Alexandre Tharaud affronte le romantisme de Rachmaninov

ALexandre Tharaud Photo: Marco Borggreve

D'emblée on a été intrigué. Bien sûr parce qu'Alexandre Tharaud est un des musiciens français parmi les préférés du public, porteur d'un univers rare, personnel, d'une réflexion sur son métier (non que les autres n'en aient pas!) qu'il fait, lui, partager, curieux aussi d'autres expériences (sa présence dans le "Amour" de Michael Haneke dans un rôle de.... pianiste) Mais le compositeur qu'il propose ces jours-ci est pour le moins inattendu: Rachmaninov. Lui, le spécialiste du baroque au piano, Bach, Rameau, Couperin, Scarlatti, jusqu'à Mozart. Ou de l'oeuvre retenue, si française, de Ravel, de Poulenc. Certes il joue Chopin, mais, à part Alfred Brendel, tous les pianistes jouent Chopin.

"LA VIRTUOSITE DE RACHMANINOV GRISE LES JEUNES PIANISTES"

Lui, donc, affrontant ce monument du post-romantisme, ce concerto adoré du public mais guère de la critique (il fut un temps, plus radical, où on parlait de "musique dégoulinante"), sorte d'OVNI surgissant à un moment où Debussy installait la modernité, où Stravinsky et Bartok déployaient leurs ailes. Ce concerto qui a d'ailleurs autant nui à son auteur, dissimulant le reste de sa production que les interprètes russes en particulier nous ont fait depuis (re) découvrir. Ce concerto, difficulté supplémentaire pour Tharaud, dont il doit bien exister une centaine de versions, sinon davantage. Mais "je l'ai joué tôt. J'adorais cette musique, la virtuosité de Rachmaninov grise les jeunes pianistes". On comprend bien que c'est comme conduire sa première Formule 1. Sauf que vingt ans ont passé, "aujourd'hui la virtuosité m'électrise encore mais je creuse plus volontiers du côté d'un Rachmaninov sombre, désespéré, au bord du gouffre". On rappellera que Rachmaninov, dans une sorte de dépression, n'arrivait plus à écrire une ligne et qu'un docteur plus ou moins hypnotiseur ou astrologue, en lui prédisant le succès "d'un concerto", lui redonna courage. On connait la suite: le docteur avait vu juste.

C) Marco Borggreve

C) Marco Borggreve

THARAUD MET DU MOZART DANS SON RACHMANINOV

Or justement on n'est pas sûr, en écoutant Tharaud, d'entendre un compositeur désespéré. Mais introverti, ce qui va un peu contre l'oeuvre elle-même. Le début est lent mais lyrique, un lyrisme contrôlé, un piano frémissant, très beau de sonorité mais réservé, sinon timide. C'est sans doute la vraie nature de Tharaud, qu'on ne connait pas mais qu'on a croisé parfois et qui nous a semblé silencieux, pudique, réfléchi, assez proche de l'image qu'il donne sur scène; et c'est pourquoi il nous a semblé si curieux qu'il se consacre à ce concerto-là. "La virtuosité de Rachmaninov grise les jeunes pianistes". Tout jeune Tharaud y aurait mis sûrement toute la fougue, tout cet excès passionnel sans lequel, quoi qu'on en dise, ce concerto paraît bancal. Or il y a d'emblée, en certains passages, un beau climat chambriste mais le refus d'un romantisme exacerbé, comme si Tharaud voulait être dans le contrôle, y mettre trop de tête et pas assez de sentiment qui, pour lui, signifierait forcément sentimentalisme. Bref comme s'il voulait insuffler du Mozart dans du Rachmaninov, ce qui est pour le moins audacieux.

Photo: Marco Borggreve

Photo: Marco Borggreve

Et puis parfois (voir les grands accords ascendants au milieu du mouvement, certains crescendos, la beauté tendre de la cadence avec le violoncelle), Tharaud se lâche, retrouve ses vingt ans, nous emporte et l'orchestre, qui ne sait pas trop quoi faire, suivre le pianiste ou serrer le tempo dans les passages purement orchestraux (malgré le chef, Alexandre Vedernikov qui, lui, installe bien le climat sombre de l'oeuvre), entoure enfin son pianiste comme il le faut dans l'accelerando final.

UN LYRISME TROP CONTROLE

Cet orchestre, le Royal Philharmonic de Liverpool, n'est pas mauvais mais ce n'est pas un des grands orchestres européens ni même un des meilleurs d'Angleterre. On a d'ailleurs l'impression, ces temps-ci, question de coût?, qu'on ne peut plus envisager d'avoir le Philharmonique de Berlin, celui de Vienne, le Concertgebouw, et qu'accompagner un soliste, même de renom, serait désormais réservé à la deuxième division des orchestres, sans qu'ils aient forcément la musique qu'ils accompagnent dans le sang. Les limites du "Liverpool", malgré sa bonne volonté, sont qu'on ne le sent jamais partenaire, malgré les efforts du chef, alors qu'un concerto est un dialogue, même quand c'est un dialogue en forme de lutte. Le deuxième mouvement commence lentement. Dans son échange avec la flûte Tharaud joue trop droit, toujours avec ce lyrisme sous contrôle, si frappant mais il y a beaucoup de tendresse, une beauté plastique, une clarté de jeu remarquables dans cette lenteur qui se fait accablement, tristesse diffuse, et surtout sans larmes. Mais est-ce que Rachmaninov existe sans les sanglots?

Photo: Marco Borggreve

Photo: Marco Borggreve

Le 3e mouvement est le moins réussi. Ou plutôt les limites de l'entreprise de contrôle sont les plus sensibles. On se perd dans les détails, le piano lui-même manque de netteté, ralentit excessivement dans les passages nécessairement lyriques, aux confins du silence. La lenteur gagne aussi l'orchestre (cette version est l'une des plus longues du répertoire) qui manque de rebond, de fantaisie. Et puis voilà tout à coup, après un passage où l'on s'est un peu ennuyé, est-ce l'effet Vedernikov?, que l'orchestre se réveille, le dialogue s'installe, s'exacerbe, Tharaud s'amuse enfin, joue enfin le jeu. La coda est toujours un peu lente mais bouillonnante à souhait, cela finit presque en feu d'artifice.

Ah! si Tharaud avait enregistré ce concerto quand il avait vingt ans!

Mais...

BEAUCOUP DE GOUT DANS LE JEU

Car il y a un "mais", de taille, qui est le complément de programme. Et là ça devient vraiment très intéressant. Appelons cela "Tharaud et ses amis" mais d'abord Tharaud tout seul. Quelle bonne idée que ces "Cinq morceaux de fantaisie opus 3"! Qu'on ne joue jamais. Sauf un. Rendons déjà grâce à Tharaud de prendre très au sérieux ces pièces d'un jeune homme de dix-neuf ans qui pourraient passer pour salonnarde, d'un jeune homme qui s'ennuie dans la datcha de ses cousins, au coeur de l'interminable steppe russe, et qui va peu à peu trouver du charme à l'ondoiement monotone des blés et au tintement lointain des cloches. "Elégie": beaucoup de goût dans le jeu, dans la souplesse rythmique d'une pièce sous l'influence directe de Chopin, avec des débordements, des interruptions, des silences, un intense mélodie qui peu à peu s'estompe comme si les notes étaient happées par le crépuscule. "Prélude": le si fameux! Pourquoi le fragmenter ainsi, vouloir y mettre du sens, trop de sens, trop de tête, au lieu de laisser couler la musique? Comme si, là encore, Tharaud se méfiait de la célébrité de cette pièce? "Mélodie": très bel effet où chaque main joue sa partie d'abord puis envahit l'espace de l'autre, la mélodie prend quasiment une dimension symphonique; des dissonances s'introduisent, la mélodie s'apaise, c'est supérieurement conduit. "Polichinelle": plus fier et triomphant que Petrouchka, une virtuosité qui regarde vers Liszt d'abord puis vers les "Tableaux d'une exposition" dont certains traits sont reproduits. Tharaud réussit à en faire un peu plus qu'une oeuvre de jeunesse. "Sérénade": hispanisante, comme on imaginait l'Espagne depuis la campagne russe. Il y a des ruptures rythmiques, c'est amusant et virtuose, c'est la pièce où Tharaud est à son meilleur.

 Sabine Devieilhe C) BORIS HORVAT

Sabine Devieilhe C) BORIS HORVAT

UNE MERVEILLEUSE PARTICIPATION DE SABINE DEVIEILHE

Arrive alors le plus beau moment du disque, la fameuse "Vocalise". Pas sous forme de transcription pour violoncelle, accordéon ou autre, comme on l'entend souvent. Mais la voix de soprano pour laquelle elle a été conçue. Cette grande arche mélodique ne nous a jamais paru aussi proche de la non moins fameuse "Bachiana Brasileira numéro 5" de Villa-Lobos: même volupté sonore, même écriture en suspension, aussi éthérée que sensuelle.  Portée, merveilleuse idée, par l'admirable timbre de Sabine Devieilhe: les aigus sont délicieux, le sentiment tendre, la fin d'une royale beauté. Devieilhe tient d'un bout à l'autre la ligne vocale, qui est la difficulté majeure de la "Vocalise"; le souffle parait inépuisable durant les six minutes que dure l'oeuvre, que Tharaud accompagne avec une très belle retenue.

Il propose enfin deux pièces à six mains avec ses autres amis pianistes, Aleksandar Madzar et Alexander Melnikov ("avec Vedernikov, un disque à quatre Alexandre!"): ce sont, là, vraiment, des pièces de salon d'un tout jeune homme écrites pour de jolies cousines. Si la "Valse", dont le thème lui fut soufflé par la cousine Natalia, l'ainée des jeunes filles, est charmante  mais pas inoubliable, la "Romance", beaucoup plus ambitieuse, est très bien défendue par les trois complices.

Oui, de quoi compléter notre connaissance du Russe et donc un disque à classer à Tharaud plutôt qu'au 2e concerto, ou alors, comme chez les quelques grands marchands qui résistent encore, à "Rachmaninov piano seul" même si Tharaud, dans sa tentative, ne démérite pas. Mais voilà: trouver sa place quand il y a Richter, Orozco, Janis, Lugansky et tant d'autres (Trpceski chez les plus jeunes)... Et quand la fougue de ses vingt ans a laissé place à la réflexion de la quarantaine!

"Alexandre Tharaud joue Rachmaninov: Concerto pour piano n°2 (avec l'Orch. Royal de Liverpool, dir. Alexandr Vedernikov), 5 morceaux de fantaisie opus 3, Vocalise (avec Sabine Devieilhe, soprano), Pièces pour six mains (avec Alexander Melnikov et Aleksandar Madzar, pianos) Un CD Erato-Warner Classics

 

ALexandre Tharaud Photo: Marco Borggreve

ALexandre Tharaud Photo: Marco Borggreve

Les 26 et 27 novembre week-end à la Philharmonie de Paris autour de ce "2e concerto" que Tharaud jouera samedi soir à 20 heures 30 avec le même "Liverpool Philharmonic" dirigé cette fois par Vasily Petrenko. Complément de programme: "Le rocher" et les "Danses symphoniques" de... Rachmaninov. D'autres concerts réuniront Madzar et Melnikov (Madzar jouera lui-même le "2e concerto") mais aussi Jean-Guihen Queyras (les "Sonates violoncelle-piano" de Rachmaninov et Chopin avec Melnikov) ou la soprano russe Veronika Dzhioeva.