On ne rendra jamais assez grâce à Jean-Luc Choplin, le directeur du Châtelet, pour le travail de (re) connaissance qu’il mène, saison après saison, sur l’œuvre de Stephen Sondheim, le maître contemporain de la comédie musicale américaine. Voici «Passion », qui date de 1994, magnifiée par les voix de Natalie Dessay et ses partenaires. Et par le troublant climat qu’installe la mise en scène de Fanny Ardant
DES SOURCES D'INSPIRATION QUI VIENNENT DES AUTRES ARTS
De Stephen Sondheim, qui aura 86 ans mardi 22 mars (jour, aussi, de l’anniversaire de Fanny Ardant !), on a vu ces dernières années au Châtelet «A little night music » (d’après le film de Bergman « Sourires d’une nuit d’été »), « Sweeney Todd » (l’histoire du barbier assassin dont Tim Burton fit un film avec Johnny Depp), « Into the woods » (d’après divers contes dont ceux de Perrault), « Sunday in the park with George » (où l’on entrait dans le tableau de Georges Seurat, « Un dimanche à la Grande-Jatte ») On comprend que ses sources d’inspiration viennent aisément des autres arts, peinture, littérature ou cinéma. « Passion », justement, s’inspire de « Passion d’amour », film d’Ettore Scola lui-même adapté d’un roman d’Ugo Tarchetti situé dans l’Italie réunifiée de 1863.
A Milan, un bel officier, Giorgio Bachetti, est l’amant de Clara, une femme mariée. Giorgio est nommé dans une petite ville, dont la garnison est commandée par le colonel Ricci. Dans la maison de celui-ci vit Fosca, cousine du colonel, qui sort peu et dont on entend ponctuellement les hurlements hystériques. Fosca est laide, apparemment vieille fille (on découvrira plus tard son secret et les raisons de sa névrose), mais cultivée, et qui partage avec Giorgio la passion des livres. Giorgio dont elle va très vite tomber amoureuse et surtout… à qui elle va avouer son amour. Le drame ne fait que s’amorcer.
Scola (l’officier était interprété par Bernard Giraudeau dans un de ses premiers grands rôles) faisait raconter par un Giorgio alcoolique et quasi clochard cette histoire qui l’avait détruit. Tarchetti utilisait, lui, le procédé du roman épistolaire, que Sondheim tente de reprendre, avec beaucoup de subtilité, en concentrant l’histoire sur le trio amoureux (très beau travail du librettiste préféré de Sondheim, James Lapine): l’amour de Giorgio et de Clara est constamment pollué par la présence de Fosca, l’amour de Fosca pour Giorgio se développe toujours sous la menace de Clara et Giorgio, dans ses hésitations, ses égarements, finit par ne plus voir ou imaginer l’une des deux femmes sans que l’autre lui apparaisse.
UN MELANGE TRES INTELLIGENT DU PARLER ET DU CHANT
La solution musicale imaginée par Sondheim et Lapine est assez magique, par un mélange très intelligent du parler et du chant qui se superposent : ainsi Giorgio et Clara chantent pendant que Fosca leur parle ou au contraire c’est Fosca qui chante pendant que Clara parle, et Giorgio, lui, passe du chant à la parole suivant la femme à laquelle il s’adresse. Cela (les autres protagonistes sont surtout des instruments du destin) dans un flux musical continu, sans aucun temps mort, où les nombreuses scènes de dialogue sont elles aussi constamment soutenus par une musique instrumentale qui fait de l’orchestre sondheimien le quatrième vrai personnage de l’histoire. Il faut noter d’ailleurs comment, très souvent, l’orchestre anticipe le climat de la scène à venir, s’assombrissant tout à coup, ainsi à la fin du premier tableau, quand Clara et Giorgio en sont encore à roucouler leur amour.
Musique qui n’a pas la complexité rythmique dont Sondheim fera preuve, par exemple dans « Sweeney Todd » mais qui ménage d’autres difficultés : le passage constant, souvent à l’intérieur d’un même échange, du texte dit au texte chanté, ou la superposition de ces deux moyens d’expression, qui demande une attention, une concentration incroyables, outre le travail sur les registres que cela impose aux chanteurs. Natalie Dessay avoue que cette concentration est voisine de celle exigée par les opéras de Richard Strauss qui sont aussi, assez souvent, notés comme des « conversations musicales ». On pourrait également évoquer le début de « La Bohème » de Puccini, dans l’entrelacs des lignes musicales, Puccini, un des compositeurs fétiches de Sondheim. Dessay avoue d’ailleurs : « Etre en rythme, tout en ayant l’air de flotter sur la musique » Doit-on ajouter qu’elle le fait magnifiquement?
UNE HISTOIRE D'UN ROMANTISME MORBIDE
Car, pour croire à cette histoire d’un romantisme morbide (et pour croire que le beau Giorgio puisse y céder), il faut une Fosca de la trempe de Dessay. Avouons-le, on n’avait pas été parfaitement convaincu par le film de Scola, qui insistait sur la satire sociale, l’ennui bourgeois d’une petite ville, avec une inconnue, Valeria d’Obici, en Fosca, la très belle et indifférente Laura Antonelli en Clara et un Giraudeau pas toujours très à l’aise. Dessay, le teint blême, engoncée dans une des robes sinistres de l’époque (d’un vert terne), ménage, dès son premier air, « I read to», une ardeur, une flamme, un emballement, qui vont faire que, forcément, dans cette Italie où les femmes sont ou muettes ou de passives amantes, Giorgio ne peut que la remarquer. Air magnifique de présence, de lyrisme, de puissance, qui se termine par un « comme les rêves peuvent être douloureux si l’on ignore que ce sont des rêves »
Car c’est la force de Dessay de ne jamais chercher à s’enlaidir. Sa Fosca accepte qu’on la dise laide, qui est finalement se résigner à sa condition de vieille fille, mais les sentiments qui sont les siens, dont son cœur bouillonne, sont à l’inverse de son apparence et Giorgio en sera le révélateur. C’est cette histoire-là que nous conte Sondheim, avec de beaux moments de lyrisme, des harmonies parfois viennoises, d’autres moments qui nous entraînent vers « West Side Story » et le personnage de Clara que la blonde et belle Erica Spyres tire vers Broadway : Clara est un personnage heureux, qui aurait sa place dans une comédie musicale heureuse. Mais le terme de « comédie musicale », on s’en rend compte avec « Passion », ne veut rien dire. Parlons donc de « musical », ce genre si américain (Sondheim ne veut surtout pas qu’on parle d’opéra) qui peut receler aussi bien des drames.
GRACE A FANNY ARDANT UN DRAME IMPLACABLE
Et justement, Fanny Ardant, en vraie méditerranéenne, trouve comment faire de cette histoire un drame livide et d’une implacable sécheresse (magnifique décor de toiles peintes, lignes ou taches, entre Soulages et Viallat, dû à Guillaume Durrieu, sur une gamme de blancs, noirs et gris) qui rappelle son film, tourné en Roumanie, « Cendres et sang ». Tout se concentre sur les visages, les silhouettes, happés par la profondeur du plateau d’où suintent de méphitiques fumées. Il y a, dans ces manœuvres militaires inutiles, ces réunions répétitives d’officiers désoeuvrés et cancaniers, le jeu ambigu du docteur Tambourri (très bon Karl Haynes) , le retour, entre rêve et cauchemar, des pensées des protagonistes par le choeur des soldats du rang, sous forme de ritournelles (avec lancinant et dérisoire accompagnement de tambours), quelque chose du vide existentiel du « Désert des Tartares » où la laide Fosca, quoique si malade et si proche de la mort est, finalement, le seul élément de vie.
Ardant a beaucoup insisté sur la direction d’acteurs. Il n’est pas sûr qu’elle ait obtenu tout ce qu’elle voulait de Ryan Silverman: son air hagard ou désespéré (un peu trop uniformément), on ne sait jamais s’il le cultive parce qu’il est effrayé des sentiments que Fosca nourrit pour lui ou des sentiments qu’il sent naître pour elle. La voix, cependant, est vaillante et souvent très belle, le personnage a quelque chose, sans l’antipathie, du veule officier du « Senso » de Visconti. Dessay est plutôt dans une tessiture de mezzo auquel elle ne nous a pas habitué, mais justement : les registres vocaux n’ont pas la même importance dans le « musical » où les chanteurs sont sonorisés, de sorte que la voix ne se fatigue pas de la même manière. On finit par oublier combien ce que fait cette artiste est magnifique tant sa Fosca s’impose à nous, scène après scène, jusqu’à l’image finale où elle revêt (symbole un peu facile) la robe rouge de la « Passion » (« Your love believes in me »), reléguant presque son joli double, la jeune danseuse Charlotte Arnould ou Shea Owens, lui, vrai voix d’opéra, en colonel Ricci.
NATALIE DESSAY EST A JAMAIS FOSCA
Andy Einhorn fait sonner en grand habitué de la musique de Sondheim un Orchestre Philharmonique de Radio-France qui a de beaux moments mais parfois quelques dificultés de style et quelques relâchements instrumentaux. On citera aussi les magnifiques costumes de Milena Canonero, les superbes lumières d’Urs Schönebaum et la jolie chorégraphie imaginée par le grand Jean Guizerix. Sondheim et Lapine choisissent de finir la terrible histoire de Fosca et Giorgio sur un tableau où la passion l’emporte sur le drame : ils en sont récompensés ainsi que tous les acteurs du « show » par une belle ovation incluant mademoiselle Ardant, rayonnante et mademoiselle Dessay, le visage plus grave. Qu’elle sache cependant que, si Fosca existe désormais dans nos mémoires, c’est grâce à elle.
Bertrand Renard
« Passion » de Stephen Sondheim, livret de James Lapine, mise en scène de Fanny Ardant, direction musicale Andy Einhorn, au Théâtre du Châtelet, Paris, jusqu’au 24 mars.