Elle entre à pas menus dans une longue robe d'un jaune éclatant scintillant de mille strass. Le décolleté (très plongeant) provoque un murmure, comme son allure désormais connue de pop-star sud-coréenne avec la coupe de cheveux en mèches drues qui laisse croire (ce n'est pas le cas) à une perruque. Elle, Yuja Wang, qu'on appelle parfois la "Lang Lang au féminin", qui n'a pas trente ans, ferme ce soir à la Philharmonie (bien remplie) la prestigieuse saison "Piano 4 étoiles".
UN SON PROFOND, MOELLEUX ET MELANCOLIQUE
J'étais d'autant plus curieux de la (ré) entendre que son programme, mise de côté l'aura médiatique de la dame, montrait une ambition nouvelle: Chopin, les 24 Préludes. Schönberg, les complexes (et très austères) pièces de l'opus 25. Bach, la source de tout, la 2e suite anglaise. Au-delà de la robe jaune, des oeuvres qu'il faut tenir, de la pure musique sans clins d'oeil ou brillance superflue. Pour celle qu'on avait connue jouant plus volontiers Rachmaninov ou Prokofiev (chefs-d'oeuvre, mais chefs-d'oeuvre, les concertos en particulier, plus spectaculaires), il y avait vraiment ou comme un défi ou comme un tournant!
Patatras! Du programme annoncé il ne reste rien. Ce seront Brahms, Schumann et Beethoven! Et pourquoi pas? Ces trois-là mettent tout autant à l'épreuve la vérité de tout pianiste. Brahms donc: les deux premières ballades de l'opus 10 (curieux choix: pourquoi ne pas jouer les quatre, le cycle complet, cela n'aurait rallongé le concert que de dix minutes?). Le Brahms de jeunesse qui résonne ici comme le Brahms de la fin. Le son de Wang, dans la première ballade, est profond, moelleux et mélancolique. Justement recueilli, exact de rythme. Elle met un peu trop de pédale, mais qu'elle maîtrise, dans le grand crescendo dont elle fait, avec une puissance inhabituelle, une sorte de mâle portail sonore. Les nuances grises si présentes dans cette oeuvre de brume et de songe disparaissent un peu mais soudain des grappes de notes sourdes, surgies du fond de la plaine, jettent un pont entre le jeune homme de 21 ans et le Jupiter barbu des dernières pièces. Parfois (surtout dans la deuxième Ballade) Wang ne sait pas quoi faire de certains passages, alors elle se contente de (bien) les jouer. C'est rafraîchissant. Et puis, tout à coup, des intuitions sonores menées avec une vraie autorité...
UNE GRANDE PIANISTE PLUS QU'UNE INTERPRETE
Les "Kreisleriana" de Schumann, concentré du génie et des ambiguïtés schumanniens, un Schumann qui est vraiment ici à plein Eusebius (la souffrance) et Florestan (l'exaltation). Dualité qui, on le sait, tournera au tragique mais qui n'est ici que pure beauté. Et pur romantisme. Wang rate, par trop de précipitation, la longue phrase ascendante introductive, que beaucoup de pianistes, comme elle, jouent trop vite, de sorte que le chant ne peut s'épanouir (c'est le même problème avec le si difficile début de la Fantaisie opus 17, que Schumann composa juste après).Elle joue presque Schumann comme du Chopin; mais dans le contrechant, la mélodie est défendue à mi-voix, les deux mains se répondent dans la même amplitude sonore (ce n'est pas si facile à réussir), on entend des reflets mouvants comme dans les "Miroirs" de Ravel et c'est très beau.
C'est d'ailleurs cela qui frappe très vite: mademoiselle Wang, pour l'instant en tout cas, est vraiment une pianiste plus qu'une interprète, tirant de son instrument des moments sonores qui peuvent être poignants en même temps qu'hors-sujet mais, évidemment, c'est l'émotion, ou la puissance, ou la beauté du toucher que l'on retient alors. On pourra faire la fine bouche, trouver que ces "Kreisleriana" composent une série de moments, pas une oeuvre construite (mais ils sont très peu, dans cette oeuvre, à avoir et le souffle et le talent du détail) Il n'empêche: il y a des passages lents, tendres, d'autres un peu tristes, en demi-teinte, d'autres d'une légèreté, d'une vélocité de papillon, le climat schumannien, peu à peu, s'installe, avec ce talent (qui va très bien dans Schumann) de répéter toujours différemment une même phrase parce qu'entretemps l'humeur a changé, parce que ce qui précède l'a conduite à autre chose
UNE PURE SOLISTE QU'EMPORTE SA VIRTUOSITE
La première fois, c'était à Pleyel, il y a un an et demi. Wang n'était pas seule, elle accompagnait Gautier Capuçon. J'avais pris des notes, c'est pourquoi je m'en souviens bien. "Accompagner" est d'ailleurs un grand mot. Il y avait trois sonates violoncelle-piano, celles de Debussy, Chostakovitch et Prokofiev. Et bien sûr, dans ces programmes-là, c'est au pianiste d'être à l'écoute de son partenaire. Là, pas un regard vers lui, qui n'était pourtant pas le premier venu et qui, avec beaucoup d'élégance, essayait, lui, de la suivre, plus ou moins (Debussy), plutôt moins que plus (Prokofiev) et très bien dans Rachmaninov où le lyrisme éperdu de Gautier rencontrait enfin l'intérêt de Yuja pour le Russe (c'est d'ailleurs un disque du "2e concerto" qui l'avait fait connaître, avec Abbado, rien de moins, qui la dirigeait) J'avais noté aussi: "puissance de frappe jamais brutale, poésie du toucher. Mais c'est une pure soliste qu'emporte sa virtuosité et qui ne sait pas (encore?) être à l'écoute des autres". J'avais noté, en bis, un tango d'Astor Piazzolla qui ressemblait à un ragtime de Scott Joplin, et qu'elle n'avait pas vraiment idée de cette musique. Mais que le public l'avait (déjà) applaudie à tout rompre, comme une rock star, oubliant un peu son partenaire, bon camarade, ce partenaire qui était tout de même Gautier Capuçon!
(On avait aussi applaudi la robe framboise un peu transparente puis la robe bleue d'après-entracte: ce n'est pas si désagréable de faire concert et défilé de mode en même temps)
Et l'autre jour, justement, après l'entracte, plus de jaune et de strass, une robe noire, montant jusqu'au cou mais, derrière, le dos nu lacé, et fendue sur le côté droit, pour dégager la jambe dans un effet de pampilles moirées. Murmures dans la salle. Il est vrai qu'on s'inquiétait un peu: une deuxième partie d'une folle ambition, la 29e sonate de Beethoven, la fameuse "Hammerklavier" , 45 minutes que peu abordent (et que peu réussissent), y compris parmi les auditeurs. Car, soyons honnête, cet Himalaya du piano, il n'y a pas que les pianistes qui doivent l'apprivoiser et l'on avait entendu à l'entrée quelques "Ah!" suivis de soupirs inquiets.
DANS SA ROBE NOIRE, A LA HAUTEUR DU GENIE BEETHOVEN
Le premier mouvement démarre, un peu brutal, un peu trop de contrastes, un peu trop de pédales, un peu de confusion, avec, à la main gauche, quelques notes qui ne sonnent pas. Il y a pourtant une vraie volonté de prendre l'oeuvre à bras-le-corps mais cela s'entend un peu trop. Le scherzo n'est pas un scherzo, c'est un mouvement...de mauvaise humeur et cependant, quand, justement, Wang oublie d'être interprète, il y a des moments de vraie beauté. Le 3e mouvement, l'immense mouvement lent, cette promenade sans thème, qui musarde, avec ses morceaux de phrases ponctuées de silences où Beethoven, de la surdité où il est confiné, essaie de tendre vers un infini qu'il ne peut entendre, qu'il peut seulement espérer: Wang y met une beauté sonore, y impose une volonté de faire chanter chaque note qui donne à cette promenade quasi spirituelle, avec quelque chose de la "Fantaisie du voyageur" de Schubert, un charme poignant comme une poésie infinie. Le quatrième mouvement, la grande fugue, est pris très vite, avec une main gauche de nouveau fulgurante, des contrastes accentuées mais toujours lisibles, et une montée en puissance où Wang fait peu à peu de son piano un orchestre. Il y a des instants où l'on se dit "c'est trop brutal, c'est trop cru" mais aussitôt le torrent beethovénien, et Wang est à sa hauteur, nous emporte encore de sorte que, le dernier accord posé, l'on se dit: "Mais enfin, ces 45 minutes ont passé sans qu'on s'en rende compte, sans jamais qu'on s'ennuie (et l'on s'y est parfois ennuyé, avec certains grands noms!), sans jamais non plus qu'on soit dans la trahison de l'oeuvre. La force de Beethoven, son génie, ici vertigineux,Yuja Wang nous les a transmis, imposés, à sa manière. Bravo, l'artiste!"
Les bis seront un festival: un superbe "Marguerite au rouet" de Schubert dans la transcription de Liszt, course à l'abîme si tendre et si implacable; l'ébouriffante "Marche turque" de Mozart dans sa version jazzy (de Fazil Say sans doute), une "Valse" de Chopin moins bien, parce que ni très valsante ni très personnelle, une magnifique (de fluidité, de technique) Habanera de la "Carmen" de Bizet, enfin la "Mort d'Orphée" de Gluck dans la transcription de Sgambati (popularisée par Rachmaninov) où la mélodie se déploie dans une simplicité, un dépouillement extrême. La jeune femme s'en va enfin sous les bravos, toute ravie. On a entendu (et vu), incontestablement, une soliste. Mais avant tout une musicienne, et qui n'a pas fini de grandir.
Récital Yuja Wang le 15 juin à la Philarmonie de Paris: Brahms, Schumann, Beethoven... et quelques bis.