Le Schumann orchestral de Jean-Philippe Collard

C) Eberhard Grames, Bilderberg

 

C'est le premier disque Schumann de Jean-Philippe Collard.

Il faut encourager les petites maisons. Les grosses aussi, évidemment, sans qui le disque ou le CD ne seraient plus. Mais les petites aussi, qui accueillent des interprètes plus rares, bien moins médiatisés mais tout aussi talentueux.

UNE PETITE MAISON, DE GRANDS PIANISTES

La Dolce Volta en fait partie, avec une prédilection pour les pianistes, Menahem Pressler, Willem Latchoumia, Vanessa Wagner ou Jean-Philippe Collard. Jean-Philippe Collard dont on n'avait pas eu de nouvelle au disque depuis longtemps, je crois: le brillant, l'élégant pianiste de la génération des Béroff, des Queffelec, des Engerer, des Dalberto, des Duchâble, qui a fait de si beaux Fauré, de si élégants Saint-Saëns. Et Chopin. Mais Schumann, je n'en ai pas souvenir. Peut-être pudiquement "gêné" par l'ombre de son homonyme, la grande Catherine Collard (aucun rapport familial), trop tôt disparue, qui, à la fin des années 80, enregistra plusieurs Schumann d'une superbe inspiration.

Jean-Philippe Collard C) Bernard Martinez

Jean-Philippe Collard C) Bernard Martinez

UN SAGE CHAMPENOIS

Collard (Jean-Philippe) dirige lui aussi la partie artistique d'un festival de musique, comme Larderet, Pernoo,  Capuçon, les Flâneries musicales de Reims. Je l'ai croisé l'an dernier, élégant et paisible, sur ses chemins champenois (il est né là, à Mareuil-sur-Aÿ) où il se ressource en terrien. C'est un peu pourquoi ce disque a retenu mon attention, comme si j'avais retrouvé un compagnon de jeunesse et que l'occasion me fût donnée peu après d'évaluer son évolution artistique. M'eût-il infiniment déplu, ce disque, je vous aurais laissés l'ignorer comme tant d'autres. Mais l'ayant écouté, il me convient de vous en faire part.

J'observe d'abord quelques belles photos de Collard, qui nous renvoient exactement cette image d'un homme apaisé, humaniste, encore diablement curieux mais contrôlant sa vie et ne se laissant plus happer, bien au contraire, par les débordements médiatiques. Ce pourrait être un mauvais point, pour un homme qui aborde Schumann, le plus passionné, le plus volatile, le plus insaisissable des compositeurs romantiques. Mais il y a, je ne sais encore si c'est systématique, une interview très intéressante comme l'était celle de Latchoumia chez le même éditeur: elle parvient, c'est un peu son principe, à remettre en perspective l'itinéraire d'un homme à travers le musicien qu'il joue.

LA RELATION DE COLLARD A SCHUMANN

. En d'autres termes ce n'est pas Collard jouant Chopin, Liszt, Fauré et enfin Schumann qui est l'objet de l'entretien; mais la relation de Collard à Schumann pendant toutes ces années: Collard au Conservatoire, jouant telle oeuvre plutôt que telle autre parce que Pierre Sancan, son professeur, la lui faisait étudier ("Scènes d'enfants", "Etudes symphoniques"), Collard écoutant Schumann en concert ( par Sviatoslav Richter), ne le jouant pas, y revenant, le travaillant pour s'amuser avec de grands noms (Horowitz), pour finir enfin, après sans doute aussi des périodes où il aborde la musique de Schumann dans le secret de son domicile, par le proposer au public, nous le proposer, rendez-vous qui est la conclusion d'un si long temps dans la fréquentation de Schumann, sans qu'on sache si cela marque un moment sans lendemain ou si c'est le début d'un compagnonnage dont nous aurons avec bonheur d'autres nouvelles, dont nous assisterons à d'autres étapes.

LE PIANO OFFERT A CLARA, SON CHER AMOUR

Et ce jeu avec les oeuvres est étrange, garde aussi sa part de mystère, car on ne sait pas pourquoi ni les "Etudes symphoniques" ni les "Scènes d'enfants": car après tout le piano de Schumann n'est pas du tout comme celui de Liszt ou celui de Brahms, pour prendre l'exemple de son contemporain et celui de son jeune ami: un corpus pour le piano qui s'étale sur une vie, qui, par exemple, de la sonate de Brahms qu'a enregistrée Vincent Larderet aux "Intermezzi", ces courtes pièces de l'opus 117, voit passer quarante ans d'évolution, de travail, de formes différentes, évolutives, y compris au clavier. Le piano de Schumann, c'est quasiment une série de bouquets de fleurs magiques qu'il offre à Clara, son cher amour, dans les quelque dix premières années de sa vie de créateur, et il ne fait que ça, avant de passer à autre chose, ne revenant alors que rarement au piano, juste pour le "Concerto" qui lui causa tant de difficultés, pour les "Scènes de la forêt", pour les "Chants de l'Aube"

Portrait de Robert Schumann ©Luisa Ricciarini/Leemage

Portrait de Robert Schumann ©Luisa Ricciarini/Leemage

D'EUSEBIUS ET DE FLORESTAN

Mais en gros de l'opus 1 à l'opus 23 il y a du piano, du piano, du piano. Il n'est donc guère question d'évolution stylistique, mais évidemment de cette dualité si fameuse et parfois mal comprise, Eusebius-Florestan, définie, acceptée, assumée par Schumann lui-même dès les "Danses des compagnons de David", son opus 6. Florestan, l' "assaillant bruyant et pétulant, adonné aux caprices les plus étranges", Eusebius, l' "adolescent tendre qui reste dans l'ombre" En gros, et pour utiliser le langage moderne, Florestan l'extraverti, Eusebius l'introverti. Mais n'y a-t-il que cela, et dans chaque oeuvre?  Ce serait trop réduire Schumann, les évolutions de Schumann et les mondes incertains où il a fini par se perdre. Car après tout on pourrait aussi résumer une sonate de Beethoven, par exemple, à Eusebius et Florestan: mouvement lent, nocturne à Eusebius, mouvement rapide, impérieux, brillant, à Florestan. Mais ce n'est pas cela car cette dualité de Schumann, elle s'inscrit presque note après note.

UNE FANTAISIE ECLAIREE, LUMINEUSE

C'est pourquoi les oeuvres les plus complexes du compositeur sont probablement celles qui sont d'un seul tenant, bloc sculpté d'un piano orchestral comme cette "Fantaisie" si difficile à mettre en place, tant son premier mouvement est "Eusebian et Florestus", la main droite affirmant autre chose que la main gauche, avec un rythme, impossible à trouver, de grande houle sonore, où le déferlement mouvant de cette main gauche doit s'harmoniser avec l'architecture mélodique que tente de bâtir la main droite. De ce point de vue, et c'est aussi cela qui m'a alerté dans l'enregistrement de Collard, le début de cette "Fantaisie en ut" est une des plus belles que j'ai entendue, à la fois d'une justesse rythmique confondante et réussissant, avec une clarté digitale remarquable (autant que cela est possible dans Schumann), à rendre tous les plans de cette écriture si complexe, comme si, dans la forêt sonore schumanienne, l'interprète y voyait clair pour nous guider en nous rendant sensible chaque beauté du parcours

PROMENADE AU CLAIR DE LUNE

Il me semble que, dans le deuxième mouvement en forme de chevauchée, où Schumann regarde vers Beethoven ou préfigure un Wagner qui aurait été pianiste, c'est moins surprenant, moins inspiré, même s'il y a beaucoup de moments intenses. Disons qu'on sent plus que le pianiste, en jouant, continue de se poser des questions alors que dans le premier mouvement il paraissait les avoir toutes résolues avant la première note.

C) Bernard Martinez, La Dolce Volta

C) Bernard Martinez, La Dolce Volta

Ce sont des détails. Le troisième mouvement est très beau, dans sa rêverie que Collard rattache, dirait-on, à la "Sonate au clair de lune" (Beethoven encore), mais c'est une promenade au clair de lune en tenant la main de Clara, avec parfois des accents un peu insistants mais une belle émotion qui sourd simplement des notes: elles en disent déjà tellement, ces notes, il suffit de les jouer...

LES KREISLERIANA, MOINS FLUIDES

Les "Kreisleriana" précèdent la "Fantaisie" en numéro d'opus (16 et 17) mais la suivent dans la composition (1837 et 1838) Ce Kreisler, presque fou, est un personnage d'Hoffmann, oui, celui des contes. Schumann en brosse le portrait en huit pièces qui sont des instantanés où, là, Eusebius et Florestan sont clairement définis; et là, Florestan l'emporte, cinq pièces, contre trois à Eusebius.

On ne sait pourquoi? Collard s'y montre dès le début moins à l'aise. Un début aussi casse-gueule que celui de la "Fantaisie": c'est joué trop vite, comme un tourbillon perpétuel, les touches sont effleurées. Mais, dès la deuxième pièce (Eusebius), on comprend aussi la difficulté, pour les pianistes, de jouer Schumann. Tout Schumann. Car, au-delà de comprendre quand Schumann est Eusebius et quand il est Florestan, il faut trouver celui des deux qui convient le mieux à votre être intime. A moins, peut-être, d'être une Martha Argerich, si grande schumannienne, qui est Eusebius et Florestan elle-même, et tour à tour.

SUBLIMER SCHUMANN OU SE HEURTER A LUI

Car il y a aussi des morceaux dans ces "Kreisleriana" où Schumann ne peut s'empêcher de changer de visage. Et voilà que Collard, au milieu de cet "Eusebius" où il est un peu précautionneux, devient un "Florestan" magnifique, le temps, à la manière de Schubert, de nous insérer un passage de poésie fébrile et tempétueux dans une rêverie chuchotée.

C'est ainsi, car je ne vais pas vous détailler chaque pièce, qu'on est, presque à chaque instant, séduit ou moins séduit, ravi de tel détail de chevauchée ou dérouté par un ralenti qui alanguit le discours, ému pourtant par la simplicité avec laquelle Collard aborde le compositeur, l'empathie qu'il met à se rapprocher enfin d'un musicien dont il a décidé d'affronter le monde changeant. Ce qui fait le prix de son disque tient peut-être à ceci: "Dans la Fantaisie, dit-il, mon intention s'arrête à la dichotomie entre Eusebius et Florestan, et je m'attache davantage à ce cri d'amour (pour Clara) dépassant l'entendement" C'est donc en sublimant le dualisme schumannien que Collard est à son meilleur alors qu'il a plus de difficultés quand il s'y heurte de front.

Il reste qu'on a vu (et entendu) des "Kreisleriana" de bien moins belle eau, même si je classe ce CD à la "Fantaisie". En attendant Collard, par exemple, dans les "Chants de l'aube" qui lui iraient si bien.

Robert Schumann: Kreisleriana, opus 16, Fantaisie en ut majeur opus 17. Jean-Philippe Collard, piano. Un  CD La Dolce Volta

Jean-Philippe Collard sera en concert à la Philharmonie de Paris le 20 mai dans le 5e concerto de Saint-Saëns, avec "Les siècles" dirigé par François-Xavier Roth: programme de musique française, Saint-Saëns donc, Lalo, Ravel et Dukas