Mes concerts du (dernier) jour:
- Rémi Geniet, piano, joue Haendel, Chopin, Ravel
- Philippe Cassard, piano, joue (et raconte) des valses françaises (Ravel, Fauré, Debussy, Chabrier)
- Boris Berezovsky joue le concerto pour piano de Khatchaturian
- "Le roi David", oratorio d'Honegger par le choeur de Lausanne
- Stravinsky et Bartok en trio piano-violon-clarinette (Charlier-Strosser-Baldeyrou)
- Concert de clôture avec Alexandra Conunova, Nelson Goerner et les Lettons dirigés par Andris Poga: Saint-Saëns, Khatchaturian, Liszt, Brahms, Borodine
Cela avait un côté "danse des heures" ce matin, des dernières heures: le château des ducs de Bretagne étincelait sous un soleil lavé de pluie, les arbres inscrivaient leurs branches nues sur le ciel d'un bleu pur. J'allais écouter Rémi Geniet.
UN PIANISTE FRANCAIS RECONNU EN ALLEMAGNE
On vient à Nantes aussi pour faire des découvertes, ces interprètes prometteurs que René Martin repère, et qui passent de Nantes à La Roque-d'Anthéron quand ce sont des pianistes. On parlait beaucoup cette année de la jeune espagnole Judith Jauregui, du claveciniste Justin Taylor, nominé aux Victoires de la musique qu'Adam Laloum a enfin obtenue. Laloum jouait cet après-midi, fidèle. Geniet, ce matin: il a vingt-quatre ans si j'en crois Wikipedia... en allemand. Oui, pour un pianiste français prometteur, la fiche est en allemand, même pas traduite! Cela en dit long sur la manière dont on défend nos artistes...
MAZURKAS FANTÔMES
Geniet, je l'avais entendu il y a deux ans, à Sceaux, jouer impeccablement le 2e concerto de Saint-Saëns. On n'est plus dans ce répertoire. Haendel d'abord: la 11e suite, celle de "la musique de Barry Lindon" (la sarabande!) Dès les premières notes on sait qu'on a à faire à un pianiste: une fermeté de toucher, une autorité, une clarté de jeu assumée. Un petit accroc à la 3e mesure rappelle la jeunesse. Son Haendel est léger, rêveur, architecturé et cependant puissant. Il joue ensuite les "4 mazurkas opus 17" de Chopin. On est au coeur de la danse, sauf que dans ce recueil certaines sont des danses assumées, comme la première dont Geniet accentue les contrastes, d'autres des danses fantômes. Le Chopin de Geniet est léger aussi, aérien, hors de tout romantisme excessif. Ces mazurkas ne sont pas jouées dans les salons mais dans les cours des manoirs. La dernière, si connue, est d'une mélancolie nocturne et neurasthénique, pas du tout dansante, défendue avec une délicatesse infinie, nourrie de silences.
ET VALSE-TEMPÊTE
"La Valse" de Ravel est torrentielle et folle, comme je le recherche. Je reproche cependant à Geniet de se laisser un peu dépasser par sa virtuosité, d'accentuer les détails, de, même, les mettre en scène au détriment de la construction. L'intérêt, c'est que la dimension orchestrale de l'oeuvre est vraiment là. Plus on avance, plus on croit entendre le gnome Scarbo qui danse avec une femme-squelette. La grande montée finale est magistralement conduite, les ruissellements des dernières mesures magnifiques. Geniet ira loin... jusqu'à une Victoire de la Musique?
LA REVOLTE DU "GAULOIS"
En me rendant au concert suivant je tombe sur une scène émouvante. Il y a un lieu emblématique sous la grande halle, qu'on appelle le kiosque, une grande scène ronde où les artistes viennent donner un aperçu de ce qu'ils vont jouer, d'où, aussi, nos confrères de Radio-France diffusent en direct leurs émissions. J'aperçois René Martin lui-même avec un micro. C'est très inhabituel, il n'aime pas parler, déteste se mettre en avant. Il faut donc qu'il y ait quelque chose qui lui tienne à coeur. Il nous présente un homme, Claude Roux, dit "Le Gaulois" Claude Roux s'est mis au service des handicapés de la vie, et même de ceux qui l'ont quittée. Révolté de ce que les SDF décédés n'aient aucun cérémonial pour accompagner leurs dépouilles, il a créé une chorale composée de leurs compagnons de misère à qui il enseigne des airs pas forcément tristes, chansons de Bretagne et d'ailleurs, qu'ils vont chanter aux obsèques de leurs camarades défunts et qu'aujourd'hui ils viennent chanter devant nous de voix pas toujours parfaites mais avec un coeur gros comme ça et une émotion intense. Une émotion qui s'appelle la dignité.
LES DELICIEUSES HISTOIRES DE PHILIPPE CASSARD
Le concert auquel j'assiste maintenant n'était pas prévu. J'avais choisi une seconde salve de marches par les musiciens de l'Armée de l'Air. Mais ceux-ci ont dû partir en mission, en tout cas ils ont quitté Nantes. Je me retrouve avec Philippe Cassard (encore du piano, vous allez croire que je le fais exprès!) que je n'avais jamais entendu, en tout cas en tant que... pianiste. Ses années de France-Musique lui ont donné (il l'avait sans doute déjà...) le goût du récit. Et c'est délicieux. Evidemment plus long qu'avec des artistes muets mais on en redemande. Je le dis avec d'autant plus de plaisir qu'étant moi-même un peu bavard, je me méfie de ceux qui le sont aussi. Appelez cela de la jalousie si vous voulez, même si c'est un bien grand mot!
Déjà, le programme de Cassard part d'une très jolie idée: la valse française, et surtout la valse lente. Il commence par celle, opus 83, d'Auguste Durand, "ce qui veut dire qu'il y en a eu 82 avant" et peut-être autant ensuite. Ce prolixe monsieur, "qui est passé très vite de l'anonymat à l'oubli" est tout de même le père du fameux éditeur de musique. Et sa valse est une valse de caf'conc' comme il y en avait à l'époque. Plus rapide que les autres, ces "valses lentes, car sensuelles, langoureuses, capiteuses, pour les belles dames des salons de thé" soupirant après un amant réel ou imaginaire. "Massenet a écrit la Très Très Lente" (Cassard ne la jouera pas), "Debussy la Plus que Lente" qui est une merveille, du grand Debussy, et Cassard, on se le rappelle alors, est lui-même un excellent debussyste Il joue aussi de lui une "Valse romantique" où passent des souvenirs de Chopin et Schumann, que Debussy adorait, ainsi que de Grieg qui l'avait beaucoup impressionné lors des concerts parisiens du Norvégien.
POULENC ET SES DO, RAVEL ET SES VALSES
On entend Séverac ensuite, une "valse Peppermint gel" qui est un hommage à Toulouse où cet alcool mentholé était fabriqué. Fauré est là aussi, et Cassard nous parle de ses amours: "Hélène joignait l'utile à l'agréable, un banquier pour mari, un artiste, Gabriel, comme amant". La "Je te veux" de Satie dont il nous lit les paroles croquignolettes, la "Valse" de Poulenc, "avec 262 notes Do en 183 mesures", la "Valse-Scherzo" de Chabrier, "l'ami de tous les compositeurs": il y met un peu trop de brutalité mais l'on se rend compte qu'on connait parfaitement cette si jolie pièce sans jamais s'en rappeler l'auteur. Et tout de même, après "ces petites oeuvres charmantes" un long morceau, les "Valses nobles et sentimentales" de Ravel, dont il met en valeur les climats, dissonants au début, rêveurs ensuite, faisant ressortir leur modernité avec un sens du pince sans rire ravélien imparable, et sa pudeur aussi. On sort ravi de ce tableau si vivant, musicalement et humainement, des années 1910.
DES ANGES DANSENT
Je vais entendre Boris Berezovsky. Une Folle journée sans Boris n'est pas une Folle journée. Avec Anne Queffelec il est un pilier de la manifestation, depuis que sa grande complice Brigitte Engerer est morte. Avec Berezovsky on a toutes les surprises. Il faut tomber sur un compositeur qu'il a envie de défendre et sur un moment où il a envie de le défendre. C'est le cas avec le concerto de Khatchaturian. Dimitri Liss et l'orchestre de l'Oural nous font attendre, cependant, en nous proposant "Les anges dansent" d'Olga Viktorova, un compositrice russe qui est dans la salle et qui sera très applaudie: ses anges dansent, effectivement, plutôt sur des airs de ragtime et de cake-walk, mais, quoique dansant à New-York, ils sont imbibés comme à Moscou. Il y a une section de trop mais du souffle et un beau travail sur les percussions (décidément...)
LA NOSTALGIE ARMENIENNE
Le concerto commence sur une ample mélodie que Berezovsky joue à plat, sans s'attarder, en refusant le folklore; et pourtant ce folklore-là, d'Arménie ou d'Asie centrale, est bien beau, et Liss le fait chanter, peut-être de manière un peu trop vibrante. La virtuosité du pianiste est évidemment transcendante, montées et descentes du piano comme si c'était un jeu d'enfant. C'est assez fascinant. Le mouvement lent commence, sur une mélodie triste et magnifique qui démarre au contrebasson puis à la flûte, passe au piano enfin. On se rend compte que ce concerto si mal connu chez nous, parce que Khatchaturian, à l'époque soviétique, était considéré comme un compositeur folklorique (on méconnaissait d'ailleurs aussi Chostakovitch), ce concerto a un pouvoir de séduction immense et immédiat sur le public, comme ceux de Rachmaninov, qu'on méprisait tout autant. Les Américains, eux, l'ont vite adopté, grâce au grand William Kappell, qui disparut hélas! très jeune dans un accident d'avion, ou à Oscar Levant, le célèbre pianiste de jazz qui joue dans "Tous en scène" de Minnelli. Le seul Français à l'avoir à son répertoire est Jean-Yves Thibaudet qui, comme par hasard, fait une éblouissante carrière aux Etats-Unis...
Le dernier mouvement, virtuosissime, tout en contre-rythmes, a des accents, grâce à la petite harmonie, du concerto pour piano et trompette de Chostakovitch. C'est dire... Gros succès. En complément, l'orchestre joue "Lezginka" du ballet "Gayaneh". La "Danse du sabre" est l'arbre qui cache la forêt "Gayaneh", ce ballet exotique plein de superbes morceaux, qu'on voudrait VOIR un jour sur la scène de l'Opéra. "Lezginka" est dirigé trop bruyamment par Liss, les cuivres masquent la si belle mélodie jouée par les vents.
LE ROI DAVID EN HELVETIE
Un très grand bonheur nous attend avec le "Roi David" d'Arthur Honegger. Je vous dois d'ailleurs une rectification. Jean-Louis Barrault, en récitant du "Roi David" dirigé par Charles Munch, n'a jamais existé: ma mémoire a confondu avec un autre oratorio, la "Danse des morts" sur un texte de Claudel. Mais il y a bien un récitant dans ce "Roi David" qui nous vient de Suisse, où il a été conçu, Honegger lui-même retrouvant ses racines.
Car l'histoire de cette oeuvre est étrange; René Morax, écrivain suisse, avait fondé un théâtre de village et, sur l'histoire de David qu'il avait écrite, voulait de la musique. Il avait à sa disposition 100 choristes amateurs et 17 musiciens. On lui parla d'un jeune compositeur qui n'avait pas trente ans. Honegger, flatté mais très ennuyé d'avoir à écrire pour une formation pareille, demanda conseil à Stravinsky: "Faites, lui répondit celui-ci, comme si c'était vous qui aviez décidé délibérément cette formation-là. Et écrivez pour 100 choristes et 17 musiciens" Honegger le fit, et même un peu plus puisqu'il y ajouta trois solistes. L'oeuvre eut un énorme succès, y compris à Paris dans une version plus symphonique. C'est presque un oratorio de village, souvent ravissant et parfois solennel, comme des enluminures légèrement archaïsantes qui suivent le texte biblique réécrit par Morax. Les choeurs sont très beaux, pas trop compliqués (souvent à l'unisson) puisqu'il s'agissait d'amateurs. L'ensemble vocal de Lausanne, après ses Brahms, est totalement dans son élément (l'homogénéité des pupitres!) et on découvre un groupe de musiciens néerlandais tout jeune et formidable, l'ensemble Ludwig. Le comédien suisse Christophe Balissat est un vrai récitant: il n'essaie pas de jouer, il raconte, et de plus, chose pas si fréquente, il dit le texte par coeur. Des trois solistes on remarque la voix souple et angélique de Cécile Matthey, mais le ténor, Ross Buddie, en David, est parfois incertain, son français est peu compréhensible et son timbre demeure souvent confidentiel! Daniel Reuss, qui dirige excellemment, vient de sortir un CD du "Roi David" chez Mirare. Seuls les solistes sont différents. C'est évidemment à entendre.
UN TRIO AUX ACCENTS TZIGANES
On reste en Suisse. Au début du concert violon-piano-clarinette d'Olivier Charlier, Emmanuel Strosser et Nicolas Baldeyrou. C'est la suite de l' "Histoire du soldat" que Stravinsky composa dans un village voisin de celui de Morax et Honegger, pour les sept instruments qu'il avait sous la main. Charlier est très justement sarcastique, dans cette transcription de la main du compositeur, en violon du petit soldat convoités (le violon et l'âme du soldat!) par le diable. On ira ensuite faire un tour en Hongrie avec les "Danses populaires roumaines" de Bartok, jouées au violon et piano dans un esprit vraiment populaire. Et puis les "Deux pièces pour clarinette et piano" du méconnu Léo Weiner, hongrois lui aussi, dont on met un peu de temps à reconnaître le caractère tzigane. C'est que Nicolas Baldeyrou est presque trop élégant de son. Il a cependant du mérite, il remplace au pied levé son collègue, Raphaël Sévère. Charlier est, lui, vraiment très bien, avec un bonheur de jouer qui fait plaisir, et Strosser impeccable pianiste du trio. Trio qui joue enfin les méconnus "Contrastes", de nouveau de Bartok, imaginés pour la rencontre de Joseph Szigeti, violoniste hongrois exilé à New-York, et Benny Goodman, le grand clarinettiste de jazz. Avec Bartok lui-même au piano. Il en existe un enregistrement légendaire. Nos trois amis ne déméritent pas dans cette oeuvre de l'exil dont l'intitulé des mouvements est en hongrois ("Verbunkos/Piheno/Sebes")
EXCELLENTS CHIFFRES DE FREQUENTATION
L'exil: ce devrait être le thème de l'an prochain. Car pendant ce temps on est à l'heure des bilans, qui se résument pour moi en deux chiffres: 140.000 billets vendus "en progression d'1 point 5". Calculer la valeur du point me donne déjà mal à la tête. Il n'empêche: je dois souligner aussi l'organisation sans bavure, discrète et efficace, alors que les consignes de sécurité avaient été renforcées, oh! combien... Merci donc à tout le personnel, et en particulier celui des contrôles à l'entrée qui n'ont jamais fait de ce passage obligé une contrainte!
CONCERT D'ADIEU, PIANISTE TRANSCENDANT
Le concert final, vous l'avez peut-être vu sur Arte. Il donne l'occasion d'une jolie rencontre d'introduction avec les percussionnistes de l'orchestre national de France: c'est un apéritif de Didier Benetti qui réveille bien. On fait la connaissance d'Alexandra Conunova, jeune violoniste moldave toute blonde en longue robe lamée rose. Le son est ferme, la virtuosité impeccable dans l' "Introduction et Rondo Capriccioso" de Saint-Saëns, où il faut savoir mettre aussi de la musique. Elle en met, avec beaucoup d'autorité. Certaines notes gagneront en moelleux dans quelques mois. On retrouve à cette occasion nos musiciens lettons et leur chef Andris Poga, qui dirige la Bacchanale de "Samson et Dalila" (toujours de Saint-Saëns) avec un chic certain, et puis Khatchaturian: la "Valse" de "Mascarade", encore mieux que l'autre jour (à ce propos un ami russophone me souffle que "Mascarade" n'est qu'une traduction approximative de "Bal masqué", la pièce romantique de Lermontov pour laquelle Khatchaturian a écrit son ballet) et une "Danse du feu" un peu bruyante.
J'entends enfin Nelson Goerner, ce pianiste brésilien si discret qui est en train de devenir pour les mélomanes, comme son ainé Nelson Freire, une légende. Il ressemble à Michel Blanc dans "Les Bronzés font du ski". Mais quand il se met au piano pour jouer la diabolique "Totentanz" (Danse macabre) de Liszt, variations délirantes sur le "Dies Irae", quels doigts d'acier, quelle maîtrise et en même temps quelle musicalité! C'est éblouissant et jamais gratuit, et il fait un triomphe.
SUPERBES VOIX DES CHANTEUSES DE RIGA
Des "danses hongroises" de Brahms joliment enlevées, sans plus. On note une recrudescence des applaudissements mâles quand les violonistes blondes de Lettonie reviennent en scène. Et c'est la même chose pour le choeur. Choeur qui m'a ravi cette fois dans les mythiques "Danses polovtsiennes" du "Prince Igor" de Borodine, qui concluaient ce concert "de gala" On donne rarement ces danses dans leur version avec choeur. Les voix lettones sont ravissantes, les pupitres féminins en particulier, mais les hommes, moins sollicités, font preuve eux aussi d'une belle ardeur. Tout l'orchestre, d'ailleurs, et Poga encore plus, m'ont fait une excellente impression.
C'est déjà fini? Je ne l'ai pas vue passer, cette "Folle journée 2017": ah! bon, je vous dis ça tous les ans?
Un ouvrage est paru sur le thème de cette "Folle journée" sous le titre banal de "Danse et musique" (Ed. Fayard/Mirare) Il est signé Claire Paolacci. Il est parfois un peu technique mais, pour ce que j'en ai feuilleté, bourré d'informations sur un sujet pas si fréquenté, et couvrant toutes les époques, à l'usage donc du mélomane curieux sans être un puits de musicologie ou un professionnel du contrepoint. En un peu plus de deux cents pages agréablement imprimées Paolacci fait le tour de la question, d'une plume claire et toujours précise.