Commencons par la fin: dans un Théâtre des Champs-Elysées pris d'assaut, des applaudissements interminables et une émotion palpable des aficionados saluent une DiDonato rayonnante et un Florez enfin détendu (et heureux) ainsi que leurs camarades -tous très bien, les camarades. Car il s'agissait, pour les deux stars du lyrique, d'une prise de rôle, partitions en main (leurs camarades aussi!)
UN GALOP D'ESSAI POUR FLOREZ ET DIDONATO
(Parenthèse en forme d'information: une semaine plus tôt Michel Franck présentait l'éblouissante (sur le papier) saison 2016-2017 et, insistant sur la pléiade des opéras en version de concert montés avec des distributions prestigieuses, rappelait que, très souvent, les chanteurs invités avaient le rôle dans les pattes, ou parce qu'ils venaient de le jouer sur scène ou parce qu'ils étaient en voie (et en voix) de le faire ou parce qu'ils l'avaient souvent chanté. Contre-exemple ce samedi soir 9 avril: ce "Werther" est un galop d'essai pour Florez et DiDonato qui seront bientôt sur scène Werther et Charlotte mais avec d'autres partenaires, elle à Londres, lui à Bologne puis à Zurich)
DIDONATO JOUE LE PERSONNAGE
Ainsi donc l'aisance naturelle habituelle à ceux qui ont déjà les gestes du rôle allait leur manquer. En tout cas à Florez, qui a toujours été plus emprunté en scène que sa partenaire et qui se contentera, statiquement, de lire (d'une voix d'or) sa partition. Joyce DiDonato, elle, par tempérament, JOUE le personnage. Elle le fera donc, magnifiquement, la partition parfois à demi fermée, y jetant un oeil mais comme retenue aussi par ce fil à la patte qui l'empêche d'être pleinement Charlotte, et piaffant peut-être d'impatience à l'être, à voir l'incandescence qu'elle y met car (et cela provoquera la déception de quelques-uns), dans les deux premiers actes, elle incarne délibérément une jeune femme du XVIIIe siècle fidèle à son mari, en retrait, les yeux baissés, qui n'écoute surtout pas les embardées sentimentales que lui dicte son coeur.
LA VOIX MAGNIFIQUE DE FLOREZ
Quant à Florez, il distille, d'une voix magnifique, les passages encore un peu dispersés (Werther est un peu un étranger dans ce petit monde qui se consacre à sa vie quotidienne) d'un personnage qu'il ne comprend pas encore, qu'il chante avec un legato parfait et ce timbre si particulier, si reconnaissable, de ténorino. De ténorino qu'il est de moins en moins car il a appris à donner à sa voix de la rondeur, du coffre, des graves, qui lui permet d'aborder "Werther" aujourd'hui et le médium du rôle, ce qui n'eût pas été possible au Florez du temps de "La fille du régiment" (la fameuse, avec Natalie Dessay, et les neuf contre-ut qui ont fait du Péruvien un OVNI dans le monde même des ténors) Legato superbe donc, beauté absolu du chant, longueur du souffle mais voilà: il ne chante pas "Werther", il chante Verdi, il chante Alfredo, déjà les trémolos dans la voix que Beczala (relisez mon article de janvier sur la représentation de l'Opéra-Bastille) évitait soigneusement (et je sais que cette retenue protestante, conforme à Goethe, mais aussi dans l'esprit de Massenet qui n'est surtout pas Verdi, a désarçonné, fait accuser le Polonais par certains d'indifférence)
D'EXCELLENTS SECONDS ROLES
Voilà donc le problème, tel qu'il me fut présenté tout de suite (et pas qu'à moi, si j'en jugeais par les commentarires de certains): même en version de concert, doit-on juger de la beauté d'une voix ou de la justesse d'une incarnation? La question se posant moins pour DiDonato quoique, parfois, le tempérament de la diva (dans les premières minutes) ressortît par trop sous la sage Charlotte. Alors, bien que, soudain, Florez réussît un admirable "C'est moi, c'est moi, qu'elle pouvait aimer", aussi véhément que juste de sentiment et d'une vraie émotion où le coeur est au bord des larmes, je m'intéressais d'emblée aux autres rôles; A l'excellent Bailli (sans doute trop jeune pour le personnage) du Français Luc Bertin-Hugault, un nom à suivre. Comme l'Américain John Chest qui, lui, fait un Albert aussi ambigu que bien chantant, compensant ma déception de Bastille. Comme la juste et charmante Sophie de Valentina Nafornita, voix plus corsée qu'Elena Tsallagova mais une construction comparable du personnage. Avec enfin Marc Larcher et Nicolas Rivenq, sans reproche en Schmidt et Johann, le tour d'horizon était complet. Restait donc les deux stars.
UNE DIMENSION CORNELIENNE EXCESSIVE...
Il faut, pour cela, reprendre "Werther", la construction même de Werther. Et le génie de Massenet qui, après deux actes charmants, mais qui, en de mauvaises mains (le texte du livret n'aide pas), pourraient tourner au mièvre, monte le niveau de plusieurs crans, concentre toute la deuxième partie (et elle est longue) sur les deux héros, à peine quelques interventions de Sophie et d'Albert, et y multiplie (c'est la seule solution qu'il a!) les airs magnifiques, celui des lettres que DiDonato chante en grande tragédienne, et le "Pourquoi me réveiller?" où Florez fait chavirer la salle. Dans leurs mains, dans leurs gosiers, la passion tragique de Werther contamine Charlotte, elle-même se révèle profondément éprise de cet homme qui va se tuer pour elle: le conflit, chez Charlotte, de la passion et du devoir, atteint avec DiDonato, en tragédienne haendelienne qu'elle est, une dimension cornélienne, ce qui est tout de même un peu excessif. On aurait envie de dire, devant les sanglots qui l'étreignent: "Voilà ce qui s'appelle un sentiment soudain" D'autant que, curieusement, plus DiDonato tombe dans l'excès des héroïnes baroques, plus Florez dessine un Werther qui s'éteint dignement, chant contrôlé, en mezza voce, qui rend d'autant plus sensible l'émotion du personnage et la tristesse implacable de sa destinée. Ainsi, tout emporté que je suis (comme le public entier) par la dimension dramatique insufflée par les deux chanteurs et par leur engagement qui contraint d'ailleurs parfois DiDonato à quelques relâchements de la ligne vocale, il est des moments où ma raison raisonne ma passion et où je me dis: "C'est trop. Ce n'est plus du Massenet" et se pose alors de nouveau la question du metteur en scène, qui canaliserait la véhémence de l'une et donnerait une colonne vertébrale au héros malheureux incarné par l'autre.
...MAIS ON EST VENU POUR LES VOIX!
Mais pourquoi était-on venu ce soir? Ou pour qui? Le public avait la réponse: pour le timbre d'argent de Florez, gorgé de douleur, pour la splendeur, même incontrôlée à quelques moments, de la voix de DiDonato, cette manière qu'elle a, par exemple, alors qu'elle chante dans le médium, de lancer, forte, un aigu royal avant de redescendre en réduisant le son, par un diminuendo spectaculairement maîtrisé. Du grand art, qui fonde au final les vivats du public.
Il me reste à parler d'un Orchestre national de France et d'un chef, Jacques Lacombe, à l'unisson des vedettes. Une première partie dramatisée à outrance, pleine de fougue mais peu nuancée. Une seconde partie encore plus intense, où Lacombe, attentif aux chanteurs, réussit pourtant, ainsi que l'orchestre, à montrer qu'il comprend son Massenet: dans un superbe prélude orchestral à l'acte IV (celui de la nuit de Noël) où l'on (re) découvre un Massenet éblouissant orchestrateur, dans la grande lignée très française de la tradition franckiste (celle de Dukas, de Fauré, de Chausson, du meilleur Saint-Saëns), et où les musiciens de notre "National" montrent une belle cohésion. Pour le reste c'est la puissance sonore de Massenet que le chef et l'orchestre mettent en relief et qui participe pleinement au drame qui se joue.
Un "Werther" qui était à l'Opéra-Bastille un tragique roman d'apprentissage, qui est ce soir le drame d'un amour contrarié par le destin.
Mais n'y a-t-il que moi pour me poser ce genre d'interrogation littéraire quand tous ceux qui m'entourent se lèvent pour applaudir, les yeux rouges et la gorge nouée?
(Parenthèse