Le Bach intimiste et chaleureux de Nelson Freire

C) Eric Dahan

Un des plus grands pianistes de ce temps enregistre pour la première fois un des monstres sacrés de la musique occidentale: cela ressemble à un événement. Mais, avec modestie, Nelson Freire (car il s'agit de lui) nous raconte sa proximité de pianiste avec Bach, comme une nourriture spirituelle quotidienne ou un ressourcement, si l'on veut (du temps, peut-être, où Freire avait abandonné les estrades)

LA GENEROSITE DU PROGRAMME

Parlons du choix des oeuvres: deux pièces de la série des grands cycles: la 4e Partita, la 3e Suite anglaise; la fameuse "Fantaisie chromatique et fugue BWV 903" et la moins connue "Toccata BWV 911" et enfin (mais tenant une place émotionnellement incoutournable) une série de chorals transcrits de cantates ou de l'orgue, avec en passerelle l'adagio du concerto de Marcello joué avec une simplicité qui serre la gorge. Au total plus d'une heure 20 de musique, soit la capacité pleine que peut contenir un CD: la générosité du programme est à la hauteur de nos attentes, outre qu'il nous donne un aperçu (un peu "Bach pour les nuls") de la variété du clavier bachien (non, ce genre de détail n'est pas annexe, car l'acte d'achat est aussi un acte de consommateur et le monde de la culture n'y échappe pas)

Ces prémices posées, est-on, c'est la question, en présence d'un disque admirable, comme certains de ses Chopin, Debussy ou Brahms récents? Non, pas tout à fait. Mais chaleureux, inattendu parfois, dans un répertoire où (mais on n'a pas la réponse) soit Freire n'a jamais été très à l'aise soit il ne l'a jamais pratiqué selon les usages admis. Car les codes contemporains dans Bach (la rigueur réintroduite par les musiciens baroques) n'ont rien à voir avec ceux, en particulier au piano (instrument parfois violemment refusé par certains puristes pour l'interprétation du Cantor), qui avaient cours il y a cinquante ou soixante ans, encore plus il y a un siècle. On l'oublie un peu trop, Glenn Gould, aujourd'hui unaniment vénéré dans Bach pour sa clarté, sa précision rythmique, était très atypique en son temps. Cette manière de jouer, toutes proportions gardées, "romantique" (qui ferait de Bach une sorte de contemporain de Beethoven), nous séduit encore par le génie des maîtres (tel Edwin Fischer) qui s'y prétaient. Mais aujourd'hui... aujourd'hui d'ailleurs un Freire explore encore autre chose.

Le fait-il exprès?

CERTAINS INSTANTS TOUCHES PAR L'AILE DE LA GRACE

C'est l'énigme de ce disque. Au point que certains de mes confrères l'ont plus ou moins rejeté, ce que l'on peut expliquer: il faut peut-être ne pas connaître son Bach par coeur pour goûter ce jeu, un jeu déjà surprenant car mezza voce dans les deux grandes pièces, intimiste le plus souvent, comme si Freire, dans une maison brésilienne aux murs de terre, jouait pour des amis de village au moment où gagnent les ombres du crépuscule (or Bach est plutôt un compositeur des matins clairs!) Prenez la "Partita": limpidité du son, impeccable dialogue des mains, clarté de la polyphonie. Mais, au revers, un peu de confusion dans les diverses voix des passages fugués et la tentation, constante dans tout le disque, du "rubato", cette liberté dans le rythme typique du romantisme auquel on sent que Freire a constamment envie de céder. Et pourtant, quelle mélancolie dans l'Allemande de cette "Partita", quel sentiment du divin irradiant les doigts du pianiste! Ce sont ces moments-là qui font le prix de ce disque, ces instants qui surgissent comme touchés par l'aile de la grâce  et qui rendent plus quelconques une Courante un peu sautillante, un Menuet vite expédié, avec cependant une si belle attention aux silences dans la Sarabande (décidément ces passages lents sont bien beaux!) et la conclusion d'une Gigue fuguée, prise vite (mais à mi-voix), où la précision des doigts rend alors évidente cette liberté rythmique contre laquelle Freire essaie de lutter par ailleurs.

C) Anna Oswaldo Cruz

C) Anna Oswaldo Cruz

ON EST DANS UNE PETITE EGLISE BAROQUE DU BRESIL

A ce jeu, la grande "Toccata", prise assez lentement, regorge de moments magnifiques mais justement: ce sont des séries de moments. Il y a parfois, dans les voix secondaires (à la main gauche), des éclaboussures de notes qui sont d'un très grand maître du piano, mais pas du tout orthodoxe dans Bach, allez, je le lâche: c'est presque un Bach de Copacabana où Bach deviendrait (il en a vu d'autres) compositeur de samba et après tout, les "Bachianas Brasileiras" du plus grand compositeur brésilien, Heitor Villa-Lobos, ne sont pas du tout, il faut le redire, des compositions en forme de bacchanales, mais en hommage (tropical) à Bach. La fugue de la "Toccata" musarde délicieusement, on est dans une petite église baroque du Brésil et c'est cette imagination-là qu'il faut avoir si l'on veut aimer le disque de Freire. Et surtout le comprendre.

Alors évidemment on s'ennuie un peu dans la "Suite anglaise" qui n'est pas trop pour lui: il y a même, dans la Sarabande, des imprécisions digitales avec un rubato cette fois hors de propos. Mais la fameuse Gavotte est jouée avec beaucoup d'humour, beaucoup de chic, comme le pastiche d'une danse exécutée par Louis XIV à Versailles devant ses courtisans. La "Fantaisie chromatique et fugue" est un peu relâchée au début (dans les guirlandes de notes de la Fantaisie) et puis, soudain, par un usage subtil de la pédale, les voix se démultiplient et l'oeuvre prend toute son ampleur. Mais la Fugue, qui commence chuchotée, reste à mi-voix, on attendrait plus.

POUR NELSON FREIRE, UNE EXPERIENCE

La beauté, la poésie, la grâce, on les retrouve dans les chorals qui achèvent le disque. Mais avec la majesté, la puissance sonore, qu'on n'avait pas jusque là. Le "Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ" sonne même avec une violence romantique qu'on doit sans doute aussi à Busoni, son transcripteur. Le "Komm, Gott Schöpfer, heiliger Geist", le lent "Nun komm, der Heiden Heiland", ont la beauté et la religiosité des grandes pages d'orgue et on y retrouve l'intelligence d'un pianiste qui, par des moyens exclusivement pianistiques, leur donne ce caractère-là en les différenciant des oeuvres précédentes. Le "Prélude et fugue" BWV 535 (arrangé par Alexandre Siloti) est carrément bouleversant, dans son appel souffrant vers Dieu. C'eût été, de mon point de vue, une conclusion superbe; mais il y a ensuite la transcription de "Jésus, que ma joie demeure" par la grande pianiste britannique Myra Hess: elle en fait, de manière très années 20, un morceau suave et même sulpicien, que je n'aime guère. Le jeu de Freire est hélas! au diapason mais, après tout, c'est lui qui a choisi ce morceau.

On ne sait s'il y aura un autre disque Bach. On se dit que c'était pour Nelson Freire une expérience, lui qui joue si bien les autres, tous les autres, et qui a sans doute encore quelques interrogations avec celui-ci. On espère les concertos, car Freire est excellent dans le dialogue (voir ses Brahms avec Chailly). Mais on reviendra sans doute à ce CD pour entendre Bach joué d'une autre manière. Et par un maître, quel que soit le Bach qu'on aime.

Nelson FREIRE joue Jean-Sébastien BACH, un disque DECCA