Deborah Nemtanu en tant que premier violon de l'orchestre de chambre de Paris, je le précise. L'orchestre de chambre de Paris, ex-Ensemble orchestral de Paris, dont c'était la rentrée ce mardi 27 septembre au Théâtre des Champs-Elysées. On suit avec intérêt cet orchestre qui ne cesse de progresser, aussi parce que ses programmes sont souvent fort intéressants en ce qu'il nous propose non des compositeurs inconnus mais, de compositeurs connus, des oeuvres plus rares. Et, ce mardi, de Britten, Mozart et Brahms, trois tentatives brillantes annonciatrices des grands chefs-d'oeuvre.
CHACUN DES DIX INSTRUMENTS JOUE SA PROPRE NOTE
La "Sinfonietta" de Britten est son opus 1, c'est simple. Etude instrumentale raffinée, écrite pour double quintette, un à cordes (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse), un à vents (flûte, hautbois, clarinette, cor et basson) Britten était encore un étudiant quand il la composa, 19 ans, mais il s'y place délibérément sous l'influence de Schönberg (la "1e symphonie de chambre") avec une radicalité qui, au départ, fait un peu peur: dans le premier mouvement chacun des dix instruments joue sa propre note et ces dix notes composent la mélodie. La précision des musiciens et du chef, Douglas Boyd, fait plaisir. Un climat plus apaisé, plus pastoral, s'installe ensuite, il passe dans l'oeuvre, et c'est bien normal, plusieurs influences contemporaines, Stravinsky, Poulenc, Roussel, Hindemith. Un très beau développement, dans le mouvement lent, réunit les deux violons qui dialoguent avant d'être rejoints par les autres cordes. Le final est vif et fougueux, plus tonal, l'alto prend de l'importance. Il semble que les institutions musicales britanniques de l'époque aient été très hostiles à l'école de Vienne, ce coup de chapeau direct donné à Schönberg (que, par la suite, Britten ne suivra pas vraiment) disait aussi la personnalité affirmée, voire rebelle, d'un jeune homme qui deviendrait le plus grand compositeur anglais de son siècle (et du précédent!
TIBERGHIEN, 1er GRAND PRIX DU CONCOURS LONG-THIBAUD
Enfin Cédric Tiberghien vint. J'ai toujours aimé ce pianiste trop discret chez nous, que l'on voit à Paris de loin en loin, sans qu'il fasse de bruit, sans qu'il hante les grandes institutions ou les grands festivals, et qui fut tout de même, on l'oublie, 1er Grand Prix au concours Long-Thibaud il y a déjà dix-huit ans. Concours qui, ni en 2009 ni en 2012 ni en 2015, ne décerna ce fameux 1er Grand-Prix (les autres années sont dévolues au violon et désormais au chant, sous le nom de "Concours Long-Thibaud-Crespin) Mais revenons à Tiberghien: je n'ai pas oublié notre Eve Ruggieri nationale qui, dans "Musiques au coeur", retransmettant le concert de gala en cette belle année 1998, s'était extasiée, dans un élan qui mêlait musique et...art plastique, aussi bien sur le jeu du garçon que sur son physique de mannequin.
MOZART MORD DANS LA VIE, S'AFFIRME
Depuis, Tiberghien a passé la quarantaine mais a toujours l'air d'avoir 25 ans. Et c'est un Mozart de moins de 20 ans qu'il jouait. Le 6e concerto pour piano, puis le 5e: deux oeuvres qu'on n'entend jamais. En dépit de leurs numéros, ce sont les premiers de ce corpus fondamental, de ce genre qu'il a quasi inventé et porté au plus haut, 27 numéros dont la moitié sont des chefs-d'oeuvre et six ou sept des ouvrages majeurs de l'histoire de la musique. Les quatre premiers concertos pour piano sont d'un gamin de onze ans. Ces deux-là, le 6 et le 5, d'un jeune homme de 19 et 17 ans. Tiberghien les a très intelligemment mis dans cet ordre. Le 6e est élégant, secret parfois, tendre, élégiaque, le 5e plus triomphal, plus large de ton: Mozart mord dans la vie, s'affirme, avec un beau mélange de fougue et de légèreté. Le deuxième mouvement laisse plus de place à l'orchestre qu'au piano, et l'orchestre de chambre de Paris, bon accompagnant jusque là, est un peu lourd, pas assez nuancé dans cette musique difficile car il faut lui donner clarté et lumière. Mozart n'y trouve que par intermittence la mélancolie merveilleuse de ses grands adagios, il est, là, plus à l'aise dans le final vif et brillant. Le 6e concerto est, lui, plus dense, plus profond, on pense même parfois à Bethoven, l'andante a le rythme de cantilène du fameux 21e concerto. Le rondeau final, pris pas trop vite, est élégant, subtil et charmeur. Tiberghien s'en tient à un toucher léger, véloce, sans jamais faire prendre ces oeuvres pour ce qu'elles ne sont pas; insistant dans les passages les plus inspirés (cet Andante si poétique du 6e, le final du 5e, joué dans la limpidité de notes à peine effleurées) et n'ajoutant à ce qui est moins intéressant aucune intention superflue. C'est net, droit, d'une magnifique maîtrise technique, d'une décontraction totale dans l'attitude, le geste, comme de quelqu'un (il le dit dans ses interviews) qui fréquente Mozart depuis si longtemps, le connait par coeur, et avec le coeur, et établit de judicieuses correspondances entre le 5e et, par exemple, le 25e ou le "Couronnement" ( concertos d'apparat), entre le 6e et, par exemple, le 19e, le 23e, le 27e, chefs-d'oeuvre tendres, tristes ou apaisés. Nous explorons ainsi les fondations d'un magistral édifice.
UNE SERENADE AUX COULEURS DE LA FORET
Avec Brahms, on est aussi dans un apprentissage. Un Brahms de 24 ans qui n'ose pas s'essayer aux grandes formes: la symphonie, le concerto. Aussi parce que, dans le genre symphonique, l'ombre immense de Beethoven le paralyse un peu. Alors il triche. Il nous écrit une sérénade. Sérénade, cette forme exquise qu'un compositeur offre à sa belle au soir (soir: serena) et qui se nommerait aubade s'il l'offrait au matin. Sérénade que Mozart écrivait pour des vents aux couleurs boisées, aux accents éclatants. Brahms en fait, lui, carrément une... symphonie. Il faut que la belle ait les jambes solides pour écouter à son balcon trois quarts d'heure de musique. Mais l'esprit de la sérénade n'est pas celui de la symphonie. C'est donc une oeuvre, quoique Brahms soit toujours dans les brumes de Hambourg, pleine des parfums de la forêt viennoise, où passent l'esprit des guinguettes et des réunions de musique entre Franz Schubert et ses amis, et où Brahms, justement, s'inscrit dans la lignée de Franz, comme il le fera par la suite dans son corpus de musique de chambre (Beethoven pour l'orchestre, Schubert pour l'intime!)
Douglas Boyd, le chef, essaie d'installer un beau climat, fluide et sans rupture, que l'orchestre met un peu de temps à trouver: les cordes jouent bien ensemble, les vents jouent bien ensemble, mais il manque encore à l'orchestre un son global et l'atmosphère champêtre vient davantage de la technique que du coeur. Le deuxième mouvement, qui est un scherzo, est pris assez lentement, sur un très joli balancement des cordes. Elles ne se haussent pas du col, trouvent de belles couleurs d'automne, une mélancolie parfois un peu timide. Le 3e mouvement est très beau lui aussi, avec une atmosphère nocturne bienvenue, des passages où le lyrisme, délibérément recherché par Boyd, tourne à la (belle) musique de film. Les mouvements rapides (le 5e sur un rythme de chasse très schumannien) manquent parfois de couleurs ou de nuances, Boyd réussit mieux à amener ses musiciens sur le terrain de l'élégie (le thème du 4e mouvement joué par les violons et les altos, en forme de valse lente)
ORCHESTRE DE CHAMBRE OU ORCHESTRE SYMPHONIQUE?
Ainsi l'orchestre de chambre de Paris se montre-t-il comme les trois compositeurs qu'il joue, lancé dans une montée en puissance, cherchant à rejoindre le cercle fermé des plus grands. Il faudra peut-être qu'il choisisse vraiment ses dimensions et, du coup, qu'il y adapte son répertoire. De chambre ou symphonique? Un peu comme la "Sérénade" de Brahms, qui ne le sait pas vraiment. Mais il n'est jamais interdit d'être ambitieux, bien au contraire.