Chef-d'oeuvre de Wagner. Qui en a écrit pourtant beaucoup. Et qu'on a eu ces temps derniers l'occasion de réviser, de "Tétralogie" en "Maîtres-Chanteurs de Nuremberg". Mais en quatre pleines heures de musique, Wagner a su donner à cette histoire d'amour, une des plus belles, juste derrière "Roméo et Juliette", jamais écrites, une dimension métaphysique que son inspiration musicale a portée à des sommets.
UN FORT INTELLIGENT SPECTACLE
Autant dire qu'on attendait au tournant Pierre Audi (le metteur en scène), Daniele Gatti (le chef) et les deux titulaires courageux des rôles-titres, d'autant que Rachel Nicholls avait succédé il y a seulement quelques semaines à l'Isolde prévue initialement. Avec cette idée partagée par certains opératolâtres: doit-on ne monter une oeuvre aussi géniale que si l'on a à sa disposition des génies? Ce serait se priver à jamais de ce "Tristan et Isolde" qui, dans la vision à nous proposée, n'a aucun génie mais n'en est pas moins un fort intelligent spectacle.
Un immense carré noir, à la Malévitch ou à la Soulages, envahit la scène pendant que résonne le prélude: on note immédiatement le grain des cordes, majestueux sans être rugueux, l'attention extrême portée aux silences par le chef Daniele Gatti, la lenteur contemplative qu'il transmet à ses musiciens de l'orchestre national de France, lenteur de belle tenue mais un peu au détriment du souffle. Le temps de s'habituer (on s'y fera vite) à cette vision qui refuse souvent les grands crescendos wagnériens pour en rester à une conception intimiste, chambriste, qui va parfaitement au lieu alors qu'elle sonnerait bizarrement dans l'immensité de l'Opéra-Bastille. Gatti, qui dirige "Tristan et Isolde" pour la première fois, dit qu'il cherchait avec Pierre Audi un lieu qui se prêtait à l'interprétation qu'ils avaient en tête. C'est alors qu'on voit glisser, repoussant le carré noir intial, d'immenses panneaux verticaux, toujours noirs, comme des vaisseaux en deuil glissant sur l'eau, dans cette lumière perpétuellement grisâtre (signée du grand Jean Kalman), éclairée par en-dessous, des légendes celtes.
UNE ISOLDE JUVENILE
C'est l'un des mérites de cette mise en scène de Pierre Audi (si différente de celle de Peter Sellars à Bastille il y a quelques années, qui jouait à plein l'effet vidéo): on est, dès l'ouverture de scène, dans la continuité d'une histoire que Wagner prend en marche, sur le bateau qui amène Isolde au roi Marc, son fiancé, conduite par le chevalier Tristan et son meilleur ami, le glorieux Kourvenal. Isolde hait Tristan: ce Tristan qui a tué Morold, son précédent fiancé, dans un duel mortel, ce Tristan qu'elle a sauvé de la mort par ses talents de guérisseuse, sans savoir, car il portait un faux nom, qu'il était l'assassin de Morold. Ce Tristan à qui la vengeresse Isolde veut faire boire un poison fatal. Mais que sa suivante, Brangaine, affolée, va remplacer par un philtre d'amour...
Les grands panneaux noirs glissent sur l'eau, s'écartant pour laisser s'inscrire, dans une pénombre blanche, les silhouettes des futurs amants en robes de bure, tels des pélerins sur la route de l'expiation. On a déjà noté que Rachel Nicholls tient le rôle, avec son âpre jeunesse: le timbre est beau, jamais crié, projeté, avec tout de même des difficultés dans les aigus, mais surtout l'incarnation est là et l'on ne doute jamais, dès ce premier acte, que Nicholls assumera sans difficulté un rôle aussi écrasant. Son Isolde, avec quelques années de pratique, sera de la plus belle eau mais il est bien, en attendant, de voir entre elle et Tristan la différence d'âge qu'il y a entre Juliette, encore une enfant, et Roméo, quasi un homme. La maturité de Tristan, son humanité fatiguée, ressort d'autant mieux et Torsten Kerl, avec sa puissance physique, en incarne très bien les blessures. On ne l'avait pas beaucoup aimé en Siegfried, il est très convaincant ici, avec un médium superbe, d'un bel éclat, même si les aigus sont toujours un peu serrés mais le rôle est moins tendu que celui de Siegfried. Très honnête Brangaine de Michelle Breedt, un peu "chanteuse wagnérienne" parfois (notes de gorge, passages de registre un peu brutaux) mais fine musicienne. Et Kourvenal magnifique de Brett Polegato.
UN AMOUR AUSSI TERRIBLE QUE LE POISON
Cet acte initial, multipliant les belles trouvailles (les confidences de Brangaine et Isolde dans une atmosphère de grotte, la première rencontre et la première séparation des deux héros avec la sihouette de Brangaine tel un lien fatal), nous rend d'autant plus curieux de la suite, et surtout de ce morceau de bravoure absolu qu'est l'immense duo d'amour dans la nuit, cette nuit propice aux amants quand le jour les repousse. Subtile et surprenante idée de Pierre Audi: Tristan et Isolde, malgré leurs brûlantes déclarations, ne se toucheront jamais; car ils ont beau s'aimer, ils n'ont jamais choisi de le faire, leur amour s'est instillé en eux par hasard, aussi terrible que le poison, et qui contient leur éternelle joie comme leur éternelle souffrance. Mais voilà: dans une lumière cette fois peu convaincante (verdâtre), dans un jardin bizarroïde composé de plantes en forme d'épées mortes, l'intensité de la rencontre, poussée par Gatti à incandescence, rend un peu cruels les aigus incertains des deux chanteurs, leurs problèmes de souffle, leur maîtrise compliquée de la ligne vocale. Cela rentre peu à peu dans l'ordre (quand on quitte la fougue pour l'élégie puis l'extase) et si, à la fin de l'échange, la voix de l'invisible Brangaine, planant au-dessus des amoureux endormis, nous rend à une atmosphère de légende triste, il nous reste le goût amer d'un rendez-vous à demi manqué dans ce qui est tout de même l'acmé de l'oeuvre.
ECHANGE SONORE BOULEVERSANT DES DEUX AMIS
La révélation de la "trahison" de Tristan devant le roi et ses chevaliers se fait dans une (encore) autre lumière digne des toiles surréalistes et désolées d'Yves Tanguy. On note la superbe voix (claire pour une basse) de Steven Humes qui accentue l'élégance et l'humanité de Marc. Le troisième acte, lui, sera quasi exemplaire. L'admirable prélude s'élève et l'on se dit alors: depuis quand n'a-t-on pas entendu une telle beauté des cordes (violoncelles et contrebasses notamment) dans notre orchestre National, et sans trop céder (bravo à Gatti de ce point de vue!) à la volupté sonore qui est parfois le (petit) défaut de Philippe Jordan? Puis on est de nouveau sur une grêve bretonne isolée du monde, rochers noirs éclairés par l'eau argentée, palais modeste de Kourvenal où agonise Tristan qui attend son Isolde pour mourir, dans un échange sonore bouleversant des deux amis (le timbre charnu de Kerl, le timbre éclatant de Polegato)
Certes Pierre Audi aura expédié avec désinvolture les scènes qui l'ennuient: le duel de Tristan et Melot, un Melot paralytique, allez savoir pourquoi, alors que c'est lui qui va infliger à Tristan la blessure mortelle; Andrew Rees, ligne de chant confuse, vibrato gênant, est la seule déception vocale mais le rôle, important dramatiquement, est peu conséquent d'un point de vue musical. Le massacre final est expédié lui aussi de manière chaotique (et la malheureuse Brangaine, sans raison, en est victime, à moins qu'il faille lui faire payer d'être responsable d'une tragédie dont elle s'est pourtant confessée au roi)
LA "MORT D'ISOLDE" OUVRE SUR LE XXe SIECLE
Mais alors s'élève le chant de la "mort d'Isolde" qui est, évidemment, une des plus belles pages jamais écrites dans toute l'histoire de l'opéra. Isolde est dos au public, tournée vers la mer, Tristan, assis à ses pieds, agonisant, presque invisible de nous. Le chant monte, Rachel Nicholls le distille simplement, radieuse et mélancolique, portée par un orchestre aux couleurs moirées d'obsidienne, éclairée à contre-jour par un soleil ardent et blanc qui la transforme en statue noire, en dame de la mer au destin suspendu, qui ouvre vers Debussy, vers Richard Strauss, vers tout l'élan musical du XXe siècle. Entre mort et transfiguration.
"Tristan et Isolde" de Wagner, mise en scène de Pierre Audi, direction Daniele Gatti, au Théâtre des Champs-Elysées, Paris, jusqu'au 24 mai (attention, le spectacle commence à 18 heures)