Au Théâtre des Champs-Elysées la "Norma" de Bartoli, rebelle, résistante et royale

Cecilia Bartoli (Norma) C) Vincent Pontet

La voici donc à Paris, cette production de "Norma" que Cecilia Bartoli promène depuis trois ans, depuis qu'elle l'avait créée au festival de Salzbourg. Une "Norma" dont elle avait fait un disque que nous avions chroniqué (le 20 juin 2013), une "Norma" qui se veut plus fidèle aux intentions de Bellini, le compositeur. Une "Norma" enfin, la deuxième présentée en un an au Théâtre des Champs-Elysées, mais très différente: la "Norma" de Bartoli!

 

Il serait en même temps dommage ou réducteur de considérer cette version comme une "Norma" alternative. Les traditions sont revues, les tessitures parfois changées (Adalgisa n'est plus la traditionnelle mezzo mais une soprano légère comme l'était sans doute Giulia Grisi, la créatrice du rôle), selon les adaptations qu'en faisait Bellini lui-même suivant qu'il avait à faire à Giuditta Pasta, la première Norma, ou à la Malibran, d'un tempérament différent. Mais il faudrait connaître sa "Norma" par coeur pour en lister toutes les différences, et peut-être mal le vivre si on est un Normatolâtre, un inconditionnel de Callas, Sutherland, Caballé, du bel canto. Le chant de Bartoli est-il beau? Il est en tout cas d'une intensité, d'une puissance, d'un art de la tragédie inégalés aujourd'hui. Comme Callas hier.

Cecilia Bartoli (Norma) et Rebeca Olvera (Adalgisa) C) Vincent Pontet

Cecilia Bartoli (Norma) et Rebeca Olvera (Adalgisa) C) Vincent Pontet

"NORMA" en 1943, SANS LES DRUIDES!

"Norma", donc. Pleinement Norma. Et d'abord les sifflets. Réservés aux metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser qui ont commis l'hérésie suprême de "transposer" la Gaule intemporelle dans la France occupée de 1943 (à moins que ce ne soit l'Italie fasciste) Nous avons trouvé, quant à nous, que c'était une idée toute simple (ce sont souvent, on le sait, les meilleures!) et que cela fonctionnait parfaitement. Dans la ligne, aussi, défendue par Bartoli pour qui le statut de grande-prêtresse de Norma (à l'exception notable du célébrissime "Casta Diva") ne fait pas l'essentiel de l'oeuvre. Norma est d'abord une amoureuse qui a couché avec l'occupant (peut-être, car Pollione devient ici une sorte de milicien fasciste, se sont-ils même connus avant la guerre et la guerre les a-t-elle rattrapés) et qui va aller, pour protéger ses enfants, jusqu'au bout de cet amour détestable. Il faut donc oublier les déclarations au dieu gaulois Irminsul (qui n'était même pas gaulois mais saxon), aux druides et aux mystères consacrés, et ce n'est pas bien difficile. D'autant que lesdits Gaulois, quand ils apprennent de sa propre bouche la trahison de Norma, sont moins choqués par l'outrage qu'elle a infligé à sa condition de vierge que par l'affreuse trahison que représente sa compromission avec l'occupant.

Il faut aussi noter, ce que n'ont peut-être pas vu les siffleurs, la qualité de la scénographie (de Christian Fenouillat) ou des lumières (Christophe Forey): on est vraiment plongé dans cette atmosphère clandestine de refuge provisoire (ici une école désaffectée) où quelques meubles à demi brisés, terriblement banaux, occupent l'espace, où l'on expose, emmaillotés dans un drap, les cadavres sanglants des martyrs, où l'on dort avec les mêmes vêtements, dans un désordre et une précarité qui sont ceux des combattants traqués, combattants très bien mis en espace par Leiser et Caurier dans les tableaux qu'ils forment autour de Norma et de son père, Oroveso.

L'école, pas encore désaffectée C) Vincent Pontet

L'école, pas encore désaffectée C) Vincent Pontet

UNE TRAGEDIE DE LA GUERRE

On est donc dans une tragédie de la guerre, Et d'une guerre qui, contrairement à celle de Vercingétorix et César, est encore dans toutes nos consciences. La référence avouée de Cecilia Bartoli est bien Anna Magnani dans le "Rome ville ouverte" de Rossellini, ce chef-d'oeuvre sur les résistants italiens poursuivis par les occupants nazis d'après le renversement de Mussolini. C'est dire si, contre les références mêmes de Leiser et Caurier, on balance entre les deux pays, France et Italie, et c'est très bien ainsi, dans quelque chose d'intemporel qui convient à l'universalité de l'opéra. Bartoli-Magnani: jusqu'au bout des cheveux sombres et l'on songe constamment, heureusement pour l'art lyrique, que le cinéma n'a pas encore happé cette grande tragédienne. Et pourtant: Bartoli en scène, c'est la voir autant que l'entendre. L'intensité dramatique, la présence inouïe, le sens du geste, l'émotion dans ses moindres frémissements, jusque dans une extraversion que certains lui reprochent mais la Magnani était-elle une actrice en demi-teinte? Et depuis quand l'opéra ne doit-il pas exacerber les sentiments pour les rendre immédiats? Il faut voir Bartoli pendant le si beau prélude du deuxième acte, seule en scène dans sa robe sombre, un couteau à la main, à peine éclairée par une lumière de cave, rasant les murs: tout devient clair et brûlant, déjà, de ce qu'elle va chanter quelques instants plus tard, telle une Médée en devenir. Ce très court moment aussi (une minute à peine), dans le trio fatal du premier acte, quand Pollione se retrouve face à ses deux amantes: le visage de Bartoli passe instantanément de la fureur (en s'adressant à Pollione) à la compréhension maternelle (vers l'innocente Adalgise) puis à la douleur intérieure (quand elle réfléchit à son propre destin). On pourrait multiplier les exemples, qui ne nous renvoient pas seulement à Magnani mais à la criminelle Clara Calamai d' "Ossessione" ou à l'Alida Valli de "Senso", errant dans les ruelles de Venise à la recherche de son amour trahi, et l'on rêverait d'un Visconti ressuscité qui ferait de Bartoli sa Norma comme il fit de Callas uneTraviata de légende.

Oroveso (Peter Kalman), Norma (Cecilia Bartoli), Pollione (Norman Reinhardt) C) Vincent Pontet

Oroveso (Peter Kalman), Norma (Cecilia Bartoli), Pollione (Norman Reinhardt) C) Vincent Pontet

L'IMAGE SUPERBE D'UNE MORT PITOYABLE

Alors évidemment tout est centré sur ce personnage monstrueux et pitoyable, et le beau combat habituel d'Adalgise et Norma pour la conquête d'un homme n'existe simplement plus. L'Adalgise de Rebeca Olvera, très touchante (la voix est bien jolie malgré un petit vibrato dans l'aigu pas toujours maîtrisé), est une jeune fille qui voit son premier et pur amour virer au cauchemar et, en la sauvant, Norma a la tendresse d'une Maréchale du "Chevalier à la Rose" pour le tout jeune Octavian qui, après cette déception, ira voler de ses propres ailes.

Norman Reinhardt (ligne de chant un peu en péril dans l'air d'entrée "In rammentarlo", cela va de mieux en mieux ensuite) est un Pollione inhabituellement juvénile, un de ces très élégants salauds qui pullulaient dans la Milice et dans l'encadrement fasciste, séducteur et cruel, et qui ne trouvera sa rédemption que dans la scène où il se résout à mourir au côté de Norma: Reinhardt et Bartoli, prostrés sur deux pauvres chaises comme s'ils attendaient le coup de grâce (et c'eût été historiquement plus juste mais en même temps quelle fin piteuse!), voilà une image superbe et qui nous renvoie aussi au couple d'acteurs maudits, Osvaldo Valenti et Luisa Ferida, compromis jusqu'à l'os dans les horreurs de la république de Salo et qui furent sommairement exécutés par les partisans milanais trois jours avant la mort de Mussolini (ce fut un film, avec Monica Bellucci dans le rôle de la Ferida) Dans cette scène intense, car on en oublie les crimes commis par ces pitoyables héros, le seul à ne pas véhiculer l'émotion nécessaire est Oroveso, où Peter Kalman est juste honnête.

Rebeca Olvera (Adalgisa), Cecilia Bartoli (Norma), Rosa Bove (Clotilde, la nounou) C) Vincent Pontet

Rebeca Olvera (Adalgisa), Cecilia Bartoli (Norma), Rosa Bove (Clotilde, la nounou)
C) Vincent Pontet

LE "CASTA DIVA" D'UNE CANTATRICE-ACTRICE

On a parlé de Bartoli tragédienne, on ne saurait quoi dire de nouveau sur l'immense musicienne. Pourtant on est un peu désarçonné au début (dès le "Sediziose voci") par la voix pas toujours juste dans ce récitatif il est vrai difficile. Mais c'est presque du parlé-chanté, où la cantatrice-tragédienne nous impose ce que sera sa Norma. Son "Casta Diva" est emblématique: un premier couplet d'actrice où l'intensité l'emporte sur l'art du chant, un second couplet où la cantatrice montre aux (déjà) ricaneurs ce que c'est qu'un legato, qu'un pianissimo, que la beauté d'une phrase. Il y aura ainsi des moments d'extase (les duos avec Adalgisa où les deux voix se marient à miracle), des vocalises toujours confondantes, des petits instants sublimes d'intensité. Il y aura parfois de légers dérapages mais c'est la vie même, terrible et tragique, la vie et aussi, et surtout, la mort, qui courent tout au long de ce spectacle, où l'on n'aura garde d'oublier le jeune chef, Gianluca Capuano. A la tête d'un orchestre baroque ("I Barocchisti"!) et même si nous sommes souvent réticents à ce genre d'expérience, il donne toute l'âpreté, l'intensité requise à cette "Norma", dans le respect des options défendues: la voluptueuse poésie de certaines cantilènes qui firent surnommer Bellini le "Chopin de la voix" n'y trouve pas son compte mais quelle violence, quelle énergie, quelle concentré de vie et d'intensité sombre! Les choeurs (de la Radio Suisse italienne) sont très bien, entourant leur diva comme un trésor vivant.

Norman Reinhardt (Pollione) et Rebeca Olvera (Adalgisa) C) Vincent Pontet

Norman Reinhardt (Pollione) et Rebeca Olvera (Adalgisa) C) Vincent Pontet

"Norma" de Vincenzo Bellini, mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier, direction musicale Gianluca Capuano, avec Cecilia Bartoli (Norma). Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 12, 14, 16 (en matinée), 18 octobre.