"L'Aiglon" d'Ibert et Honegger: le héros de Rostand, fils de Napoléon, chante son triste destin

L'Aiglon sur son lit de mort C) Hachédé photo 12

C'est une très belle initiative de la maison Decca: à l'heure où les maisons de disques tirent la langue, il faut oser lancer sur le marché un opéra oublié, de musiciens admirables mais délaissés dans leur propre pays, un opéra qui, pourtant, a tout pour plaire à nous Français, et dont l'initiative heureuse revient cependant  à nos amis canadiens (et aussi à Jean-Pierre Brossmann, l'ancien directeur du Châtelet)

Il s'agit de "L'Aiglon"

LA PIECE D'EDMOND ROSTAND DEVENU OPERA

"L'Aiglon", surnom donné au fils de Napoléon, l' "Aigle", quand tout un pays, tous les nostalgiques de l'Empereur, imaginaient, espéraient que le petit Napoléon II (ce titre durant quelques heures à peine) pourrait reconquérir le trône, poursuivre la légende. On sait (le sait-on encore, d'ailleurs?) ce qu'il en advint: le jeune homme, fils de Marie-Louise de Habsbourg et donc de sang à moitié autrichien, finit sa triste existence au château de Schönbrunn, le Versailles de Vienne, rongé par la tuberculose, à l'âge de 21 ans. Ayant porté, quasiment comme une croix, sur toutes les gravures qui le représentent, la pâle blondeur et les boucles de sa mère et non la couleur rude et la coupe sévèrement méditerranéenne des cheveux de son père. L'Aiglon: comment imaginer, en le contemplant, qui était ce père? Et, justement, comment pouvait-il l'imaginer lui-même, lui qui aurait voulu suivre sa trace à moins que d'autres l'aient voulu pour lui? Destin tragique et douloureux des "fils de...", surtout quand on a le plus prestigieux des géniteurs!

 Arthur Honegger C) AFP PHOTO / AFP FILES

Arthur Honegger C) AFP PHOTO / AFP FILES

Je me souviens d'avoir vu "LAiglon". J'étais jeune. Je parle bien sûr de la pièce d'Edmond Rostand, ce devait être à la Comédie-Française qui n'hésitait pas alors à monter ce répertoire-là. C'était déjà un peu désuet, c'est-à-dire très patriotard. Derrière le fils de Napoléon se profilaient la grandeur de la France (on était en pleine période gaullienne) et la difficulté des vivants à en être digne. Il y avait, il y a en particulier, dans la pièce de Rostand, un considérable personnage, celui de Flambeau, le vieux grognard, qui galvanise le jeune prince par le simple récit de ses campagnes, effaçant soigneusement, dans le récit de l'épopée, les pages ensanglantées pour ne retenir que des noms qui claquent, Austerlitz, Eylau, Essling, Eckmühl, Wagram, Smolensk, sans se soucier que certains de ces noms fussent de semi-défaites et souvent des boucheries. Les ombres qui passent et qui se relèvent sur la plaine de Wagram (proche de Vienne et qui constitue l'acte 4 de l'opéra) sont les ombres glorieuses de ceux qui sont tombés remplis d'un courage héroïque. Mais voilà, si tous ces morts n'ont pas la fureur qu'ils ont dans le "J'accuse" d'Abel Gance, c'est l'Aiglon lui-même qui les voit comme un grand cauchemar: "Tous ces poignets sans main, toutes ces mains sans doigts! / Monstrueuse moisson qu'un large vent qui passe / Semble coucher vers moi pour me maudire: Grâce!" Ainsi les  emblèmes du père  deviennent-ils les cauchemars du fils et la légende se brise dans un tremblement nerveux.

L'AIGLON, C'ETAIT SARAH BERNHARDT

La pièce de Rostand fut créée en 1900. L'Aiglon, c'était Sarah Bernhardt. Flambeau, Lucien Guitry, lui aussi "père de...". La présence de la plus grande tragédienne de son temps donnait une autre couleur à la pièce, car elle ne pouvait incarner un héros défaitiste. Il s'agissait donc d'un  duel au sommet (avec quelques comparses, le méchant Metternich, la faible mère, Marie-Louise) entre le vieux grognard habile à remuer les fresques de la gloire et un tout jeune homme, presque un enfant (Sarah Bernhardt n'avait que 56 ans!), que sa santé désastreuse empêche de relever les étendards qui sont son héritage. Ce déséquilibre, du coup, a contribué à mettre "L'Aiglon" un peu de côté dans notre mémoire collective. Et c'est aussi une des vertus de l'opéra d'Ibert et Honegger de nous le rendre dans toute son émotion.

Etrange idée, au départ! Et peut-être unique dans l'histoire de la musique. Deux amis composent un opéra à quatre mains. Pas un opéra, donc, sur un sujet léger, une sorte de marivaudage. Non, une oeuvre qui, pour être ramassée et tendue (une heure et demie), est d'une ambition réelle. Henri Cain, qui fut le librettiste de Massenet ou de Messager, taille habilement dans la pièce, en cinq actes courts (le plus long fait 25 minutes, le 4e et le 5e, la plaine de Wagram et la mort du prince, la moitié), en montrant, et c'est beaucoup plus intéressant, un héritier qui rêve d'un destin dont il est incapable et qui meurt de cette médiocrité qu'il a en lui. L'héroïsme est gommé. Le personnage de Flambeau n'est qu'un parmi d'autres: même s'il parvient à ranimer un peu la flamme du jeune homme, celui-ci est aussi un amoureux qui soupire après la jeune Thérèse, qu'il appelle "sa Source", car il s'est miré dans son regard: allusion à l'étymologie de Schönbrunn, la "Belle fontaine"?

 Jacques Ibert dans son bureau de directeur de la Villa Médicis à Rome C) / AFP PHOTO

Jacques Ibert dans son bureau de directeur de la Villa Médicis à Rome C) / AFP PHOTO

"REGARDEZ LA LANGUEUR MORNE DE VOTRE FACE"

Il y a dans l'opéra quelques scènes magnifiques, qui ne sont pas forcément les plus "napoléoniennes": ma préférée, celle où le malheureux prince est confronté à sa triste vérité, porte l'empreinte de Metternich: le chancelier autrichien, qui n'est pas du tout un ignoble bourreau mais, simplement, un homme lucide et froid (et qui, même finira par avoir de la compassion pour le pauvre prince), montre qui il est à l'Aiglon devant un grand miroir: "Regardez-vous dans cette glace/ Regardez la langueur morne de votre face/ Regardez ce fardeau si lourd d'être si blond / Ces accablants cheveux. Mais regardez-vous donc". Et ce ne sont pas alors les grognards héroïques de son père qui apparaissent en fantômes au prince mais le sang dégénéré des Habsbourg, des prognathes rois d'Espagne et de "Charles Quint, le spectre aux cheveux courts / Qui meurt d'avoir voulu s'enterrer - Au secours". Non seulement l'Aiglon a un père dont il n'est pas digne mais, du côté de sa mère, des siècles de royauté infectée ont anémié son sang.

UNE OEUVRE A QUATRE MAINS PAR DEUX AMIS, IBERT ET HONEGGER

Ils étaient amis mais il n'y a pas de musique plus différente. L'élégance toute française de Jacques Ibert, dont on ne joue plus guère, et c'est très dommage, que les ravissantes et exotiques "Escales". La puissance d'Honegger, l'homme de "Pacific 231", ce portrait orchestral d'une locomotive, mais aussi de l'admirable "Jeanne au bûcher" ou de symphonies d'une énergique et austère grandeur. Ils voulaient tous deux que demeure secret le processus de leur collaboration. Qui avait fait quoi, aux musicologues de le déceler. Mais en réalité il y a leurs manuscrits: deux actes pour l'un, deux pour l'autre, le troisième à eux deux. Et ce miracle qu'on les reconnaisse et qu'ils aient cependant réussi à faire une oeuvre parfaitement homogène. D'un esprit très français. Evidemment Ibert a un immense talent et Honegger du génie. Cela s'entend parfois.

Sauf qu'ils ont très bien choisi leurs actes. Ceux, un peu mondains, vont à Ibert, qui sait très joliment trousser une valse, une conversation en musique à la cour. L'âpreté de la rencontre avec Flambeau, la fameuse scène avec Metternich, c'est Honegger. Comme la puissance hallucinatoire de l'épisode de Wagram. Ecoutez les trouvailles d'orchestration d'Honegger, ces violons stridents sur des chansons françaises, le "Pont d'Avignon", "Il pleut, il pleut bergère", "Compère Guilleri"; l'utilisation des cuivres. La scansion quasi militaire de Wagram monte en un superbe crescendo. Les scansions d'Ibert s'effacent, elles (et c'est voulu) dans le silence. Les cuivres d'Honegger font d'étranges alliages. Les vents, chez Ibert, sont plus classiques. C'est lui qui se coltine la mort de l'Aiglon, une mort sans grandeur mais émouvante comme l'est la disparition d'un jeune homme, bien trop tôt. Et, par ce refus d'une orchestration écrasante, par ces accès de  puissance farouche qui ne vont jamais jusqu'à l'explosion, leurs deux styles si différents trouvent une unité, qui est aussi la marque d'une époque.

L'Aiglon, ou Napoléon II, ou le duc de Reichstadt C) Hachédé photo 12

L'Aiglon, ou Napoléon II, ou le duc de Reichstadt C) Hachédé photo 12

UNE BELLE COPRODUCTION FRANCO-CANADIENNE

"L'Aiglon" fut créé à l'Opéra de Monte-Carlo en 1937. Evidemment, trois ans plus tard, les nazis l'interdisaient.

Kent Nagano en donne une interprétation juste et transparente, dosant exactement héroïsme et tristesse, à la tête de l'orchestre de Montréal et d'une distribution franco-canadienne globalement très bonne. En guest-star, Marie-Nicole Lemieux, l'impératrice Marie-Louise: rien à dire. Anne-Catherine Gillet est un émouvant Aiglon, dans une tessiture parfois très tendue. Je ne suis pas fou, mais c'est ainsi, de cette diction "aux R roulés" qui continue de faire ses ravages dans le chant français  et manque vraiment de naturel. Jolie Thérèse d'Hélène Guilmette, Kimy Mc Laren en Comtesse (excellente diction) et Julie Boulianne en Fanny Elssler (qui fut une très grande danseuse et la maîtresse du prince) sont très bien. On aurait souhaité  chez le Flambeau de Marc Barrard un peu plus de puissance vocale et de mâle autorité. Quant au Metternich du jeune Etienne Dupuis, il est net de chant, de ton, de timbre, ce qui est conforme au personnage dont il ne faut surtout pas faire un méchant à la Verdi.

EN ATTENDANT DE VOIR L'OEUVRE EN VRAI!

Et dans le livret de Cain il y a, très intelligemment conservés, des vers de Rostand, qui nous rappellent qu'à l'égal, parfois, d'un Hugo, cet homme avait un art imparable du vers qui frappe. Cela fait partie du plaisir que l'on prend à l' "Aiglon", qu'on a vu ces dernières années à Tours ou à Marseille. En attendant qu'il soit joué à Paris ou ailleurs (il serait à sa place à l'Opéra-Comique rénové) , ce double album comblera les amateurs de découverte et de chant français.

"L'Aiglon", opéra de Jacques Ibert et Arthur Honegger d'après la pièce d'Edmond Rostand, solistes, choeur et orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Kent Nagano, un double album Decca.