Au service de la passion du Christ, les voix d'anges de Jaroussky et Sabadus

Philippe Jaroussky C) AFP PHOTO / LOIC VENANCE /

Après mon expérience Bach, j'ai donc repris mon bâton de pélerin baroque, toujours dans ce magnifique Théâtre des Champs-Elysées qui accueillait vendredi Philippe Jaroussky.

Mais pas que lui.

UN ORATORIO D'UNE GRANDE BEAUTE, TRES ITALIEN ET TRES BAROQUE

Le théâtre était rempli, Jaroussky est un produit d'appel (et il le mérite), pour un programme qui sonnait bien austère, "Oratorio pour la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ", quoique Pâques soit déjà passé. Oeuvre composé en 1708 (Bach et Haendel avaient 23 ans et composaient déjà) sur un texte du Cardinal Pietro Ottoboni, c'est dire le sérieux a priori de la chose, même si les cardinaux de l'époque étaient plus mondains qu'aujourd'hui. L'auteur: Alessandro Scarlatti, qui avait un quart de siècle de plus que les deux génies cités plus haut. J'ai bien dit Alessandro. Pas le merveilleux compositeur des 555 si belles sonates pour clavecin ou piano, celui-là, c'est Domenico, né d'ailleurs la même année que Bach et Haendel, le monde musical est petit, surtout en ce temps-là. Alessandro, c'est son père. Carrière strictement italienne, et surtout napolitaine, bien qu'il fût né en Sicile mais la Sicile, de mémoire, dépendait alors de Naples. Le cardinal Ottoboni, Vénitien et membre éminent de la Curie romaine, était un mélomane averti, qui passait des commandes aux plus grands noms italiens de son temps, Vivaldi, Corelli, Caldara, ou non-italiens, comme Haendel quand celui-ci séjourna, tout jeune, dans la péninsule. Ottoboni fit de Scarlatti père son maître de chapelle, en échange sans doute, de ces livrets qu'il aimait écrire, pour différents types de cantates, profanes ou sacrées.

,

Valer Sabadus, Philippe Jaroussky, Max Emanuel Cencic dans "Artaserse" de Leonardo Vinci C)AFP PHOTO / JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN

Valer Sabadus, Philippe Jaroussky, Max Emanuel Cencic dans "Artaserse" de Leonardo Vinci C)AFP PHOTO / JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN

Car c'est là, justement, la surprise de ce que l'on entend, sous la baguette attentive et précise de Patrick Cohën-Akenine à la tête de son excellent ensemble des Folies françoises. Excellent, vraiment: depuis quand n'a-t-on entendu de cuivres si justes? Mais au-delà, il y a évidemment une musique et il y a un texte. Une musique, ambitieuse, une heure vingt, dont je ne vais pas vous dire qu'elle fait preuve d'une personnalité folle mais qui est le plus souvent d'une grande beauté, grave et ardente, très italienne et très baroque dans sa recherche des contrastes, son dramatisme, son goût pour la virtuosité, avec cependant (par rapport au plus célèbre italien du temps, Vivaldi), des moments sombres, âpres, comme l'envers agité et sauvage de la vivacité et du spectaculaire napolitain.

LES PERSONNAGES: LA FAUTE, LA GRACE ET LE REPENTIR

Mais il y a plus. On s'attend donc à s'entendre décliner toutes les étapes de la Passion du Christ, sur un ton cardinalice fait de respect de la règle, du dogme, et dans un style (latin, le style) au plus près des Saintes Ecritures. Pas du tout. Vraiment pas du tout. Le texte est en italien, et très bizarrement conçu. Il met en scène trois personnages, ou plutôt trois entités morales qui se voient personnifiées, la Faute, la Grâce et le Repentir. La chronologie n'est pas respectée, Ottoboni se fiche d'ailleurs pas mal de nous raconter des événements qui étaient à l'époque connus de tous et dans leurs moindres détails. La Faute commence l'oeuvre, et dit ceci: "Un désastre épouvantable a tout déréglé: voici le Soleil changé en ombre, voici la Terre, voici les Sphères enfin agitée par mon pouvoir ô combien dévastateur". Le Repentir, plus narratif, interviendra plus loin: "Tenaillé par la douleur, entravé par ses chaînes, Judas, désespéré, errait. La multitude ne lui apportait aucune paix". La Grâce, après avoir constaté la stupéfiante tristesse de ce monde déserté par Jésus, mettra en place la salvation des hommes: "Le désir trompeur ne pourra plus arracher de ton Ame constante l'objet aimé, dont elle est devenue l'amante". Et plus on approche de la fin de cette méditation théologique plus le dialogue s'établit entre les trois entités avant que les trois chanteurs qui les incarnent entonnent un très beau (et bref) choeur final qui vante le triomphe de la Croix puisque "O Croix... si ton fruit fécond a libéré le monde, tu guides toute âme fidèle vers le Souverain Bien"

Sonia Prina travestie (à gauche) avec Sandrine Piau dans "Ariodante" de Haendel C) AFP PHOTO / BERTRAND LANGLOIS

Sonia Prina travestie (à gauche) avec Sandrine Piau dans "Ariodante" de Haendel C) AFP PHOTO / BERTRAND LANGLOIS

RENDRE SENSIBLE AUX FIDELES CE QU'ILS RESSENTAIENT CONFUSEMENT

C'est ainsi un moyen assez habile de rendre sensible aux fidèles ce qu'ils ressentaient confusément, les tiraillements de leur propre foi entre les abîmes du péché et les espérances du pardon, les uns étant de l'ordre du réel, les autres du possible, avec une insistance mise sur le repentir, qui est au coeur de la foi chrétienne et de la miséricorde de Dieu. Celle-ci, évidemment, passait (encore plus) à l'époque, par des intercesseurs qui constituaient le plus souvent la hiérarchie de l'Eglise. En outre, on est au début du XVIIIe siècle, les Lumières et les écrivains qui les ont personnifiées sont encore balbutiants et d'ailleurs ces idées-là, à cause du verrouillage ecclésiastique, ne toucheront guère l'Italie.

Valer Sabadus en Ménélas dans "Elena" de Francesco Cavalli C) AFP PHOTO / BORIS HORVAT

Valer Sabadus en Ménélas dans "Elena" de Francesco Cavalli C) AFP PHOTO / BORIS HORVAT

DEUX VOIX D'ANGES ET UNE TROISIEME, SI HUMAINE

On aurait cru que Jaroussky allait prendre en charge la Grâce. Non pas. Il est la Faute, avec toujours cette voix d'or et de  miel que l'on finit (ingrat que nous sommes!) par trouver si évidente qu'on remarque, ce soir-là, quelque chose d'un peu contraint dans les aigus, d'un peu languide dans le timbre, qui annihile la juste fureur qu'on attend de son incarnation. Sonia Prina, avec sa présence et son vrai timbre de contralto (qui n'est pourtant pas le plus beau du monde), réussit une magnifique déploration dans l'air "Spinta dal duolo": ravissantes vocalises, aigus superbement inattendus pour son registre.Le duo qu'ils partagent, "Cangio aspetto col perdono" est assez magique, dans l'inversion des registres, l'homme ayant les notes féminines et la femme celles des hommes. Mais c'est Valer Sabadus qui fait vraiment décoller la soirée: retenez ce nom si vous ne le connaissez pas encore. Des couleurs rares dans la voix, presque un timbre de soprano (sans tout à fait, justement, l'ambiguïté qui fait, de Jaroussky, le charme étrange), une musicalité éblouissante, sans aucun maniérisme, un contrôle du souffle parfait (dans l'air "Qual rugiada" il a deux aigus vertigineux dont il réussit magnifiquement à élargir la puissance), qui, du même coup, va pousser Jaroussky, en seconde partie, à se mettre à la hauteur de son ami, sans qu'il y ait d'ailleurs de compétition entre eux. Du coup, aux tonnerres d'applaudissements déclenchés par l'air "Figli miei, spietati figli" de Sabadus (là encore aigus étonnants, puissance du son), répond le magnifique "Trombe, che d'ogni intorno" (avec trompettes, buccin, grosses caisses), où Jaroussky retrouve ses moyens, son imagination, la beauté de ses vocalises, son engagement qui donne de la chair à un pur concept.

Ainsi deux voix d'anges, celles de Philippe Jaroussky et de Valer Sabadus, auront donné une incarnation quasi charnelle à la passion du Christ. Et une troisième, celle de Sonia Prina, humaine, si humaine, les y aura aidées. Mais cela n'aurait pas suffi s'ils n'avaient eu ce texte et cette musique à défendre. Curieuse et intéressante découverte, oui, vraiment, qui dépasse la simple beauté d'une partition!