Le Théâtre de la Ville (toujours fermé) prend ses quartiers au Théâtre des Champs-Elysées: tout un symbole! Un théâtre dévolu au théâtre est reçu par un théâtre dévolu à la musique. On est au coeur même du paradoxe "Opéra de Quat'Sous". Opéra ou pièce de théâtre? Les deux sans doute, cas unique! Avec la difficulté qu'on suppose: acteurs sachant chanter, chanteurs sachant jouer? Il est vrai et Bertolt Brecht et Kurt Weill y avaient pensé, il y a un entre-deux, qui est le cabaret musical. Et la réussite de Wilson et du Berliner Ensemble est que leur "Opéra de Quat'Sous" se situe exactement là.
DU PUR BOB WILSON
On se souvient de la tentative de la Comédie-Française sous la houlette de Laurent Pelly, méritoire mais manquant de jus musical malgré le talent de chanteurs de certains comédiens. On citera aussi un enregistrement bien intéressant où les acteurs (Mario Adorf) et les dames de cabaret (Milva, Ute Lemper) côtoient de grands wagnériens (Helga Dernesch, René Kollo) et le mélange fonctionne. Sans remonter tout de même à Lotte Lenya, madame Brecht, la créatrice de Jenny-des-Lupanars.
La solution adoptée cette fois est donc encore différente. "Solution" est d'ailleurs un bien grand mot. Car c'est d'abord du Bob Wilson à quoi l'on assiste. Du pur Bob Wilson: la splendeur étrange des lumières, les poses erratiques, les démarches entre danse, marche et mime, les coiffures et maquillages démentiels, tout cet univers codé qui fait d'un spectacle de Wilson un objet immédiatement reconnaissable dans la planète théâtre (ou opéra), parfois (de plus en plus souvent, regrettent certains) au détriment des oeuvres, du sens des oeuvres. Or, en étant ici pleinement lui-même, il parvient à rendre le sens exact du chef-d'oeuvre à quatre mains qui a signé aussi (en 1928) la naissance d'un nouvel auteur, ce "BrechtWeill" dont on a fini par croire que l'un n'allait jamais sans l'autre alors qu'ils n'ont collaboré que quatre fois, sur six ans.
UNE BELLE COLLABORATION AVEC LE BERLINER ENSEMBLE
Et Wilson fait cela avec une intelligence extrême qui tient à quelque chose de très simple: la confiance totale qu'il éprouve envers la troupe du Berliner Ensemble, cette troupe (ce lieu de théâtre) créée par Brecht lui-même dans le Berlin-Est d'après-guerre et qui est aujourd'hui encore un lieu-phare de la scène européenne. A lui, donc, la scénographie, le climat, la netteté de la construction, la caractérisation des personnages, le regard extérieur, les trouvailles scéniques. A eux le jeu, le travail sur la langue, sur la diction, sur ce sprechgesang (le parler-chanter) qu'ils maîtrisent comme personne et qui permet à ceux qui sont les moins musiciens de se sortir sans drame de l'écriture souvent exigeante de Kurt Weill.
Bien sûr c'est Wilson, on le suppose, qui a toujours le dernier mot mais le miracle, c'est que les intentions de Brecht, l'histoire qui nous est racontée par lui, ne sont jamais oubliées, ou mises au service d'une esthétique qui les contraindrait. Il y a même, dans la manière dont le récit est conduit par Wilson, une fluidité rare, une lisibilité qui n'est pas si fréquente dans un texte parfois foisonnant et qui brasse, dans la Londres du siècle dix-huitième, infinité de personnages, du mac au malfrat, de la prostituée à l'oie blanche (mais qui rêve d'être déniaisée), sur fond de police corrompue et de puissants indifférents à la misère du peuple. Passants, si vous reconnaissez le monde d'aujourd'hui... vous n'avez pas tort.
Ainsi, la première qualité de Wilson est d'ôter toute référence historique, ce qui n'est pas trop difficile car c'est inhérent à son univers même: ce Londres-là est aussi peu londonien que possible, mais il n'est pas plus new-yorkais, parisien ou d'où vous voulez. Berlinois éventuellement, ce qui est revenir aux sources de l'oeuvre. Pour se rappeler (et Wilson le met très intelligemment en lumière) cette liberté dans laquelle baignaient les auteurs, cette liberté qui faisait de la Berlin des années 20 un incroyable concentré de création à l'avant-garde (danse, cinéma, musique, mise en scène de théâtre, architecture) autant qu'une ville qui ne dormait jamais, où la tolérance en matière de moeurs, s'appuyant sur l'envie de s'amuser de l'après-guerre, était d'autant plus surprenante qu'elle ne se répandait pas, loin de là, à toute l'Allemagne. D'ailleurs, on connait la suite.
DE SUBTILES REFERENCES AUX CREATIONS DE L'EPOQUE
Ces références-là sont superbement distillées, sans peser jamais: les maquillages expressionnistes vus dans certains tableaux de Kirchner, le blond platine de Mackie, si fréquent chez les actrices du temps, la silhouette de Jenny-des-Lupanars sortie d'une toile de George Grosz, celle du policier Tiger Brown, imitée du "Nosferatu" de Murnau. Jusque dans l'adaptation musicale qui puise aux sources de l'opérette berlinoise, mal connue chez nous, malgré le coup de projecteur donné récemment (un film, des rééditions) sur le groupe star de l'époque, les "Comedian Harmonists", sextuor vocal inspiré des Américains et qui fut évidemment interdit par les nazis sous prétexte de la judéité de certains de ses membres. Weill les connaissait, sa sublime musique dont on redécouvre sans cesse l'inspiration mélodique (cela semble simple, et bien sûr ça ne l'est pas!) aurait pu les inspirer.
On ajoutera l'image initiale, ce défilé de braves gens comme les portraiturait, pour faire un état de l'Allemagne, le photographe August Sander, sur fond de cercles lumineux comme des planètes dorées. Et l'image finale, le rideau rouge qui se referme sur les personnages en noir et blanc, rouge, noir et blanc, les couleurs du drapeau nazi. Mais il y a aussi des scènes splendides, le "chant des canons" de Mackie et Brown avec soldats au pas en ombres chinoises, parodie antimilitariste jamais insistante; la rencontre des deux femmes de Mackie (qui sera condamné à mort pour cette bigamie-là), burlesque à souhait; l'incroyable final du deuxième acte sur fond de lumières sublimes et changeantes (d'Andreas Fuchs et Ulrich Eh), qui symbolise la gloire de Mackie avant sa chute. La beauté visuelle, de toute façon, fait oublier quelques "wilsoneries" (poses languides des comédiens figés, la scène du mariage, qui s'étire un peu). Fait oublier aussi (adressons-nous aux amateurs de musique!) pas mal de décalage dans le jeu des instrumentistes, pourtant individuellement remarquables (sous la houlette pas assez précise d'Hans-Jörn Brandenburg, trop occupé à jouer de son bel harmonium)
UNE VRAIE TROUPE: LES HERITIERS DE BRECHT
On finira en rendant hommage à la troupe, magnifique, et dont on "regrette" de devoir saluer tout de même -car c'est une troupe, vraiment!- quelques individualités. Le surprenant et émouvant (oui, oui!) Mackie, pendard habituellement d'âge mûr, qui a l'air cette fois d'avoir vingt ans avec ses cheveux d'ange blond et son maquillage de clown blanc, de Christopher Nell, Faust déjà très surprenant (avec de longues mèches auburn!) dans un précédent Wilson. Le vieux Peachum de Jürgen Holtz (84 ans), d'autant plus inquiétant avec ses allures de vieillard proche du tombeau, la tonitruante et magnifique Frau Peachum de Traute Hoess, la charmante Polly de Johanna Griebel, entre Betty Boop et Marilyn, l'incroyable Tiger Brown d'Axel Werner et pour finir la Jenny d'Angela Winkler, Winkler, que le public a accueillie avec émotion, se souvenant qu'elle fut il y a quarante ans la merveilleuse "Katharina Blum" à l'honneur perdu du film de Volker Schlöndorff, et qui, pour cela, fut acclamée comme son rôle ne l'exigeait pas tout à fait. Les autres, tous les autres, le petit monde des petites frappes et des prostituées, parfaits, comme doivent l'être les héritiers de Brecht qui rendent au grand ancêtre, sous la houlette de Wilson, le bel hommage qu'il mérite, dans cet allemand si superbement DIT qu'on croit tous le comprendre et ponctuée par les airs du complice Kurt Weill dont plusieurs appartiennent à la mémoire collective, sinon au patrimoine mondial.
"L'Opéra de Quat'sous" de Bertolt Brecht, musique de Kurt Weill, mise en scène de Bob Wilson, une production du Berliner Ensemble présentée par le Théâtre de la Ville au Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 27, 29, 31 octobre à 20 heures, dimanche 30 à 17 heures. Surtitrage en français.