Daniel Barenboim revient à ses compositeurs intimes, Mozart et Bruckner

Le cycle Mozart-Bruckner commencé en septembre par Daniel Barenboim à la Philharmonie de Paris se poursuivait la semaine dernière et je ne pouvais m'empêcher d'y voir, en l'entendant avec son cher orchestre de la Staatskapelle de Berlin, un homme d'âge qui se recentre sur ce qu'il a de plus cher, de plus essentiel, et l'affirme au monde entier. Daniel Barenboim aura soixante-quinze ans à la fin de l'année. On lui souhaite évidemment encore bien des années de musique; mais il fait ce qu'ont fait avant lui un Abbado, un Brendel: se concentrer désormais sur les musiciens qui ont constitué sa nourriture spirituelle.

COMME BRENDEL OU ABBADO, SE RECENTRER SUR LES COMPOSITEURS FETICHES

Brendel avait consacré sa tournée d'adieu à ses chers Viennois, Haydn, Mozart, Beethoven et Schubert, en une belle continuité musicale et stylistique. Abbado revenait inlassablement à Mahler et aussi Mozart, avec cet orchestre Mozart qu'il avait créé, mais la nécessité pour lui, dans les concertos de piano, de s'appuyer sur ses deux complices, Maurizio Pollini et Martha Argerich. J'avais chroniqué ici l'enregistrement du 20e concerto de Mozart par le couple Argerich-Abbado, ce concerto que Barenboim jouait l'autre jour. Barenboim et Abbado se connaissaient-ils? Assurément. Ils avaient un lien en tout cas, leur amie Argerich, du même âge que Barenboim et qui avait respiré le même air portègne dans sa jeunesse.

Barenboim à Berlin le 12 septembre dernier C) SOEREN STACHE/dpa

Barenboim à Berlin le 12 septembre dernier C) SOEREN STACHE/dpa

Barenboim-Abbado, l'un brucknerien, l'autre malherien, comme si chacun prenait sa part de ce gigantesque monument symphonique édifié par les deux autrichiens en quarante ans, neuf symphonies chacun, ce chiffre fatidique non dépassé non plus par Beethoven, par Schubert avant eux, par Dvorak ou par Vaughan Williams. Chacun sa part, qui était moins la part de l'autre, Barenboim ayant fort peu (peut-être jamais) dirigé Malher et Abbado Bruckner un peu plus, mais partiellement. Quant à Mozart, Barenboim a l'avantage de n'avoir besoin de personne pour aborder ce monument concertant que sont les concertos pour piano. Ces concertos, il en a donné l'intégrale dès l'âge de 21 ans. Il les a enregistrés à 25 avec une élégance merveilleuse. Il  est revenu ensuite aux plus célèbres, aux plus "'chefs-d'oeuvre", avec moins de réussite et le trop compact Philharmonique de Berlin. C'étaient les années 90 et on le perdait un peu de vue, ne sachant si le pianiste l'emportait sur le chef, le chef sur le pianiste, ou si les deux ne se brouillonnaient pas.

UN ORCHESTRE BERLINOIS D'UNE ADMIRABLE COHESION 

Depuis quelques années on a retrouvé le Barenboim qui sait ce qu'il est, qui sait où il va. Clair dans sa tête quand il est pianiste (jouant d'ailleurs des compositeurs comme Liszt qu'il avait assez peu abordés), heureux coimme chef d'orchestre, peut-être parce qu'il a trouvé deux orchestres à sa main, l'un qu'il a formé, le fameux West-Eastern Divan Orchestra composé de jeunes musiciens israéliens, palestiniens et arabes, l'autre, la Staatskapelle de Berlin, très ancienne formation (de l'époque de Bach) de la capitale allemande, que le régime est-allemand avait un peu mis en veilleuse pour ne pas nuire peut-être aux deux orchestres de prestige qu'étaient, que sont toujours, la Staatskapelle de Dresde et le Gewandhaus de Leipzig. L'orchestre berlinois a sans doute aussi profité d'avoir désormais un Barenboim à sa tête, dont il est connu qu'il peut être d'une extrême exigence, et assez cruel, même avec des musiciens qu'il connait bien. Ce qu'on a entendu l'autre jour suffit à nous convaincre que la rencontre a, au fil du temps, porté ses fruits: clarté de la texture orchestrale, admirable cohésion d'ensemble, équilibre des intentions du côté des cordes, où la beauté sonore ne s'opère jamais au détriment de l'écriture, qualité des vents, là aussi très "à l'allemande", c'est-à-dire dans la cohésion de l'orchestre et sans jamais se livrer à une démonstration de soliste, aussi belle soit-elle.

Barenboim pianiste, les années 80 ©Marcello Mencarini/Leemage

Barenboim pianiste, les années 80 ©Marcello Mencarini/Leemage

BARENBOIM PIANISTE OU LA PARFAITE SIMPLICITE DU JEU

Le principe "à chaque symphonie son concerto par Barenboim lui-même" était respecté ce soir-là. Il ne l'a pas été tous les soirs, permettant, par la programmation de diverses symphonies concertantes de Mozart, de faire admirer, justement, les individualités de l'orchestre. Mais on avait Barenboim pianiste et chef ce vendredi, dans le 20e concerto, le plus beau de la série selon moi, le plus génial, parce que si surprenant, d'une série géniale. Concerto K. 466, en mineur (tonalité de ré), assez proche de "Don Giovanni" dans son mélange de terreur et de violence, de grandeur et de révolte. Evidemment Barenboim, qui l'a si souvent joué, en fait un peu ce qu'il veut. Avec des cadences curieuses, des traits manquant de netteté et même parfois franchement "savonnés". Mais aussi une grande clarté de texture, une parfaite simplicité du jeu, au moins dans le premier mouvement, qui est presque défendu comme par un piano-fortiste. Le climat est chambriste (et les musiciens de l'orchestre se plient à cette discipline), il n'y a pas le côté sombre, encore moins désespéré, que j'y attends. La cohérence de Barenboim est tout de même là, puisqu'il remet ce concerto dans la continuité des autres, numéro 20 d'une série de 27, et jumeau du solaire et mélancolique 21e au mouvement lent en apesanteur, si célèbre et si merveilleux. Ce numéro 20, c'est mon problème (et sûrement pas celui de Barenboim!) je ne peux l'entendre sans frissonner car j'ai toujours dans la tête l'enregistrement proprement génial, d'une telle qualité de toucher et d'une émotion quasi PHILOSOPHIQUE, de Clara Haskil: la pianiste roumaine l'avait enregistré quelques semaines avant sa mort, ce qui ajoutait encore au miracle, avec un orchestre des concerts Lamoureux conduit par Igor Markévitch en état de grâce; et le 24e concerto, l'autre en mineur, était presque aussi génial. Le CD est toujours disponible chez Philips, et comment retrouver ensuite la même hauteur de vue, même chez de grands maîtres comme Barenboim?

La fureur, la colère, Barenboim va commencer à l'installer dans le dernier mouvement, qui a pas mal de puissance et de panache, même s'il tourne parfois au "concerto de Beethoven que Beethoven n'a pas écrit" Mais mes voisines sont ravies, fascinées par l'osmose piano-orchestre ou par la simple beauté de l'adagio, elles qui sans doute n'ont jamais entendu Haskil. Du poids des légendes sur l'imaginaire...

Un Bruckner de 30 ans, en 1854 © Collection Particuliere Tropmi / Manuel Cohen

Un Bruckner de 30 ans, en 1854 © Collection Particuliere Tropmi / Manuel Cohen

LA GRANDE ARCHITECTURE DE BRUCKNER SUPERBEMENT RENDUE

Elles auront été encore plus conquises (et moi avec) par la symphonie de Bruckner. La 2e. Tous les brucknériens vous diront que le premier grand chef-d'oeuvre, c'est la 3e. La 1e et la 2e, moins connues, sont de très beaux galops d'essai (sans parler de la symphonie "Die nullte" ou numéro zéro, que Bruckner a refusé d'inclure dans la série) Mais voilà: Barenboim et l'orchestre, ce soir-là, réussissent à faire de cette deuxième symphonie, plutôt bien accueillie en 1873 même si le chef de l'orchestre de Vienne l'avait jugée injouable, la petite soeur de la 3e. Sous la houlette d'un Barenboim très inspiré, tout s'y met en place du grand cérémonial brucknérien, qui culmine immanquablement dans le double volet central, l'adagio (deuxième mouvement), d'une formidable ampleur mystique et le scherzo (troisième mouvement) s'appuyant sur une scansion si particulière qu'un scherzo se reconnaît comme étant de Bruckner en trois secondes à peine. Mais dès le premier mouvement, où les huit contrebasses soutiennent les vents (jolies flûtes), où l'on note d'emblée la couleur boisée des cordes, Barenboim insiste sur l'élan vital, le côté panthéiste plus que religieux, dosant les crescendos jusqu'à la rupture comme si Bruckner, homme profondément croyant, avait écrit une symphonie forestière où il rendait grâce à Dieu d'avoir créé les arbres. Frottement des cordes, trilles des flûtes, appel du cor: le Bruckner symphoniste, parfois vilipendé, apparaît magnifié part la Staatskapelle de Berlin. Barenboim, à certains moments, comme beaucoup de grands chefs atteignant le sommet de leur art, ne fait rien, écoute ses musiciens, heureux, puis rattrape les rênes pour orchestrer les flux et reflux bruckneriens, avant une magnifique coda.

L'ESPRIT VIENNOIS, LES COULEURS RUSTIQUES, LA PUISSANCE DES CUIVRES

Le deuxième mouvement commence et c'est gagné: le tapis des cordes soutenues par les contrebasses en pizzicati , le cor qui surgit alors comme un oiseau tournoyant, puis le basson comme un oiseau qui se pose, on est déjà de plain-pied dans dans cette retenue mystique qui fait des mouvements lents le point d'équilibre de ces cathédrales sonores que sont les symphonies de Bruckner. La puissance à l'unisson des cordes, les traits flamboyants et extatiques des vents, l'appel des cuivres savamment distillé au coeur des silences: à plusieurs moments on est déjà chez Mahler, ou on pense à celui-ci, à tout ce qu'il doit à Bruckner dont il créa d'ailleurs, même si ce fut une création  posthume, la 6e symphonie. Mais on pensera aussi à Schubert, dans le scherzo, à cet esprit viennois auquel Bruckner ajoute des couleurs rustiques, avec quelque chose, parfois, de la valse paysanne: l'orchestre y est impeccable dans la pulsation rythmique si caractéristique, les cordes sont admirables de puissance et de beauté.

A Berlin en 2014 C) JOHN MACDOUGALL

A Berlin avec l'orchestre, en 2014 C) JOHN MACDOUGALL

Le 4e mouvement, enfin, n'est pas tout à fait à la hauteur, mais c'est à cause de Bruckner lui-même qui n'a pas trouvé, qui ne trouvera jamais vraiment, quelle place ce mouvement doit occuper dans l'architecture qu'il bâtit, sinon de renchérir sur le premier, de construire, en miroir, un premier mouvement où les éléments sonores se mettent en place et un dernier mouvement où ils sont enfin rassemblés. Dans cette symphonie ce n'est pas encore le cas: on a l'impression que ce 4e mouvement est la 2e partie du 3e. L'orchestre se déchaîne, cela sonne un peu comme une symphonie d'église, ce sont des beautés séparées qui nous séduisent, et jamais autant que dans les grands crescendos à base de cuivres, mais il arrive à Barenboim lui-même de laisser passer quelques décalages, d'être moins exigeant sur la clarté de la texture même si la coda est somptueuse.

TRIOMPHE D'UN COUPLE, BARENBOIM ET SES BERLINOIS

Dix minutes d'applaudissements pour cet homme qui est un des géants de la musique d'aujourd'hui. A un moment, attiré par un enthousiasme plus nourri au premier rang (ou par des spectateurs qu'il reconnaît), il s'en approche. Et puis, comprenant que cela va tourner à la standing ovation pour lui-même, il recule, semble sortir, s'arrête et se retourne pour embrasser l'orchestre du bras et nous le désigner comme faisant partie du triomphe.

Le geste est beau! Et d'une imparable justesse.

Orchestre de la Staatskapelle de Berlin, direction et piano Daniel Barenboim: Mozart (Concerto pour piano n° 20), Bruckner (Symphonie n° 2). A la Philharmonie de Paris le 6 janvier

Pour les bruckneriens fervents:

Cela tombe bien, l'intégrale de ces symphonies par les mêmes interprètes vient de paraître à la Deutsche Grammophon. Je ne l'ai pas écouté mais si elle est à la hauteur de la soirée du 6... Allez voir en attendant, chez le même éditeur, la version réalisé par un trentenaire qui s'essayait encore à la direction, avec quelle réussite, à la tête du prestigieux orchestre symphonique de Chicago. Pour une découverte, les plus belles symphonies de Bruckner sont la 3e, la 4e et la 7e, dont on entend le sublime "Adagio" dans le "Senso" de Visconti. Et la 9e, inachevée, qui n'a que trois mouvements (mais qui est aussi longue que les autres!)

Le hasard programme à l'Auditorium de Radio-France, ce jeudi 19 janvier, un concert quasi similaire: l'orchestre national de France jouera la 6e symphonie de Bruckner sous la direction du très prometteur jeune britannique Robin Ticciati, et ce même concerto n°20 de Mozart par l'excellent pianiste allemand Lars Vogt.

Enfin le cycle Mozart-Bruckner de Barenboim et de la Staatskapelle de Berlin s'achèvera en septembre prochain: il manque les symphonies 8 et 9, dans les Mozart le 21e ou le 23e concerto, peut-être aussi entendrons-nous la symphonie n° 0, histoire de la juger plus favorablement que le compositeur!