore": la "Pastorale" et l' "Héroïque"

C) Hermann Wüstmann / DPA

C) Hermann Wüstmann / DPA

(C'est une vieille histoire de Toto: "Toto, combien Beethoven a-t-il écrit de symphonies? -Trois, m'dame: l'Héroïque, la Pastorale et la Neuvième" Les Totos de l'époque faisaient encore un peu d'histoire musicale et Beethoven n'était pas encore pour eux un gros chien américain)

UN SON MINERAL, DES VENTS MOINS SONORES

Herreweghe dirige sans baguette, avec une économie de gestes notable, où seuls les bras donnent l'énergie, et plutùôt au niveau des épaules. Dès le 1er mouvement de cette "Pastorale", je suis frappé par ce son minéral, sans vibrato, sans brillant. Du coup le travail sur les nuances ne se fait pas à l'intérieur même de la phrase musicale mais entre les blocs, les sections, où Herreweghe inscrit les respirations de l'oeuvre. Le son des violons n'est jamais "staccato" (détaché), mais au contraire très souvent "legato" (lié), comme une pâte qui peut se travailler plus souplement qu'avec des instruments aux sonorités brillantes et claires. On voit par moments poindre Mendelssohn derrière cette "Pastorale" inhabituelle à mes oreilles et si séduisante dans sa rusticité toute simple.

Et l'équilibre des pupitres est différent. Avec des vents beaucoup moins sonores (la flûte d'Alexis Kossenko est ravissante), ce sont les cordes qui forment vraiment les fondations de l'orchestre, qui sculptent la matière musica et les vents, sans être tout à fait des sons "d'accompagnement", sont les touches de couleurs que le peintre ajoute à sa toile pour en rehausser la lumière.

Le Collegium Vocale de Gand à l'oeuvre dans la 9e symphonie C) BERND THISSEN/DPA -

Le Collegium Vocale de Gand à l'oeuvre dans la 9e symphonie C) BERND THISSEN/DPA

Je repense à quelques chefs mythiques de Beethoven, à Karajan en particulier et aux enregistrements des années 70 où il se laissait aller à une forme d'orgie sonore: sa "Pastorale" en devenait hollywoodienne, ce n'était plus vraiment ce que demande Beethoven en exergue de la partition, "plutôt expression du sentiment que peinture". On était dans la grandiose fresque d'un muraliste et la "scène au bord du ruisseau" tournait au Rhône tempétueux dans les défilés des Alpes.

BEETHOVEN ET QUELQUES AMIS FONT DE LA MUSIQUE

Quelle merveille, au contraire, avec Herreweghe! Le frémissement des violons, la palpitation, dans un fondu permanent, des violoncelles, bassons, altos, où les mille frottements et murmures d'une forêt viennoise un après-midi un peu chaud (et il peut faire très chaud l'été du côté de Vienne!) ont vraiment quelque chose de rustique, au point qu'on imagine Beethoven, ayant quitté le petit chemin longeant la rivière et gagné l'auberge où sont quelques amis, leur donner immédiatement la musique qu'il a composée dans sa tête, et ils la jouent, sans réfléchir, spontanément, en complices qui partagent quelque chose ENSEMBLE. C'est ce sentiment-là que transmettent Herreweghe et ses musiciens, d'une oeuvre qui se compose en même temps que Beethoven en écoute les sources d'inspiration. Le coucou est presque un vrai coucou et dans la "Réunion joyeuse des paysans", le mélange des cors et de la contrebasse fait que cela pétarade comme mille conversations de plein air. Herreweghe soigne les attaques, renforce, impose presque, l'acidité des vents, pour être au plus près du sentiment vrai de la nature.

UN ORAGE BIEN DESSINE

La montée de l'orage est très juste; l'orage lui-même est superbement dessiné non pas comme si on était à nu au milieu d'un champ pour le recevoir sur soi (ce qui n'arrive jamais) mais comme le sentiment un peu plus feutré, diffus, presque cotoneux qu'on a quand on s'en protège. Il y a une souplesse rare dans le retour du beau temps, le magnifique pupitre des violons est à la fête dans la valse pastorale, c'est parfois à la limite de la justesse dans les combinaisons d'instruments mais la fin est une merveille, avec chacun des pupitres qui entrent tour à tour, en question-réponse; on a eu l'impression pendant trois quarts d'heure d'être comme jamais sur les pas de Beethoven, assistant à l'alchimie géniale qui le fera transformer des sons naturels en pure musique.

©Fred Toulet/Leemage

©Fred Toulet/Leemage

Cela se gâte un peu avec l' "Héroïque".

MARCHE FUNEBRE DECEVANTE

On sait que Beethoven avait d'abord dédié sa symphonie à Bonaparte, "libérateur de l'Europe" avant que, déçu qu'il fut par les évolutions dictatoriales du monsieur, cela devienne: "pour célébrer le souvenir d'un grand homme" Mais, dès le premier mouvement, le grand homme, on le cherche un peu. Quelques décalages dans les attaques, une moindre réactivité des pupitres, on a cette fois le sentiment que l'orchestre cherche à compenser un manque d'ampleur sonore par une certaine brutalité. Herreweghe s'en rend-il compte? Les violons sont toujours exemplaires mais les violoncelles lâchent des traits agressifs, le ton n'y est pas vraiment et la grandeur finit enfin par arriver, oui, mais, comme dit l'autre, dans quel état!

C'est évidemment dans la fameuse "Marche funèbre" qu'on attend tout ce petit monde. Hélas! ce sera la plus grosse déception du concert. On dirait un enterrement militaire où tout le monde avance raide. Cela manque cruellement d'émotion, de zones d'ombres. Peut-être le refus d'Herreweghe de nuancer y est-il pour quelque chose, comme sa volonté de jouer la carte de l'héroïsme, et là, vraiment, on regrette les coups d'éclat impérieux, les distorsions sonores qu'un orchestre "moderne" pourrait y mettre. A vrai dire, je pense surtout, moi, à l'humanisme bouleversant d'un Furtwängler dans ses divers enregistrements, même ceux de la guerre. L'émotion arrive tout de même à la fin du mouvement (échanges violons et bois), avec aussi les interventions d'une timbaliste excellente, Marie-Ange Petit.

SCHERZO FEU FOLLET, FINAL PLEIN DE SEVE

Et là, miracle: Herreweghe, comme transfiguré, lance, dans un grouillement sonore, un scherzo à vif, vibrionnant, feu follet, avec des évolutions dynamiques (passage de pianissimo à fortissimo) magnifiquement conduites, sans ménager les transitions, ce qui est une excellente idée si l'on fait appel à la virtuosité et à la furia de musiciens en qui on a confiance et qui vous le rendent. Cors superbes, pizzicatos ravissants avec en contrepoint les petites notes des bois: c'est enfin l' "Eroica" qu'on espérait.

Quant au final, il sera plein de sève et d'ardeur, bien en place, le premier thème menés par les altos et les violoncelles, le deuxième thème fougueux mais sans précipitation, avant l'admirable superposition des deux, qu'Herreweghe accélère délibérément. La coda sonne tout de même légèrement rustique, c'est Bonaparte sur un lit de bois, mais cela a tout de même de la gueule.

©Fred Toulet/Leemage

©Fred Toulet/Leemage

BEETHOVEN GAGNANT

Deux jours plus tard j'entendrai par hasard (chez nos confrères de Radio Classique) le Philharmonique de Vienne jouer l'ouverture de "Coriolan" sous la baguette de l'immense Otto Klemperer: contrastes sonores abyssaux, coups de tambours en forme de coups de canons, ronflement des instruments graves. L'inverse absolu du traitement Herreweghe. Et bien sûr, aucun rejet de ma part, ni dans un sens ni dans un autre. Un plaisir différent, mais un bonheur sonore parfaitement comparable pour peu qu'un grand chef et que de grands musiciens y soient à la manoeuvre. Beethoven, c'est l'essentiel, en sort toujours gagnant.

De toute façon il en a vu d'autres.

Beethoven: Symphonies numéro 6 "Pastorale" et numéro 3 "Héroïque". Orchestre des Champs-Elysées, direction Philippe Herreweghe. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 17 mars