Sainte Cécile, Saint François et notre humaine condition: le programme était beau, original, pas si fréquent, réunissant deux compositeurs qu'on aime (ou qu'on n'aime pas) et parfois pour de mauvaises raisons. Liszt et Gounod. Sous la baguette de Laurence Equilbey plus chef d'orchestre que chef de choeur mais retrouvant son cher Accentus de loin en loin.
Il s'agissait d'un concert du 36e festival d'Auvers-sur-Oise, mais délocalisé...à Paris! Dans la petite Philharmonie, l'ancienne Cité de la Musique, qui est décidément une salle bien agréable: la proximité avec les musiciens est réelle, palpable. Ll'orchestre de chambre d'Europe y a beaucoup joué, dirigé par Harnoncourt ou Abbado qui affectionnaient ce lieu.
UN LISZT SI DIFFERENT DE SON IMAGE DE VIRTUOSE
Ce mercredi soir, c'était l'orchestre de chambre de Paris. Qui n'est d'ailleurs pas vraiment de chambre mais qui, depuis qu'il a changé de nom (est-ce lié?) a fait d'énormes progrès, en particulier le pupitre des cordes. Avec toujours sa super-soliste, Deborah Nemtanu, la cadette des soeurs, sans doute un peu responsable de cette progression. Et cela s'entendait dès la première oeuvre, celle de Liszt, "Du berceau jusqu'à la tombe". Un poème symphonique, donc une musique à programme, d'un Liszt en fin de vie, septuagénaire qui raconte en trois actes ("Le berceau, Le combat pour l'existence, Vers la tombe: le berceau de la vie future") un destin humain sur des harmonies mystiques plus que tourmentées, énigmatiques plus que résignées, avec une conclusion en suspension comme si l'abbé Liszt refusait de mettre en scène la gloire de Dieu ou la montée au Paradis pour laisser l'auditeur sur une interrogation pascalienne: qu'est-ce que la vie future et le silence de ces espaces infinis? Le silence, justement, est présent: un murmure, au début, des violons et des altos, quelques traits de flûte et de harpe pour éclaircir le destin, puis un impeccable crescendo des violons et des violoncelles, prélude à l'entrée dans l'âge noble, et retour, par les flûtes, le hautbois, le basson, les contrebasses, à un concentré d'incertitude qui prend parfois des accents wagnériens, le Wagner de "Tristan et Isolde". La fin est immobile et paisible, à peine sonore, nous rappelant combien Liszt peut être différent de son image de virtuose et combien c'est à nous de ne pas l'oublier, par exemple à l'audition de ces oeuvres-là.
KARINE DESHAYES EN DISEUSE DE LUXE
Car l'oeuvre suivante, encore plus inconnue, à peine antérieure (Liszt est dans la soixantaine) est de la même eau. Cette "Légende de Sainte Cécile" va bénéficier de la diseuse de luxe qu'est Karine Deshayes et des renforts d'Accentus. C'est le récit du martyre de la sainte, comme s'il était conté par un témoin d'époque. Et cela commence ainsi: "C'était une dame romaine/ Une dame de très haut rang/ Qui jadis pour la foi chrétienne/ Donna son sang". Le texte est de Delphine de Girardin, dont Liszt fréquentait le salon trente ans plus tôt: "Il attend que l'hymne s'achève/ Pour la frapper". Karine Deshayes a des accents de tragédienne, une pose altière, toujours son beau timbre fruité même si la tessiture est, pour elle, un peu tendue (elle est mezzo et il y a dans l'écriture de Liszt des aigus périlleux et, plus globalement, des lignes mélodiques pas évidentes) L'orchestre, fougueusement, multiplie les assauts sonores et les frottements harmoniques pendant que Deshayes conclut le triste destin de la sainte: "Dans les douleurs elle succombe/ Ses plaintes sont des chants encore"
SAINTE CECILE ENTERREE AUPRES D'UN PAPE
Alors, dans une belle montée chromatique, c'est la suavité des anges qui prend le relais (la suavité du choeur), avec quelque chose de panthéiste, jamais mièvre: tous les arts rendent hommage à la sainte, l'orgue et l'orchestre se déchaînent dans une puissance guerrière, où passent les derniers feux du romantisme. Et peu importe (car la légende a été véhiculée depuis le Moyen Age et Liszt n'est pas le premier à la prendre pour argent comptant) que la sainte, loin d'avoir converti son mari, ses parents, le tribunal et presque toute la ville (sauf son bourreau) et joué de l'orgue ou du luth, ce qui en fait la patronne des musiciens que l'on sait, était sans doute une brave noble romaine, de l'illustre famille des Cecilii, qui, loin d'avoir embrassé la nouvelle foi chrétienne, a vécu en continuant d'honorer ses dieux romains et n'a connu son étrange destin posthume que parce qu'on l'a retrouvé enterrée... au côté d'un des premiers papes! Jacques de Voragine en imaginant, dans sa "Légende dorée", au milieu du XIIIe siècle, les raisons de cette promiscuité posthume, fixa ainsi Sainte Cécile dans le martyrologe dont elle demeure une figure iconique.
Gounod, au mitan de sa vie, quelques années avant Liszt, avait écrit lui aussi un "Hymne à Sainte Cécile" pour violon et quelques instruments que Deborah Nemtanu distille bien joliment, trop joliment sans doute. Les premières mesures nous font penser que nous tenons peut-être l'alternative de la fameuse "Méditation de Thaïs" de Massenet. Mais on déchante. La mélodie est incertaine, le ton sulpicien, cela sent son époque. Et Nemtanu ne fait pas d'effort pour donner à cette oeuvrette plus que ce qu'elle peut. Ce n'est pas de la musique sérielle mais tout de même...
LA BATTUE ECONOME ET RAFFINEE D'EQUILBEY
Pendant toute cette première partie on a goûté la direction d'Equilbey, souple, raffinée, qui se refuse constamment à l'excessif. Pratique de la direction chorale? La main gauche est presque plus importante que la main droite, elle sculpte le son, relance les intentions, retient ou affirme avec une économie de moyens surprenante. Cela rappelle un peu la battue si économe d'un Boulez. Mais les climats sont beaux, les équilibres respectés, le son ne relève jamais de l'esthétisme, il sert la vision de l'oeuvre.
Il n'empêche, on s'inquiète un peu à l'entracte. On a bien compris le sens du programme, autour de deux compositeurs qui, à la fin de leur vie, sont revenus à la foi profonde qui avait déjà imprégné leur jeunesse avant que les plaisirs temporels, ceux de la chair en particulier, l'emportent dans leur maturité d'homme. Gounod se faisait appeler "abbé Gounod", Liszt l'était vraiment. Mais en comparant les deux Sainte Cécile, on venait de se dire que l'un n'avait pas le génie de l'autre.
BARBEYRAC MAGNIFIQUE SAINT FRANCOIS DE GOUNOD
Mais ô miracle... grâce à Saint-François. A cet oratorio d'une demi-heure, "Saint François d'Assise", que Gounod composa et fit jouer deux ans avant sa mort... et qui avait disparu. Plus trace d'une composition accueillie à sa création avec bienveillance. Jusqu'à ce qu'on en retrouve le manuscrit il y a quelque vingt ans dans une congrégation religieuse du côté de Pontoise... où, dans la cathédrale Saint-Maclou, elle fut rejouée... et, de Pontoise à Auvers, il n'y a que quelques pas! La deuxième énigme étant pourtant bien que cette recréation ait été suivie, depuis ces vingt ans, d'un silence tout aussi total. Car, à notre grande surprise, on entend une très belle partition, recueillie et limpide, d'une belle facture et d'une écriture sûre et inspirée, qui rappelle César Franck à ses meilleurs moments. L'introduction est aux cordes, avec des accents grégoriens, puis toutes les cordes s'unissent avec l'orgue dans une mélodie pleine de religiosité, sans mièvrerie, et Saint François survient alors pour nous narrer son extase. Stanislas de Barbeyrac, espoir du chant français, n'en est désormais plus un, il a passé ce stade. La voix (de ténor) est claquante, vibrante, avec de très beaux passages de registre et, dans les graves et le médium, une puissance que bien des barytons lui envieraient. On croit à ce Saint François qui a la ferveur (que Barbeyrac lui donne) de celui de Messiaen. La deuxième partie met en scène la mort de Saint-François, les choeurs d'Accentus interviennent alors, à la fois anges et compagnons du saint. Il y a un très bel effet de contraste entre les basses qui chantent dans le très grave de leur tessiture et les ténors qui chantent dans le très aigu, avant que les voix de femmes n'équilibrent de leur clarté le parcours de l'agonisant: "Mes fils, ne pleurez pas. C'est la mort qui s'enfuit" L'oeuvre s'achève, à aucun moment on a senti le temps passer.
Et là aussi Equilbey et l'orchestre impeccables. Et même complices.
A la Philharmonie 2 le mercredi 22 juin, l'orchestre de chambre de Paris, direction Laurence Equilbey, solistes Karine Deshayes, Stanislas de Barbeyrac, Florian Sempey (dans le rôle du... Crucifix, rôle bref par un Sempey qui n'était pas dans un bon jour), choeur Accentus: oeuvres de Liszt et de Gounod.
Le festival d'Auvers-sur-Oise se poursuit jusqu'au 8 juillet (Philippe Jaroussky ce jour-là, dans l'église immortalisée par Van Gogh). D'ici là, les soeurs Labèque le 30 juin, les excellents Gautier Capuçon et Jérôme Ducros le 2 juillet, un hommage au baryton Udo Reinemann le 3 et d'autres belles découvertes...