Le film "Royal Orchestra" est sorti il y a dix jours. Je le dis d'emblée: il ne passionnera pas beaucoup les cinéphiles. Mais les mélomanes, oui. Tout simplement parce qu'entrer dans l'intimité du "troisième meilleur orchestre du monde" est un privilège qui ne se refuse pas.
"Troisième meilleur orchestre du monde": c'est une définition qui vaut ce qu'elle vaut (un peu comme les P.I.B.): en 1, le Philarmonique de Berlin, en 2 le Philarmonique de Vienne, en 3 le Concertgebouw d'Amsterdam. Qui, certains soirs, dépasse d'ailleurs sûrement ses deux camarades. Cela signifie surtout que l'orchestre néerlandais est dans le peloton de tête. Depuis 1888. Et, justement, pour ses 125 ans l'orchestre s'est offert, en 50 dates, un vrai tour du monde. "The Royal orchestra" nous en raconte certaines étapes.
Les étapes en question (au nombre de trois, mais entretemps on rentre à la maison!), si elles sont, pour deux d'entre elles (Buenos Aires et Saint-Petersbourg) d'une riche tradition musicale, ne sont pas les plus représentés sur la scène médiatique. Quant à Johannesburg, la musique qu'on y entend (en particulier à Soweto) est d'une tout autre tradition. Voici déjà, dans ces confrontations, ces frottements avec le légendaire orchestre, les promesses de riches échanges, aptes à nous combler.
Le problème, c'est que ces échanges ne sont que très partiels. Le problème surtout, c'est qu'on ne comprend jamais très bien où va la réalisatrice, Heddy Honigmann. La partie la plus décevante est la partie argentine. Un chauffeur de taxi qui aime écouter de la musique classique dans son taxi (et alors? Il n'est pas le seul) sans qu'on sache s'il est même allé écouter l'orchestre, quelques images de musiciens dans leur chambre d'hôtel, suspendant leur smoking à la patère (passionnant!), et le bassoniste qui s'émeut de voir au loin, depuis sa fenêtre, l' "Uruguay, où je suis né". Plus ironique (furtivement) la représentation de la bourgeoisie argentine, en smoking, moustache à la Videla ou à la Pinochet, robes longues et chignon laqué, terrifiante d'empesage, dans le somptueux Théâtre Colon de la capîtale.
C'est plus intéressant en Afrique du sud, même si l'on est un peu dans les clichés avec les jeunes joueurs de tambours "sur bidon" (le "Soweto marimba Youth League") La représentation de "Pierre et le Loup", devant des gamins noirs qui en ignorent l'histoire, est pleine d'humour, même si on ne sait rien du comédien noir qui fait le passeur en récitant. On rencontre ensuite un vieux monsieur violoniste, Michael Masote, originaire d'une très pauvre famille, qui a, un jour, vu de loin Yehudi Menuhin (et surtout son violon) visitant, en plein apartheid, le tonwship.Le petit Michael est tombé amoureux du violon, son père, quelques temps plus tard, lui a offert un archet ("je ne sais pas du tout où il l'avait trouvé, mais avec mon archet je jouais ensuite d'un violon imaginaire"). Le plus difficile, par la suite, fut de trouver un professeur (blanc, forcément) pour ce gamin noir. Masote, aujourd'hui enseigne le violon à beaucoup de petites têtes foncées, un peu, sur une plus petite échelle, comme au Venezuela d'où sont sortis, outre Gustavo Dudamel, tant de merveilleux jeunes musiciens et tant de talentueux jeunes orchestres.
Nous rencontrons enfin un vieux monsieur, Sergueï Bogdanov, merveilleusement émouvant, filmé dans son petit et chaleureux appartement d'un immeuble pauvre et délabré de Saint-Petersbourg (contrastant avec les superbes images nocturnes de la ville des tsars) Bogdanov est un simple mélomane mais, en quelques minutes, c'est un siècle d'histoire et de tragédies russes qui nous saute au visage, et aussi la tragédie d'un homme. Un homme né en 1927 (donc après la Révolution) dans une famille de culture: sa grand-mère avait entendu Gustav Mahler chef d'orchestre venu diriger ses oeuvres "entre 1905 et 1907". Fascinée, et désormais groupie, elle le jouait au piano jour et nuit, faisant du petit-fils un passionné du compositeur autrichien autant qu'elle. La suite fut moins drôle: le papa arrêté fin 1937, exécuté peu après, réhabilité plus tard "car il n'avait rien fait du tout": c'était, simplement, la sympathique barbarie stalinienne. Bogdanov exilé avec sa mère au Kazakhstan, puis les camps nazis et peut-être le goulag: ce monsieur élégant et digne est aussi émouvant par ce qu'il dit que par ce qu'il ne dit pas. Les photos de famille sont touchantes et l'on est heureux de le voir enfin écouter sagement, dans la belle salle de concerts d'un blanc crémeux, la "Symphonie des Mille" de son idole.
Mais entretemps, des morceaux de ceci, des bouts de cela, un travelling de ville, un plan de musicien, deux violonistes qui donnent une aubade à leur chocolatière argentine favorite (???): on ne sait même pas qui est le chef (enfin, si, parce qu'on l'a reconnu et que c'est le titulaire du poste: Mariss Jansons), ni les solistes (l'excellente violoniste néerlandaise Janine Jansen dans le "Concerto" de Tchaïkowsky mais on n'a pas identifié le pianiste de la "Rapsodie-Paganini" de Rachmaninov et le générique était trop rapide!) ni pourquoi, au milieu (est-ce pour la Fête de la musique?), on se retrouve sur les canaux d'Amsterdam où toute une ville entonne une chanson célèbre là-bas avec un ténor de luxe en guest-star, Joseph Calleja (que faisait-il dans le coin? Mystère et boule de gomme!)
Le film s'ouvre et se ferme sur deux moments exquis: le percussionniste de l'orchestre nous raconte ses soirées quand est programmée la 7e symphonie de Bruckner (et c'est sans doute souvent car Bruckner et Mahler font partie de la nourriture quotidienne du Concertgebouw). Il n' y intervient qu'une fois "et la symphonie dure une heure et demie" (en fait une grande heure), par un coup de cymbales au milieu du deuxième mouvement ("et chaque cymbale pèse quatre kilos") Le récit est pétri d'humour, de même que celui du contrebassiste, qui a découvert un jour que le début de la "10e symphonie" de Chostakovitch s'ouvrait par une mélodie "pour mon instrument, une vraie mélodie, pas ploum ploum ploum ploum comme ce qu'on fait d'habitude. Vous imaginez mon émotion, surtout la première fois que je l'ai jouée, avec sept camarades, une vraie mélodie pour un octuor de contrebassistes, j'étais sur un nuage". Le reste, l'analyse de cette symphonie comme métaphore de la terreur stalinienne n'est pas mal non plus, qui nous renvoie à Sergueï Bogdanov. On termine ainsi (les deux séquences sont proches l'une de l'autre) sur des moments forts qui nous font oublier des scènes erratiques, d'autres inutiles, une absence de rigueur et surtout qu'on n'ait pas entendu davantage la splendeur de cet orchestre, ou alors par bribes.