Le programme m'avait, pour tout dire, passionné d'emblée: l'intégrale des quatuors avec piano de Brahms. Un concert qui excédait déjà la durée habituelle: plus de deux heures de pleine musique, le temps, presque, d'un opéra. Le casting aussi: quatre musiciens dont chacun est incontournable dans sa partie mais sans jamais jouer les vedettes. Leif Ove Andsnes au piano: le norvégien a tracé sa route, entre Beethoven et Janacek, en passant par son cher compatriote Grieg dont il joue si bien les pièces aux parfums de légendes villageoises; c'est la génération de Nicolas Angelich, ils ont le même âge et la même exigence. Christian Tetzlaff, le violoniste: la probité, le sérieux, l'extrême musicalité de cette génération allemande un peu cachée par Anne-Sophie Mutter. Il y a Tetzlaff, Franck-Peter Zimmermann et aussi Isabelle Faust dont on a davantage parlé ces dernières années (son magnifique concerto de Beethoven avec Abbado chez Harmonia Mundi!) mais, pour avoir plusieurs fois entendu ses deux camarades, je serai bien en peine de les départager, et pourquoi le faire?
Tabea Zimmermann à l'alto: la reine de l'alto, une discographie considérable mais, là aussi, à l'allemande (et elle n'a rien à voir avec Franck-Peter), sans les effets de star, en faisant simplement confiance à l'oreille des mélomanes. Clemens Hagen, le (bourru d'apparence) violoncelliste: le magnifique quatuor à cordes qu'il a créé, ses partenaires prestigieux (Argerich, Capuçon), son premier fait d'armes: alter ego de Gidon Kremer dans le double concerto de Brahms, et sous la direction d'Harnoncourt.
DES QUATUORS AMPLES ET PAS SI SOUVENT JOUES
Et l'on se dit d'emblée, en s'asseyant, devant le mur de scène doré du Théâtre des Champs-Elysées, que s'il n'y a pas de musique ce soir, c'est à désespérer de la musique. Mais déjà un tel programme est gage de l'exigence des artistes. Car ces quatuors de Brahms n'ont pas forcément (tous) bonne presse et même maintenant que Brahms est (justement) à la mode et si joué!
Des quatuors au nombre de trois, d'une grande ampleur, une quarantaine de minutes et parfois plus: Brahms, c'est vrai, a souvent fait dans le majestueux. Mais ces quatuors lui ont posé bien des problèmes, commencés, arrêtés, repris plus tard: le troisième sera achevé 20 ans après sa conception et portera l'opus 60. Les deux autres, opus 25 et 26, ressemblent aux deux visages d'un même père, tel Janus.
Le plus célèbre est le premier. Le plus beau? Le plus séducteur en tout cas. Allez, on se risque: le plus beau! Par une série de mélodies superbes qui culminent dans le dernier mouvement, le rondo tourbillonnant à la hongroise qui s'interrompt pour laisser place à une sublime cantilène toute de mélancolie vespérale et qui passe si vite qu'on se dit que c'est du gâchis de la si peu entendre. Mais Brahms est comme Schubert, la musique jaillit de lui comme une source vive à qui il lui faut donner forme et ce sera sa constante bataille.
L'ECOUTE MUTUELLE ET L'AUTORITE
Et l'on aime d'entrée quelque chose de rare dans la manière de ces quatre-là d'aborder Brahms: une écoute et en même temps une autorité. Une écoute, une attention aux silences, aux respirations de chacun. L'autorité de Zimmermann, les couleurs de feuillage dorée qu'elle donne à son chant, messagère au sens anglais (go-beetween) entre ses deux camarades de cordes, un Tetzlaff au son pur mais parfois fragile, un Hagen qui donne, en retrait, la puissance rythmique (c'est aussi l'écriture de Brahms) et, derrière, Andsnes, cherchant sa dynamique, le son un peu sourd au début, mais prenant vite sa place: très beau passage de marche victorieuse, martelé, à la fois noble et lyrique, comme un bataillon qui serait à la joie de la parade, non à la joie de la guerre. Et les lignes mélodiques fusent de l'un à l'autre, se répondent, se superposent, chacun écoutant et prolongeant ou inversant le discours de son voisin, de ses partenaires. Et ce quatuor est si beau (Schönberg l'a orchestré en se justifiant ainsi: "J'aime cette oeuvre!") qu'on se dit presque: ils n'ont qu'à le jouer, le travail est fait. Ce qui n'est pas vrai, bien sûr.
UN QUATUOR PLUS INGRAT, UN QUATUOR PLUS APRE
Mais le test, justement, est dans le deuxième, le plus ingrat. Parce que le plus long d'abord, cinquante minutes et quelque. Et pas du tout la même inspiration dans les mélodies, celle du Scherzo est même une des plus décevantes du compositeur. Alors? Alors, joué ainsi, il devient le versant introverti, quasi fantomatique, en tout cas sans couleurs, du premier quatuor, construit cette fois sur l'opposition piano-cordes et c'est dans la relance, dans la beauté individuelle de leurs parties que nos musiciens trouvent le coeur de l'oeuvre, le coeur de Brahms; avec dans le mouvement lent, l'ombre de Bach qui passe, le piano, le violoncelle, contemplatifs et recueillis (magnifiques interventions dans les graves) et la tendresse intense de l'opposition toute complémentaire entre le piano (Andsnes a retrouvé une naturelle autorité, farouche et fougueuse, dans le deuxième thème, quasi schumannien, du troisième mouvement, presque une sonnerie de chasse) et les cordes (un Tetzlaff presque éthéré, sur la pointe des ailes)
Dans le 3e quatuor, le plus ramassé, Andsnes démarre sans pédale, un peu brutalement, les mains à plat, le son net et cru. On ne sait trop où on va, mais on y va avec souffrance, avec âpreté. L'alto est le point de bascule des cordes, qu'il équilibre et qu'il apaise, et Zimmermann le fait superbement. Il y a des bouffées d'étrangeté mélancolique, il y a la puissance du premier quatuor mais avec, dans le Scherzo, quelque chose de capricieux, d'haletant, de hanté, qui oppose un piano virtuose à ses camarades. Ce que fait Andsnes est d'un maître, stupéfiant d'intensité, de complicité et d'écoute, et ses partenaires ne sont pas en reste même si, là, c'est lui qui mène le jeu. Le mouvement lent commence par un magnifique chant du violoncelle où l'on entend enfin vraiment le son de bronze de Clemens Hagen: un violoncelle que Brahms utilisera de nouveau pour ouvrir l'Adagio de son 2e concerto pour piano. Le piano le soutient avec discrétion puis le violon entre, puis l'alto: c'est l'essence même de la musique de chambre, chacun prend la lumière, chante avec lyrisme et puis s'estompe, retourne, non dans l'ombre mais à la fondation de l'oeuvre.
DE MAGNIFIQUES PASSEURS
Il faut les voir aussi: Hagen ramassé sur lui-même, sur son instrument dont il tire des phrases d'une intense beauté. Tabea Zimmermann, d'une souveraine autorité mais sans jamais le faire entendre: son visage nous dit: "je pourrai prendre le pouvoir mais ce serait contre la musique, et contre la place qui est celle de mon bel instrument: derrière le violon!" Le violon d'un Tetzlaff que Zimermann, souvent, regarde et qui, lui, regarde en lui-même, ou vers le ciel. Jusqu'à s'éclipser à un moment, corde cassée? On ne saura pas. Andsnes, enfin, le Scandinave au pays des Germaniques, l'autorité concentrée, le visage maigre et grave, car il n'y a rien à montrer de soi, tout est dans l'harmonie des sons. Magnifiques passeurs, et qui nous rendent vraiment intrigués de ces quatuors que l'on connaissait mal et que l'on négligeait trop. Intrigués, oui. Amoureux?