Les soirées russo-espagnoles du "Philhar'" de Radio-France

Il me manquait encore, dans ma recension des orchestres parisiens, l'autre orchestre de Radio-France, le Philharmonique. Chose faite avec brio, l'autre semaine, sur deux soirées successives, aux couleurs changeantes, occasion aussi de découvrir au moins un jeune chef au talent bien prometteur, Lahav Shani. Cet Israëlien de moins de 30 ans, qui est aussi pianiste, prendra à Rotterdam dans deux ans la succession de Yannick Nezet-Seguin qui avait lui-même succédé à Valéry Gergiev. C'est dire qu'il faudra compter avec Shani.

LES REPERTOIRES BUISSONNIERS DU PHILHARMONIQUE

C'est dire aussi qu'on espère que la question parfois posée du maintien de deux orchestres à Radio-France ne soit définitivement plus d'actualité. Le "Philhar'" et le National ont chacun leur nécessité, le "Philhar'", semble-t-il, plus curieux et de nouveaux interprètes et de répertoires buissonniers qui, en tout cas, dans le magnifique auditorium de Radio-France, ont fait salle comble le soir où Shani dirigeait. Un peu moins le lendemain et c'est très dommage. C'était samedi, jour inhabituel pour les... habitués, en conclusion d'une journée entièrement consacrée à l'Espagne.

Leonard Bernstein ©Marcello Mencarini/leemage

Leonard Bernstein ©Marcello Mencarini/leemage

Shani dirigeait un programme russo-américain, qui eût été consensuel du temps de la guerre froide! La suite de "West Side Story" de Leonard Bernstein est davantage un poème symphonique où passent des bouffées amoureuses de l'histoire tragique de Tony et Maria, et Bernstein l'a conçue ainsi, même si l'on n'oublie jamais les grands moments musicaux du film, à vrai dire on les attend même tous (mais on n'aura pas, par exemple, le "I feel pretty") Shani et ses musiciens en font une sorte de symphonie américaine, on s'amuse au début de ces percussionnistes (nombreux) qui claquent des doigts... comme les Jets et les Sharks du film, les cuivres montrent leur bravoure, Shani négocie au mieux les nombreuses ruptures rythmiques qui font la difficulté de cette musique. Il y a, dans "Somewhere", un bel alliage alto-violon-violoncelle, auquel s'ajoute le cor anglais, on note dans le "Mambo" que les contrebassistes, à la fête, swinguent comme des pros. Toutes les cordes, dans "Maria" comme dans le final (la mort de Tony), reprennent l'avantage avec une grande douceur, trop de douceur, Shani confondant parfois lenteur et poésie.

UN JEUNE CHEF ET PIANISTE PROMETTEUR

Shani dirige de son piano le "2e concerto" de Chostakovitch. C'est une oeuvre charmante, jamais jouée (considérée comme trop facile par les grands pianistes?), écrite pour son fils Maxime en vue de ses examens du Conservatoire de Moscou. C'est toujours bien de présenter, au lieu d'un nième Chopin ou Tchaïkowsky, la nouvelle oeuvre de son papa compositeur. La structure est celle du "Concerto en sol" de Ravel. Début chambriste, vif et enjoué, avec les vents (basson-clarinette-hautbois), jolie mélodie, accélération en forme de marche, modulations, cadence aussi brillante que possible, avec croisement des mains, des thèmes, conclusion en pétarade. Mouvement lent élégiaque et mélancolique, gonflé de la nostalgie des soirs d'automne, sur une mélodie qui fait pleurer. Retour au brillant, le piano fait les pieds au mur, monte et descend le clavier, les cordes font des pizzicati, et Shani tient aussi bien son monde que son piano, sans jamais aller chercher midi à quatorze heures, ce qui est le meilleur moyen de rendre justice à ce concerto.

Lahav Shani C) Marco Borggreve

Lahav Shani C) Marco Borggreve

Je n'ai jamais été un grand fan de la "9e symphonie", adorée de... Leonard Bernstein, et qui se veut un peu trop une oeuvre classique, alla Haydn, mais où Chostakovitch ne peut s'empêcher de pointer son sens du grotesque. Je préfère la "Symphonie classique" de Prokofiev, qui joue au moins franc-jeu d'un bout à l'autre. Lahav Shani a réussi à me la faire aimer le temps d'un soir, par une attention porté à la beauté sonore, un travail subtil sur l'équilibre des cordes, des cuivres ironiques mais qui restent élégants dans le premier mouvement, la beauté des bois dans la valse lente, ce presto soutenu s'appuyant de nouveau sur des cuivres tout en violence qui évoque (au deuxième degré) le triomphe de l'armée russe, l'accelerando du final. C'est assez gonflé de s'attacher à une approche davantage de détails que d'architecture mais cela n'aurait peut-être pas déplu à Staline, qui, bien sûr, avait détesté cette symphonie jusqu'à la faire interdire.

UN AUTRE CHEF... GAUCHER

Ernest Martinez-Izquierdo n'a rien, comme Lahav Shani, d'un jeune chef dont on suivrait avec intérêt l'éclosion brillante. La cinquantaine, c'est un de ces solides maestros très présent dans son pays (à Barcelone ou en Navarre), mais qui a tout de même été l'assistant de Boulez à l'Ensemble Intercontemporain. Dans un programme hispanisant, il est à son affaire, on ne peut rien dire d'autre puisqu'on ne l'a pas entendu ailleurs. Il a déjà une particularité qu'on n'avait encore jamais vue chez un chef d'orchestre: en pur gaucher sans doute, il tient sa baguette de la main gauche. On suppose donc que les demandes aux musiciens sont inversées, ce qui est peut-être déstabilisant.

Cela ne semble pas gêner les musiciens du Philharmonique, que Martinez-Izquierdo entraîne dans une "Prière du Torero", oeuvre la plus connue du mal connu Joaquin Turina, étude pour cordes à la fois mélodieuse et âpre, avec une fin qui ressemble aux musiques de film inquiétantes de Bernard Herrmann. Le geste est net et précis, l'accompagnement souple dans les 3 mélodies de "Don Quichotte à Dulcinée" de Ravel, dernière oeuvre (et pas la plus significative) du musicien: huit minutes avec habanera et castagnettes, sentiment parfois tragique, que Nicolas Cavallier chante dans le style quichottesque mais avec quelques aigus engorgés. Les textes sont de Paul Morand, qui nous confirment qu'il est davantage un prosateur ("Foin du jaloux, brune maîtresse/  Qui geint, qui pleure et fait serment/ D'être toujours ce pâle amant/ Qui met de l'eau dans son ivresse")

Emmanuel Rossfelder (avec la harpiste Isabelle Moretti) C) Frank Perry, AFP

Emmanuel Rossfelder (avec la harpiste Isabelle Moretti) C) Frank Perry, AFP

HOMMAGE AU SIECLE D'OR ESPAGNOL

La "Fantasia para un gentilhombre" de Joaquin Rodrigo nous change de l'éternel "Concierto de Aranjuez". C'est une oeuvre qui s'inspire de pièces de Gaspar Sanz, compositeur et guitariste du Siècle d'or espagnol. Il y a une danse lente aristocratique, une "danse des Torches" plus... enflammée, une fanfare de cavalerie, une danse rurale des Canaries, une écriture classique, parfaitement lisible, qui sert la guitare et que sert Emmanuel Rossfelder avec une belle virtuosité, une attention constante au caractère de l'oeuvre, à son esprit, non de pastiche, mais d'hommage (et parfois l'on voudrait dans le jeu de Rossfelder un peu plus de fantaisie rythmique), avec de jolis accords de timbres (trompette et basson, guitare et bois) que Martinez-Izquierdo sait mettre en valeur.

UN FALLA MECONNU ET MAGNIFIQUE

Mais le meilleur est pour la fin, ces "Tréteaux de Maître Pierre" de Manuel de Falla qui avait attisé notre curiosité. Opéra de poche, écrit pour un théâtre de marionnettes comme il y en avait justement au Siècle d'or, entre zarzuela et cantate profane, sur un extrait du "Don Quichotte" où le chevalier, au grand dam du malheureux Maître Pierre, prendra ses poupées de bois pour des êtres réels et les attaquera jusqu'à détruire  son pauvre théâtre. Falla en fait (c'était une commande de la princesse de Polignac) un pur concentré d'Espagne, cru, austère et coloré: l'orchestre, réduit, fait la part belle aux bois et aux cuivres, les cordes sont rares, il y a aussi un clavecin et des percussions. Le rôle principal est tenu par un Truchement (Intermédiaire), confié, le demande Falla, à une voix d'enfant, et la jeune (15 ans) Ana Carolina Grabowski-Romero, avec ses allures de sage adolescente, y est étonnante d'autorité et de musicalité, timbre curieux déjà d'une adulte avec encore des notes blanches de fillette. Nicolas Cavallier est un Don Quichotte cette fois sans défaut, Jean-Paul Fouchécourt est très drôle et de belle voix en Maître Pierre. Martinez-Izquierdo, d'une extrême précision, rend très bien les couleurs de l'oeuvre, l'enchevêtrement des timbres, leur franchise ou leur acidité, les différents climats, arabe ou grégorien, lyrique ou endiablé, en respectant toujours, malgré une tendance à couvrir les voix à certains moments, l'esprit populaire et génialement castillan (encore les références aux musiques du Siècle d'or) voulu par le compositeur.

C) FRANCOIS GUILLOT / AFP PHOTO /

C) FRANCOIS GUILLOT / AFP PHOTO

Le Philharmonique  de Radio-France s'est confié à Mikko Franck il y a un an. Le jeune Finlandais, qui s'est souvent absenté l'an dernier pour des raisons privées, semble-t-il, n'a peut-être pas encore imprimé sa marque. Mais succéder à Marek Janowski (qui avait livré un remarquable travail sur le répertoire germanique) et à Myung-Whun-Chung  n'est pas non plus une mission périlleuse. Il reste éventuellement aux tutelles à clarifier, si besoin, les relations entre les deux orchestres, le National et le Philharmonique, de peur que l'un ne semble trop le supplétif de l'autre. Cela passe-t-il par la définition d'un répertoire? Ce serait beaucoup trop réducteur et de toute façon quelle tutelle aurait l'imagination nécessaire? La qualité des musiciens, leur réactivité, demeurent en tout cas les lignes de force d'un Philharmonique qui, dans son bel écrin de l'auditorium, doit renforcer encore son identité pour élargir un peu plus son public. Il le mérite, c'est l'évidence.

 

A l'Auditorium de Radio-France, Maison de la Radio, l'Orchestre Philharmonique de Radio-France: le 21 octobre, direction et piano Lahav Shani (Bernstein, Chostakovitch); le 22 octobre, direction Ernest Martinez-Izquierdo, Emmanuel Rossfelder, guitare, Ana Carolina Grabowski-Romero, mezzo, Jean-Paul Fouchécourt, ténor, Nicolas Cavallier, baryton (Turina, Ravel, Rodrigo, Falla)