"La Folle Journée 2017", 3e jour: de l'apothéose de la valse à huit cents personnes en happening techno

Mes concerts du jour

  • Valses de Tchaïkovsky, Ravel, Sibelius et Johann Strauss
  • Des marches militaires par l'Armée de l'Air
  • Un joli quintette à vents dans "Casse-Noisette" et Beethoven
  • Falla, Roussel et Milhaud en ballets par l'orchestre de Poitou-Charentes
  • Chants d'amour de Brahms par le Choeur de Lausanne
  • Chansons de la Renaissance par "Doulce Mémoire"
  • Le happening de la compagnie MAD de Sylvain Groud

 

Il est midi, c'est vendredi. La tempête annoncée passe plus au sud mais il fait tout de même un temps de Breton (j'espère que je ne vais pas me faire insulter par les Nantais que je croise sous d'immenses parapluies) Soyons plus neutre: un temps de grenouilles. Toutes les écoles du coin défilent depuis ce matin dans les différentes salles, des 5 ans aux ados, beaucoup avec le fameux gilet jaune (et détrempé) cher à Karl Lagerfeld.

APOTHEOSE DE LA VALSE

Je commence soft:  le matin, un programme bien classique a des vertus de réveil. Cela s'appelle "l'apothéose de la valse" et cela permet de (re) croiser uin orchestre qui est un pilier des "Folles journées": l'Orchestre philharmonique de l'Oural, qui, ayant fait sa réputation en partie ici et accompagne désormais les plus grands solistes. Il est tout seul ce matin, sous l'autorité impériale et impérieuse de Dimitri Liss, son chef depuis vingt ans. Mais ce que je pensais un programme standard se révèle beaucoup plus subtil: faire comprendre au plus grand nombre (nous sommes 2.000 dans le grand auditorium Nijinski) que la valse n'est pas que viennoise, et qu'elle a aussi ses traditions ailleurs. A commencer par la Russie.

Un auditorium encore sage Photo : Marc Roger Renegades steel band

Un auditorium encore sage Photo : Marc Roger
Renegades steel band

LA DANSE-REINE DANS TOUS SES ETATS

Je ne connaissais pas la "Valse-fantaisie" de Glinka, qui est beaucoup plus que le dit son titre: une valse ambitieuse du père de la musique russe où passent les ombres des officiers de l'Académie militaire tsariste de Saint-Pétersbourg, pendant que les glaces entravent sous le ciel gris de l'hiver les eaux de la Neva. Basculement avec la valse du ballet "Mascarade" de Khatchaturian, si célèbre et si âpre qu'on pourrait l'attribuer à Chostakovitch: là ce sont les officiers du KGB qui dansent sous l'oeil inflexible de Staline,  avant de disparaître les uns après les autres dans les cachots de la Loubianka. La Valse des fleurs de "Casse-Noisette" fait briller les yeux des petites filles et donne à la harpiste de l'orchestre l'occasion d'une minute de gloire. Ils sont dans leurs racines, nos musiciens. Et même avec la "Valse triste" de Sibelius, étrange et ardente, dont Liss maitrise très bien les silences et les ruptures: un malheureux, dans sa maison de bois, cerné par les rennes et la neige, se souvient des bals de la ville. C'est fou comme cette musique remue l'imaginaire. Le roi de la valse est présent, tout de même; mais avec une oeuvre pas si jouée, "Légendes de la forêt viennoise" qui, avec un trio de violons (pas toujours parfaits) nous rappelle le premier instrument de Johann Strauss. Et l'orchestre met un soin touchant à nous convaincre qu'il est aussi bon que ses homologues autrichiens. Ma réserve sera pour "La Valse" de Ravel. C'est très en place. Mais dirigé comme une vraie valse. Alors que c'est une oeuvre noire, une valse cubiste, avec des glissandos nocturnes à l'orchestre qui ressemblent à ceux de l' "Enfant et les sortilèges". Je pense toujours au "Nu descendant un escalier" de Marcel Duchamp, autre exemple de déconstruction, quasi contemporain. Liss n'est pas dans cet esprit, sauf à la fin, qui tourne à la folie furieuse.

MARCHES AU PAS VERS LA VICTOIRE

Des marches ensuite. L'Harmonie de l'Armée de l'Air, son chef, Claude Kesmaecker, et tout le monde en tenue même ceux qui, parmi les musiciens, sont des civils. Ce ne sont guère des marches à danser, mais plutôt martiales. Et comme les instruments à vent n'existaient pas tous au XVIIIe siècle, au début, dans Beethoven, ils ne sont pas beaucoup. On croit voir défiler les armées napoléoniennes puis Beethoven se prend pour Napoléon, dans la marche n° 287 (il y en aurait 286 autres; et on nous l'aurait caché?) Ensuite une "marche funèbre de Napoléon" d'Adolphe Adam, l'auteur de "Giselle" et de "Minuit chrétien". On est en 1840, il y a tout à coup beaucoup plus d'instruments. Les saxophones arrivent. On entend du Saint-Saëns, Puis "Le père la victoire" du compositeur d'opérette Louis Ganne, en l'honneur de Clémenceau: cela ressemble à un french cancan pour soldats. Tess, ravissante brunette de 8 ans, qui se mettait avec frénésie à "diriger" Saint-Saëns, n'est plus inspiré par le "Père la Victoire", Clemenceau. On découvrira ensuite un hymne anglais, celui du "Pont de la Rivière Kwai" ("Hello le soleil brille, brille, brille, hello tu reviendras bientôt") qui n'est donc pas de Maurice Jarre mais d'un certain Ricketts. Et on se fera un délicieux plaisir, de battre des mains sur la "Marche de Radetzky" comme les Viennois le 1er janvier, avec Kesmaecker pour nous entraîner.

Je demande à Tess: "Plus tard tu veux être chèfe d'orchestre?" Elle hausse les épaules. "Tu préfères danseuse". Son visage s'illumine.

REVISONS NOS VENTS

Il y a parfois des concerts dont on ne sait pourquoi on les a choisis, et qui se révèlent au final agréables. Le quintette à vent Nominoé propose un programme de transcription . Bon!  Christophe Patrix, le hautboïste, a réécrit pour lui, la jeune flûtiste, la clarinette, le cor et le basson, une intelligente  ouverture des "Créatures de Prométhée", qu'on ne joue jamais, de Beethoven. Il y a des raisons: c'est le seul ballet de Beethoven et ce n'est pas un chef-d'oeuvre. Il nous annonce la "Danse des heures" de Ponchielli et "Casse-Noisette": "C'est le proigramme de "Fantasia", vous avez le droit de penser à la danse des hippopotames et à celle des autruches" En fait on révise ses instruments à vent, on prend le temps de les caresser du regard. Ces musiciens sont sympathiques, la salle est trop petite pour le son vibrant du basson, la clarinette est parfois en péril mais le clarinettiste, il est vrai, est très sollicité.

Ce n'est pas un vent, c'est un marimba C) Marc Roger

Ce n'est pas un vent, c'est un marimba C) Marc Roger

LES DANSES DU BOEUF ET DE L'ARAIGNEE

On est heureux de retrouver l'ami Jean-François Heisser avec son visage de Droopy. Il dirige trois ballets de la même époque, "Le Tricorne" de son cher Manuel de Falla dont il a enregistré l'oeuvre pour piano. Le miracle de l'orchestration fait sonner ces danses très différemment du disque du pianiste Heisser ou de Latchoumia, chroniqué récemment. Et puis ce bijou qu'est "Le festin de l'araignée" d'Albert Roussel: la flûte initiale, les détails de l'orchestration, l'histoire symbolique de ces insectes se prenant au piège de l'immobile araignée, tout est merveilleux, sans la violence tellurique que Roussel met dans ses symphonies. Qu'on ne joue plus guère Roussel relève du scandale quand on entend ce qu'on entend. Et les musiciens de l'orchestre de Poitou-Charentes sont de mieux en mieux: la flûte ici, les cuivres, la petite trompette, les goutelettes de la harpe, l'excellent premier violon. Dans "Le boeuf sur le toit", en hommage au cabaret des Champs-Elysées qui venait d'ouvrir, l'orchestre, collectivement, fait briller les phrases brillantes et pétaradantes de Darius Milhaud, cette écriture multiple où le fameux thème est repris douze fois dans différents tons, avec la même verve, et ces brusques bouffées de Brésil qui passent comme la nostalgie du séjour qu'il venait d'y faire en tant que secrétaire de l'ambassadeur Claudel. Et l'on se dit que nos orchestres de province n'ont pas la réputation qu'ils méritent et que c'est parfois très injuste. Qui irait à Paris écouter Poitou-Charentes alors que le moindre orchestre du fin fond de l'Amérique a tapis déroulé dans nos grandes institutions? Et pourtant...

VALSES D'AMOUR AVEC BRAHMS

Cette "Foille journée", sous prétexte de danse, programme parfois des concerts qui sont d'abord des rencontres d'oeuvres, et puis voilà tout. Une merveille que ce rendez-vous avec l'Ensemble vocal de Lausanne, que Michel Corboz dirigera ici une dernière fois, et dont le nouveau chef est Daniel Reuss. Daniel Reuss, on l'a beaucoup entendu ici avec son iRIAS-Kammerchor de Berlin. Il montre les mêmes qualités de rigueur et de précision avec le choeur suisse, dans un magnifique programme Brahms. Autour des "Liebesliederwalzer" que je vous ai vantés (le premier recueil) et qui est en rapport avec la danse, un autre choeur sur un texte de Martin Luther -et vous vous doutez que celui-ci ne va pas être très dansant! Mais c'est d'une belle grandeur et d'une homogénéité de pupitres qui nous captivent. On finira par un bien beau "Chant du destin" (Schicksalslied") sur un texte d'Hölderlin. Au milieu, les "Liebesliederwalzer", vingt-cinq minutes en continu, guirlande de chants d'amour ou de séduction, où les quatre types de voix se répondent et s'opposent, dialoguent ou se disputent, comme une "battle" du romantisme: "Les femmes, oh! les femmes, il y a longtemps que je me serais fait moine s'il n'y avait pas les femmes! /Je voudrais, pauvre jeune fille resplendir, plaire à un être, un seul être / La fille est bien gardée, dix verrous de fer à la porte, je les ferai sauter comme s'ils étaient de verre / C'est un sombre gouffre que l'amour. Voilà que j'y suis tombé, pauvre de moi / Mon âme bouleversée d'amour, de désir et de souffrance frissonne en pensant à toi". Poèmes populaires autant qu'odes à Clara Schumann, le grand amour interdit. Les Suisses ne lassent jamais,  font de chaque lied un petit tableau qui s'enchasse dans tous les autres. Voix parfaites, pianistes accompagnateurs sans reproche.

L'ensemble "Doulce Mémoire" C) Marc Roger

L'ensemble "Doulce Mémoire" C) Marc Roger

MELANCOLIE DE LA RENAISSANCE

On continue de chanter avec l'ensemble "Doulce mémoire" qui s'est spécialisé dans la Renaissance. Dans la lumière du Val-de-Loire et des châteaux de François Ier, dans les beaux jardins élégants, on s'échange alors des chansons de désirs ou des soupirs d'éconduits sur des textes délicieux mais qui sont encore quasiment de l'ancien français. Pierre Attaignant, Clément Janequin (les deux meilleurs musiciens), Claudin de Sermisy, Pierre Certon, brodent ces mélodies souvent mélancoliques: "Mes pas semés et loin allés Par divers solitaires lieux Sont de pensées entremellés Qui rendent humides mes yeux" Il y a tout de même encore des moines paillards et des filles peu farouches mais beaucoup de garçons qui soupirent. Ces petits bijoux (j'avoue que je ne les connaissais guère, étant peu attiré par ce temps musical) sont séparés par des airs Renaissance avec des instruments bizarres, bombardes, doulçaines et grand tambourin que Denis Raisin-Dardre et ses camarades maîtrisent vraiment, même si l'on préférerait plus de chansons et moins de... commentaires! Dommage que la guitare de Pascale Boquet soit couverte par les instruments de ses camarades! La voix d'Hugues Primard est ravissante, des harmoniques de ténorino et un son délicat, et son art de diseur est à la hauteur. Véronique Bourin a moins de puissance, le timbre est un peu pointu mais l'art de dire et de jouer est tout à fait charmant.

18 MUSICIENS MINIMALISTES

Expérience ultime -et vraiment une expérience comme on peut en vivre ici. On nous annonce un drôle de spectacle autour d'une oeuvre immense de Steve Reich, le minimaliste américain, "Music for Eighteen musicians". Cette oeuvre avait été la base d'une chorégraphie d'Ana Teresa de Keersmaeker, que Sylvain Groud et sa compagnie ne suivront absolument pas. On n'a pas compté si les musiciens étaient bien dix-huit mais il y a, on en est sûr, quatre pianistes, un marimba (l'instrument à la mode!), des cordes et des vents. Et des danseurs qui passeront au bout de quelques minutes au milieu de l'encombrement de la scène (il y a aussi des chanteuses qui se dandinent comme les Clodettes), en file indienne, un pas à gauche un pas à droite, mains en papillon, Pina Bausch minimaliste. Steve Reich me fascine le premier quart d'heure, m'hypnotise le second, m'exaspère le troisième, m'endort le quatrième. Cela n'a pas raté. Mais il y a mieux. On s'installe paisiblement dans le spectacle, on est assis en haut de la salle et tout à coup, dans ce que je vais appeler le "carré d'or", on voit des corps qui s'agitent, des mains qui se lèvent, retombent, des corps qui sautillent sur leur siège, retombent aussi, tournent le buste, de plus en plus de gens qui, dans la semi-pénombre, font des mouvements de danse, même quand les danseurs ne sont pas là. On cherche si quelqu'un leur a donné un ordre, s'ils imitent un gourou caché dans un coin de scène. Mais non.

La suite du happening C) Marc Roger

La suite du happening C) Marc Roger

LE HAPPENING FIEVREUX DU VENDREDI SOIR

Tout de même: ces deux jeunes filles qui font exactement le même geste, pas très compliqué mais assez particulier, en parfait ensemble, c'est louche. Mais il y a aussi les regards effarés de certains de leurs voisins confinés sur leur siège. Serait-ce l'effet du désir de danser? On est vite persuadé qu'il y a une organisation derrière, quand on lit le compte-rendu du programme: "les danseurs amateurs sont le vecteur entre les artistes et le public". Voilà: ce sont donc des complices déjà informés, que nous aurions pu être nous-mêmes si nous l'avions décidé. Mais petit à petit cela finit (et je suis bien incapable de vous donner le déclic exact du happening) par échapper à tous, le public non informé se lançant dans l'aventure, les gens montant sur scène pour faire la chenille ou l'arbre qui tangue, les autres dans les allées se dandinant dans tous les sens et selon ses propres dons. C'est un peu le problème; des danseurs qui dansent, c'est bien. Des non-danseurs qui se trémoussent, ce n'est plus vraiment séduisant pour ceux qui regardent. Alors je filme. Cette fille près de moi (qui me dira qu'elle a été effectivement recrutée) tout à la joie simple de bouger au milieu des autres. C'est cela finalement, un grand défoulement heureux, un grand foutoir de vendredi soir en des temps si incertains où chacun a envie de se retrouver dans le collectif. Au point qu'on ne sait plus si ce danseur, là-bas, sur scène, fait partie de la compagnie, enfin, si, on le sait, il est dans le rythme...

Dans le rythme imperturbable de Steve Reich.

Que suit aussi, tout au fond de la scène, à jardin, un jeune pianiste impassible et qui joue depuis une heure (il y aura même un bis où l'on prolongera la danse pendant dix minutes dans des éclairages de rouge et de vert)

On est à Nantes

Ensemble vocal de Lausanne: autre concert, dimanche, 12.30

Ensemble Doulce Mémoire: autre concert, dimanche 17 heures