JE SORTAIS DE LA GARE MONTPARNASSE...
C'était en janvier, vers onze heures du soir, il faisait un froid de gueux. J'étais sorti de la gare Montparnasse et j'attendais un bus; on devinait dans de rachitiques buissons de malheureux clochards qui tentaient de s'endormir. Ce n'étaient pas les rares passants qui les gênaient. Mais peut-être, venue de la gare, une musique incertaine, et plus audible du dehors: l'on n'entendait que cela, dans ce silence glacé où l'on ne rêvait que bonnets et radiateurs.
Il y a trois ans, la S.N.C.F. a mis en place cette expérience, imaginée en Angleterre et en Belgique. Pour décourager les "bandes de jeunes marginaux qui diffusent un sentiment d'insécurité pour les voyageurs", s'appuyer sur la musique classique qui, paraît-il, est "si différente de leurs codes sonores qu'elle contribue à les faire fuir". Pavarotti comme repoussoir des punks, il paraît que cela marche à Londres. Et c'est ainsi que Brahms a fait son entrée triomphante à la gare Montparnasse.
BRAHMS TROP HARD POUR LES DJEUNES
Je dis Brahms. Il paraît que dans d'autres gares (de banlieue) on entend Chopin, Vivaldi, Mozart. Déjà, ces trois-là comme repoussoir, alors qu'ils sont si consensuels, on demande à voir, enfin à entendre: on sait par des enquêtes que Mozart séduit instantanément des tribus forestières qui n'ont jamais entendu comme musique que le cri des aras. Autant dire que des marginaux français... Mais Brahms, admettons que ce soit plus hard. D'autant que d'autres enquêtes (celles de nouveau de la S.N.C.F.) réalisées après coup nous apprennent que les voyageurs dits normaux (c'est-à-dire ni marginaux ni jeunes, ce qui, selon notre compagnie nationale, semble revenir au même) sont très contents d'entendre du Brahms quand ils viennent prendre leur train.
On veut bien. Mais outre qu'il suffit d'observer les comportements des voyageurs (ou son propre comportement, surtout quand, comme moi, on adore Brahms) pour se rendre compte qu'on a autre chose à faire, quand on entre dans une gare à la recherche de son quai, que d'écouter le concerto pour violon ou que sais-je encore, les modalités de l'expérience ont sans doute été mises en place par une tête pensante qui n'en assure plus le suivi depuis longtemps. Déjà, pour être bien écouté, on ne va pas nous diffuser des oeuvres délicates, sonates pour piano et violon ou quelques impalpables "Klavierstücke". Non, il faut du tonitruant, de l'écrasant: donc les symphonies (chez Brahms il y en a quatre) ou, éventuellement les deux ouvertures, la Tragique et l'Académique. Même les concertos demanderaient aux voyageurs, pour bien distinguer la balance entre un soliste et une masse plus compacte qu'on appelle un orchestre, une subtilité qu'il n'a pas quand il prend le train.
L'IMPRESSION D'ENTENDRE DES MUSICIENS BOURRES
Trois ans après on voit le résultat. En temps normal (c'est-à-dire en gros aux heures ouvrables), dans le brouhaha de l'agitation diurne, on n'entend rien ou un vague "bzzz" qui ressemble à un micro mal réglé. Dans le silence du soir, on sursaute parce que ce n'est pas une musique du soir. Et surtout parce que personne, à la S.N.C.F., ne s'est soucié qu'une bande sonore diffusée en boucle toute l'année finit par "pleurer" (et pas que de rage) de sorte qu'on a l'impression d'entendre des musiciens bourrés jouant une musique qui, à force de l'entendre, vous sort littéralement par les oreilles. On croirait être revenu à la fameuse question de Françoise Sagan: "Aimez-vous Brahms?" Avant d'y répondre sur le ton du sketch de Jean Yanne: "Je hais Brahms. .Brahms est abominable, Brahms est inconcevable, Brahms est épouvantable, Brahms est inécoutable" Ce qu'on veut bien admettre, joué ainsi, écouté dans ces conditions et en boucle...
Au point, si l'on n'avait un train à prendre, d'avoir envie de jeter des pierres vers les hauts-parleurs pour que tout ça, ce massacre-là, de Brahms et de nos oreilles, s'arrête une bonne fois.
Ce sont nos jeunes marginaux qui doivent être contents.
Eux qui, depuis longtemps, ont trouvé la parade: se mettre sur les oreilles leurs propres musiques.