Lucas Debargue, le petit Français qui a conquis les Russes

 

Nous entendrons parler de lui dans les années qui viennent: Lucas Debargue, le petit Français qui a ébloui le monde pianistique russe au dernier concours Tchaïkovsky de Moscou, c'était il y a un an tout juste. Pour Boris Berezovski, qui faisait partie du jury, c'est "un génie" Dimitri Bachkirov, autre légende du piano: "D'ici deux ans, ce sera un des plus grands pianistes du monde" et Valery Gergiev l'engageant aussitôt pour jouer sous sa baguette, et d'abord à la soirée de gala, ce qui ést inhabituel concernant un garçon qui, après tout, n'a obtenu que le quatrième prix (entre-temps on a oublié le nom du vainqueur) De toute façon, disent nos amis russes, les vrais musiciens ne se rencontrent qu'après le quatrième prix. Cela en dit long sur les bêtes à concours. Avec cette question récurrente: mais que font les jurés qui, après tout, définissent le classement?

UNE CARTE DE VISITE BIEN COMPOSEE

Debargue, grosses lunettes et fine moustache, allure de poète romantique (version timide), aura 26 ans aux châtaignes. Il a sorti son premier album au printemps, sous forme de carte de visite: c'est un peu la coutume, désormais, chez les jeunes musiciens ou, en tout cas, pour les maisons de disques qui, sans doute, le leur imposent, avec quelque chose du patchwork souvent un peu agaçant. Mais le disque de Debargue est suffisamment bien composé pour donner une idée du réel talent du garçon et qui justifie le coup de tonnerre ressenti par les Moscovites.

Quatre sonates de Scarlatti pour commencer, trois peu connues (K. 208, 24 et 132), une plus célèbre. Il aborde la K.208 avec le même soin, le même sens métaphysique que s'il jouait les "Variations Goldberg" Scarlatti, qui n'est de toute façon pas n'importe qui, en ressort magnifié, sans parler de la clarté du jeu, de la ligne musicale constamment soutenue; mais il y a aussi un refus du romantisme qui est pourtant une des "possibilités scarlattiennes". La K. 24, plus crépitante, retrouve les éclats cinglants du clavecin, ces clavecins brillants, italiens ou espagnols, avec une section centrale d'une infinie mélancolie. Le style Debargue est déjà bien présent, capacité, à certains moments, et rare chez quelqu'un de si jeune, de nous "cueillir" par un trait, une fulgurance, qui est celle d'un poète capable de superbes intuitions. La K. 132, dans sa simplicité mozartienne, est jouée un peu trop "claire", plus digitalement parfaite que réellement habitée, presque comme un exercice de style; mais les quelques mesures finales sont merveilleuses. La fameuse K.141, avec ses notes répétées, est limpide, impeccablement construite, ravissante d'autorité et... de tendresse juste quand il le faut; et le talent de Debargue, il faut le répéter, est ici de VRAIMENT jouer du piano tout en nous rappelant constamment, par le toucher, l'instrument d'origine, le clavecin.

LUCAS DEBARGUE 3

DES MOMENTS DE PIANO, DES MOMENTS DE GRACE

La "4e Ballade" de Chopin commence avec quelqu'un qui connait son Chopin, dans la juste recherche du juste milieu, pas trop de pédales, un toucher plutôt clair qui soutient la mélancolie de la mélodie sans l'alourdir; et puis, tout à coup, un magnifique silence, une accélération superbe, le piano étalant sa richesse et sa profondeur. C'est très dans l'esprit "Chopin inventant sa musique devant nous", avec des moments où Debargue se contente de très bien jouer et d'autres où il nous soulève. Mais, dans une oeuvre comme celle de Chopin, qui est l'alphabet du piano et qu'on a entendue par tous les pianistes, il est déjà beau de trouver son chant, sa voix et, surtout, de nous les transmettre au point de nous garder attentifs jusqu'au bout. Ce qu'il fait, jamais par des "trucs" sonores, toujours par des vertus absolument musicales.

Déception, en revanche, avec la "Mephisto Waltz" de Liszt, prise assez lentement et qui va constamment manquer de folie, de sarcasme. On comprend l'idée: échapper à la tentation de l'histrionisme (dont est coutumière, de mon point de vue, une Buniatishvili dans cette oeuvre, pourtant un de ses chevaux de bataille) et mettre la musique avant la virtuosité. Le résultat: on s'ennuie. Debargue, dont le toucher est souvent si impérial et impérieux, frappe dans le médium de manière "bûcheronne" même s'il se rattrape dans les fameuses notes suraiguës du clavier lisztien. Même l'équilibre entre les sections ironiques et les sections sombres se fait plus ou moins bien. C'est le vrai point faible de ce disque, malgré quelques beaux moments de volupté sonore, en particulier sur la fin.

"GASPARD DE LA NUIT" SARCASTIQUE ET IMPLACABLE

Arrive alors le morceau de bravoure, celui qui fit frémir d'enthousiasme les Moscovites, le "Gaspard de la Nuit" de Ravel. Tableaux si particuliers, si étranges, illustrant le poème en prose du romantique Aloysius Bertrand, entre Rimbaud et Lautréamont compréhensible. L' "Ondine" est jouée avec rigueur et vigueur, le son est plein, évitant toute dérive impressionniste, avec un très grand sens des crescendos et parfois une puissance... lisztienne, sans morbidité cependant (cette ondine maléfique entraîne les humains au fond des eaux pour les noyer) Le "Au gibet", en forme de glas, conserve cette clarté du son qui peut surprendre, mais qui rattache vraiment ce "Gaspard de la Nuit" aux autres chefs-d'oeuvre du piano ravélien. Là aussi on est surpris par certaines intuitions de Debargue, ces notes "forte", la subtile diminution du son tout en gardant, sans qu'on s'en rende vraiment compte, l'implacable rythmique du glas. Ce n'est pas un tableau vivant mais un tableau poétique avec parfois, distillé, le cri grimaçant des fantômes. Avant une fin sans couleur, à la manière de certains "Préludes" de Debussy ("Des pas dans la neige")

Et c'est enfin le fameux "Scarbo". Scarbo, le petit gnome diabolique qu'Aloysius Bertrand (mort en 1841, pauvre et tuberculeux, à 34 ans) décrit ainsi: "Nain railleur, gnome dont les trésors foisonnent, ducats et florins qui sautaient en cadence, les pièces fausses jonchant la rue. Le nain grandissait entre la lune et moi, comme le clocher d'une cathédrale gothique... Mais bientôt son corps bleuissait , diaphane comme la cire d'une bougie" Le nain s'exprime ainsi: "Que tu meures absous ou damné, tu auras pour linceul une toile d'araignée, et j'ensevelirai l'araignée avec toi!"

Accessoirement "Scarbo" est une des pièces les plus difficiles du répertoire, marquée à jamais par le souvenir de Samson François dont ce fut le premier disque (de mémoire en 1949, François avait l'âge de Debargue aujourd'hui) L'interprétation de Samson François demeure donc une référence dans sa frénésie, sa folie hallucinatoire, piano engagé dans une course effrénée dont on craint toujours qu'elle se brise. Debargue, avec des moyens de pianiste (sonorité superbe) met son gnome sous contrôle (il est un peu plus lent, mais guère plus, que Samson François) avec une autorité, une élégance toute ravélienne, alors que Samson François jouait délibérément la romantique "course à l'abïme" Et toujours, par instants, des séquences magiques, des éclaboussures sonores de grand style. On est frappé cependant, plus que tout, par le sens de l'architecture que déploie un si jeune homme dans un morceau où, justement, il est courant de jouer le "work in progress", la claudiquante promenade nocturne du gnome sous la lune éclairant diaboliquement les façades gothiques endormies de la vieille cité.

LUCAS DEBARGUE 2

UN PIANISTE QUI VA COMPTER

Ensuite une "Mélodie" de Grieg, de ces ravissantes "Pièces lyriques" qu'il faut jouer simple comme le faisait un Emil Guilels. Debargue (lenteur, rubato excessif) l'alourdit par trop d'intellectualisme. Le "3e moment musical" de Schubert est d'un excellent pianiste mais pas forcément d'un grand schubertien. Ses "Variations" sur une des sonates de Scarlatti ne valent pas non plus, loin de là, l'original. C'est bien l'inconvénient des cartes de visite: trop  de choses, trop de tout. Il aurait fallu en rester à l'impeccable "Scarbo".

Il n'empêche: même si mon confrère de "Diapason", Bertrand Bossard, qui a beaucoup entendu Debargue en concert (je n'ai pas eu cette chance), trouve que ce CD n'est pas toujours représentatif de ce dont il est capable, on doit aller y écouter quelqu'un qui va compter demain, que nos Russes (qui ne sont pas non plus n'importe qui) ont très justement honoré et qui, même s'il se contentait d'être magnifique dans Scarlatti et Ravel, se montrerait alors dans la mouvance d'un Christian Zacharias ce qui est déjà très bien. Mais bien sûr Lucas Debargue sera bien plus: il sera lui-même, faisant honneur aux autres jeunes pousses du piano français, nombreuses et brillantes (Neuburger, Geniet,etc), dans la lignée aussi de l'incroyable Samson François dont le "Scarbo" (à découvrir sur You Tube) demeure inégalé.

Lucas DEBARGUE joue Scarlatti, Chopin, Liszt, Ravel, etc. Un CD SONY Classical