Jérémie Rhorer dirige "à la française" un puissant "Requiem" de Verdi

Les solistes, le chef (de dos) les choeurs et l'orchestre de Radio-France C) Camille Grabowski

Il entre, l'air toujours aussi juvénile, petites lunettes sur le nez (pour se vieillir?) qu'il abandonnera bien vite. Jérémie Rhorer, et c'est cela qui m'intriguait, s'attaque à un monument écrasant, le "Requiem" de Verdi. Ecrasant pour tous, chef, orchestre, solistes, auditeurs, mais écrasant et sublime. Lui, le chef baroque...

VERDI, UN DEFI POUR UN CHEF BAROQUE?

C'est en tout cas sur le baroque qu'il a construit sa réputation. Les études de clavecin, l'assistanat, aux Arts Florissants, de William Christie, la fondation de l'orchestre "Le cercle de l'Harmonie" pour jouer Mozart et le répertoire du XVIIIe siècle. Certes il y a eu les admirables "Dialogues des Carmélites" de Poulenc avec Olivier Py dans ce même Théâtre des Champs-Elysées; certes Rhorer n'est pas le premier chef venu du baroque à vouloir prouver qu'il peut aller au-delà (voyez, plaçons la barre très haut, Harnoncourt) Mais tout de même: le "Requiem" de Verdi! Gérer cette masse énorme, ces contrastes exacerbés, ces solistes qui ne savent jamais s'ils chantent une déploration des morts, un quatrième acte de "Traviata" ou la méditation rajoutée du Grand Inquisiteur, ces cuivres à nu et même ces passages où le quatuor vocal est a cappella et le chef croise les bras; et toutes ces variations de climat, mais on est quand même constamment dans du Verdi, qui couvrent tout ce qu'il est possible de ressentir quand on a perdu un être cher, les larmes, la douleur, la rage, l'extase, la prière, l'élévation vers Dieu. On ne savait pas, avant d'écouter le "Requiem" de Verdi, qu'il y avait tant d'épisodes dans la prière funèbre, l' "Ingemisco" (Je gémis), le "Recordare" (Souviens-toi), le "Rex tremendae" (Roi terrible), le "Liber scriptus" (Livre écrit), le "Mors stupebit" (Mort stupéfaite) car même la mort est stupéfaite. Et cela pendant une heure vingt, de pur génie, d'un compositeur qui, pourtant, a été souvent génial. Certains font la fine bouche, c'est un opéra, pas une oeuvre religieuse. Mais si: c'est un opéra des morts et les morts ont droit eux aussi à leur représentation dernière. Peut-être sommes-nous habitués à des solennités moins latines (Bach, Brahms) et, quand elles sont françaises, elles se font dans la douceur (Fauré) ou (Berlioz) dans la puissance des sacrements.

L'ORCHESTRE NATIONAL DANS UN DE SES TRES BONS JOURS

Rhorer lève sa baguette vers les violoncelles, dont le pianissimo monte peu à peu, de très loin. Les choeurs entament leur fugue a cappella, dans un très juste équilibre des pupitres et avec de belles nuances. Attaques franches, contrastes dynamiques, rien n'est laissé au hasard dans ce début d'oeuvre et c'est ce "rien" qui va imprimer sa marque. Rhorer, sa main gauche sur la tranche comme le font les chefs de choeur (comme le fait Equilbey), relance, relance constamment, cravache ses troupes qui suivent au quart de tour et l'on découvre un Orchestre National de France dans un de ses très bons jours, attentif, superbe de son chez les cordes, admirables chez les cuivres (depuis quand n'a-t-on pas entendu, en disque comme au concert, des cuivres aussi parfaits dans ce "Requiem" sans rien abdiquer de leur puissance ni de leur éclat?) Mais à la reprise de ce "Requiem aeternam" on tique un peu: si tenu, si exemplaire! Où est l'émotion?

Le jeune Verdi C) Leemage

Le jeune Verdi C) Leemage

UNE CLARTE TOUTE FRANCAISE MAIS PAS ASSEZ D'EMOTIONS

Après, le souffle du "Dies Irae" (magnifique: aucune emphase, juste l'effroi)  et la beauté sans cesse redécouverte (qui résiste à tout) des morceaux suivants nous fait oublier, ou se souvenir par intermittences, de ce contrôle constant de Rhorer non seulement sur ses musiciens mais sur l'oeuvre entière. Verdi y résiste, rassurez-vous; et ce n'est pas, de toute façon, un contresens. Juste une vision assez déstabilisante et qui, parfois, ne fonctionne pas tout à fait. C'est comme si, pour reprendre une image baroque, des sombres tourments napolitains on tentait de faire une cantate à la clarté toute française. L'orchestre, je l'ai dit, s'en sort très bien. Les choeurs aussi, du point de vue de l'homogénéité, de l'intonation, de la présence (le pupitre des ténors, en particulier, est remarquable): leurs échanges avec la soprano dans le "Libera me" conclusif (et sa grande fugue) sont exemplaires. Rhorer tient son monde d'une main de fer, en une direction qui exacerbe les contrastes et qui, dans son énergie, donne parfois l'illusion de trop de rapidité alors qu'au final ce "Requiem" dure sa durée exacte.

Les réserves sont davantage sur les solistes mais ce n'est pas toujours de leur faute.

Il faut évidemment des voix opératiques tant certaines interventions pourraient prendre place dans un opéra du maître. Mais qu'est-ce qu'une voix opératique? Rompue au style verdien?  Est-ce suffisant? Le sens du sacré, la simple émotion de la prière (mais des prières, il y en a dans les opéras), doivent AUSSI être une composante du chant; et cela repose sur eux. Autre nécessité: l'individuel (la présence, la justesse, la beauté du timbre) et le collectif (l'harmonie des ensembles) sont, dans ce "Requiem", inséparables, tant Verdi multiplie les cas de figures, "Ingemisco" confié au ténor, "Confutatis" et "Mors stupebit" à la basse, "Liber scriptus" à la mezzo et, à la soprano, le "Libera me" de conclusion. Mais ensuite toutes les combinaisons, le quatuor, le duo des dames, un trio sans la soprano ("Lux aeterna"); et la réussite est que ces voix-là se fondent, se mêlent, sont belles ensemble. Ce n'est pas toujours le cas, même (j'allais dire surtout) avec de très grands noms. Le "Recordare" des deux femmes est un pur bonheur, comme leur "Agnus dei". Le "Lacrimosa" où les hommes les rejoignent est aussi une vraie réussite (mais rater le "Lacrimosa", c'est presque impossible)

Jérémie Rhorer par Yannick Coupannec2054

SOLISTES TRES BIEN ENSEMBLE, MOINS INDIVIDUELLEMENT

Individuellement on est moins convaincu. La meilleure est la mezzo (qui, dans cette oeuvre, a un rôle écrasant, cela tombe bien), la russe Alisa Kolosova. Ligne de chant, beauté des graves, travail du souffle; me rappelant un très étrange enregistrement que je thésaurise, réalisé à Moscou par Igor Markevitch, où Irina Arkhipova, la star des mezzos du Bolchoï, tenait cette partie au côté de madame Rostropovitch, Galina Vichnevskaïa: étrange lumière grégorienne, étranges voix blanches et corsées, que j'ai un peu retrouvées chez Kolosova. Vannina Santoni a plus de mal: son "Libera me" est réussi dans le détail mais elle peine à le tenir. Elle rate trop souvent ses notes hautes, et c'est très dommage car que d'infinies beautés dans ses duos, dans ses notes en contrepoint de Kolosova ("Recordare", "Agnus Dei") où elle est d'une grande douceur, d'une intense tendresse! Jean-François Borras est très bien quand il fait de l'opéra (l'"Ingemisco"), moins dans ses ensembles où, malgré son joli timbre, il ne trouve pas toujours sa place. Ildebrando d'Arcangelo a des graves trop sourds et, on ne sait pourquoi, certaines notes sortent "débraillées". Plus encore, à l'exception de Santoni, et malgré quelques tentatives de Borras, il n'y a pas beaucoup d'émotion (ou alors, comme chez Kolosova, elle est très pudique!) Mais c'est aussi la faute du chef.

"A la française". Cela veut dire: jouons la clarté, ne tirons pas les larmes à tout prix. Louable intention. Mais c'est un peu contre l'oeuvre. La musicalité de l'entreprise permet de remédier à ce choix. Rhorer en tout cas réussit son pari, qui était peut-être un rêve d'enfant. En attendant il reviendra en décembre diriger le "Don Giovanni" de Mozart, d'un dramatisme qui lui convient bien. Que ferait-il dans les sentiments mélodramatiques du "Trouvère"?

"Requiem" de Verdi, Solistes, Choeur de Radio France, Orchestre national de France, direction Jérémie Rhorer, au Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 20 octobre