Il faut dire (ou redire) combien le double spectacle « Iolanta/Casse-Noisette » à l’Opéra-Garnier, en cette première année de l’ère Lissner qui compte déjà bon nombre de réussites, est stupéfiant d’intelligence. Cette intelligence, on la doit d’abord au metteur en scène, Dimitri Tcherniakov. Nous vous avions entretenu plus spécialement dans ces colonnes de « Casse-Noisette ». Retour, donc, sur « Iolanta »
"J'ECRIRAI DEUX CHEFS-D'OEUVRE"
Cette idée, qui nous parait étrange aujourd’hui, de réunir en une même soirée un opéra et un ballet (donc de s’adresser à deux styles de public qui ne se mélangent pas forcément), était, semble-t-il, courante à l’époque, et donc en cette soirée du 18 décembre 1892, dans le prestigieux théâtre impérial Mariinsky de Saint-Petersbourg, en présence du tsar Alexandre III. Tchaïkovsky, mais il l’ignorait, avait moins d’un an à vivre, et un seul autre chef-d’œuvre à composer, la fameuse Symphonie « Pathétique ». Deux chefs-d’œuvre, il était persuadé de les avoir écrits ce soir du 18 décembre : car la commande du directeur des Théâtres Impériaux avait été passée pour la saison précédente mais le compositeur, devant voyager en France et en Amérique, avait demandé un délai. « Si j’ai ce délai, pardonnez ma présomption, j’écrirai deux chefs-d’œuvre » Délai obtenu, mission accomplie.
Sauf que c’est un seul des deux chefs-d’œuvre qui resta à la postérité : le merveilleux « Casse-Noisette ». « Iolanta », elle, tomba dans l’oubli. Peut-être parce que l’histoire manquait de tragique ou qu’elle ressemblait trop à un opéra de chambre. Résumons. Iolanta (Yolande), la fille du roi René, comte de Provence et héritier du trône de Naples, est aveugle. Mais elle ne sait pas qu’elle l’est, comme elle ne sait pas que son père est un roi! Elle vit, dans son château retiré, une vie heureuse et éloigné du monde auprès de sa gouvernante et de ses suivantes, s’imaginant que son sort est le sort commun, attendant le prétendant, Robert, que son père lui a choisi.
LA GUERISON PAR UN MEDECIN ARABE
Le roi rend visite à sa fille en compagnie du médecin maure Ibn-Hakia, qui se propose de la guérir (on notera au passage combien, par les temps qui courent, il est troublant de voir un médecin arabe soigner un mal qu’aucun européen n’est en mesure de comprendre !) Réticence du père, car dire à Iolanta qu’elle peut guérir, c’est aussi lui avouer qu’elle est malade. Et c’est d’ailleurs émanciper par-là même Iolanta de l’autorité paternelle. Mais tout va changer quand le fiancé, Robert (qui en aime une autre) s’introduit au château avec son ami Vaudémont : celui-ci tombe fou amoureux de Iolanta, sans se rendre compte de son infirmité avant qu’une très belle scène autour d’un bouquet de roses ne la lui révèle; Iolanta, désespérée, a compris désormais la douleur de son sort. Ibn-Hakia, cependant, va pouvoir la guérir et tout finira bien… peut-être : car le monde réel que découvrira Iolanta est beaucoup moins séduisant que celui de ses rêves.
CHANTEURS SLAVISANTS SUPERLATIFS
Tcherniakov, au centre du plateau, construit une mise en scène dans un tout petit espace: un salon en rotonde aux murs crémeux peints de blanc, aux moelleux fauteuils, derrière les vitres l’hiver russe, un guéridon, la douce chaleur d’un lustre, un arbre de Noël dont Iolanta accroche les étoiles comme un présent divin, deux bouquets de roses. L’attention aux gestes, au regard, aux attitudes, dans cet intemporel intérieur de l’éternelle Russie, est un bonheur constant. Les très beaux costumes d’Elena Zaitseva sont un concentré de l’histoire récente : lourde pelisse d’apparatchik du roi, belle fourrure façon astrakan ou zibeline de la gouvernante, tenue de noctambule « Russe blanc » de Robert, long manteau de la 1e guerre mondiale pour Albéric et davantage de la 2e pour Vaudémont (on pense au siège de Leningrad ou à la bataille de Mourmansk, réminiscences que l’on retrouvera ensuite dans le ballet) Il y a même, quand Iolanta pleurante avoue, devant tous les protagonistes accablés, qu’elle a compris sa condition, quelque chose de la fameuse photo où des représentants du peuple soviétique sont groupés avec effroi autour d’un poste de radio qui leur annonce la mort de Staline, avec Yoncheva dans le rôle du poste de radio.
Les chanteurs, tous slavisants (à l’exception du médecin, l’Italien Vito Priante, qui manque d’engagement dans son grand air « Deux mondes, charnel et spirituel », à l’admirable mélodie, mais le timbre et l’incarnation sont là), sont tous superlatifs : la belle basse du roi Alexander Tsymbalyuk (ukrainien), le Robert séducteur d’Andrei Jilihovschi (moldave), la gouvernante, Elena Zaremba, qu’on n’a pas toujours connue aussi bien, enfin le jeune russe Roman Shulakov, joli timbre de ténor, en Alméric. Je garde pour la fin le magnifique Vaudémont du polonais Arnold Rutkowski, émouvant de jeu (sa découverte de la cécité de Iolanta est un moment magnifique), superbe de timbre, dans la tradition du chant russe, avec ces couleurs blanches et ce tranchant du cristal.
LA BEAUTE DE TIMBRE DE YONTCHEVA
La Bulgare Sonia Yoncheva (je vous disais bien que cette distribution était un concentré du chant slave) est une des deux grandes Iolanta d’aujourd’hui, l’autre étant Ana Netrebko. C’est en partie parce qu’on a des Iolanta de ce calibre que ce petit bijou musical a été redécouvert. Je vous vantais, en chroniquant il y a quelques mois le CD de la Netrebko, l’inventivité mélodique de l’œuvre. Netrebko faisait de Iolanta une jeune fille impatiente, une chrysalide rêvant de devenir le plus vite possible papillon. Yoncheva, c’est l’inverse : le papillon a peur, car il doit apprendre à voler tout seul. Cela avec une beauté de timbre irradiante, sans jamais forcer, une conduite du chant imparable (les passages, sur la même note, du piano au forte), des aigus moelleux, une sensibilité jamais mièvre, dans un rôle qui pourrait l’être, allègrement. Alain Altinoglu, depuis les premières représentations, a mis de la souplesse dans sa direction tout en ne renonçant jamais au lyrisme (c’est encore plus sensible dans « Casse-Noisette)
UNE MISE EN SCENE COHERENTE ET BELLE
Mais ce n’est pas fini, bien sûr, puisqu’il y a la révélation que l’opéra était représenté par une troupe de chanteurs pour l’anniversaire de Marie, l’héroïne de « Casse-Noisette ». La suite, chorégraphique, vous a été contée. Qu’il me suffise, cependant, de souligner, qu’au-delà du talent des trois chorégraphes, c’est toujours Tcherniakov qui tient les rènes, qui impose le fin mot de l’histoire, qui fait (et là, on est très loin de la vraie histoire de « Casse-Noisette », il faut le dire à ceux qui s’attendraient au ballet classique), de Iolanta, puis de Marie, deux jeunes femmes (deux jeunes filles) qui s’éveillent à l’amour, avec tout ce que cela (surtout dans des siècles anciens) véhicule de terreur et d’espérance mêlées. Quand au final, éblouissant, chacun vient saluer avec son alter ego et que Yoncheva et Marion Barbeau, l’exquise danseuse de « Casse-Noisette », se font ovationner main dans la main, on comprend que Tcherniakov a trouvé la clef qui donne à deux œuvres si différentes une direction, une ambition, communes, au-delà de leurs semblables beautés musicales et du hasard qui les a réunies à la création. Et l’on pense forcément, à travers cette double éducation sentimentale et (peut-être) sexuelle, à la troisième héroïne de Tchaïkovsky, la malheureuse Tatiana, d’ « Eugène Oneguine » dont le rêve se brise si vite. Certes il faut peut-être être très russe pour goûter toutes les références de Tcherniakov. En tout cas on attend avec d’autant plus d’impatience sa mise en scène, l’an prochain, de « La fille des neiges » de Rimsky-Korsakov, qui sera encore l’histoire d’une jeune fille qui s’éveille à l’amour, oui, mais dans quel état !
Bertrand RENARD
« Iolanta/ Casse-Noisette » de P.I. Tchaïkovsky, mise en scène Dimitri Tcherniakov, direction Alain Altinoglu, Opéra-Garnier, Paris, jusqu’au 1er avril