C’est une oeuvre qui dispute au « Crépuscule des dieux » du même Wagner le titre d’opéra le plus long du répertoire. 4 heures et demie de musique, qu’il faut aussi réussir à nourrir par la mise en scène. De ce point de vue, disons-le d’emblée, le jeune Norvégien Stefan Herheim s’en tire avec les honneurs.
DES MAITRES CHANTEURS DU MOYEN AGE A WAGNER
On a eu peur, pourtant. Le rideau s’ouvre sur un décor hyper-chargé, typique du style bourgeois allemand du XIXe siècle dit « Biedermeier », où un homme en chemise et bonnet de nuit, hagard voire hystérique, écoute, feuilles en main, la célèbre ouverture. Ouverture dont Philippe Jordan détaille le fameux thème avec une belle et solennelle élégance mais peine à rendre lisible l’entrelacs des lignes musicales (bois confus) dans le thème secondaire.
Heureusement, rideau refermé puis aussitôt réouvert, par un de ces miracles techniques que permettent, on l’oublie trop souvent, les magnifiques moyens techniques de Bastille, on est soudain dans un temple, un choral monte d’un groupe de fidèles, certains installés (très belle image) dans le buffet d’orgue (beau travail du chœur de l’Opéra), et l’oeuvre démarre. Le choix de la situer à l’époque de sa composition fonctionne parfaitement. Mais c’est toute la continuité de la culture populaire allemande que Stefan Herheim va décliner, rattachant, par différentes étapes, ces maîtres-chanteurs du Moyen Age à Wagner avec beaucoup de subtilité. En rendant finalement secondaire un patriotisme parfois insistant (on dirait plutôt aujourd’hui « défense des racines et du patrimoine ») qu’on accepte d’ailleurs quand il s’agit de musiciens de pays alors occupés (Grieg en Norvège, Dvorak en Bohème) alors qu’en ces temps-là l’Allemagne n’occupait personne(oui, oui, cela changera ensuite !) Le fâcheux de l’histoire, et qui a entaché durablement la réputation de ces « Maîtres-Chanteurs », venant de ce que Nuremberg, vanté par Wagner comme le haut lieu de la légende et de l’âme allemande, le fut ensuite en des termes semblables par les nazis, démonstrations de force à l'appui.
QUIPROQUOS AMOUREUX, LUTTES D'INFLUENCE...
"Meistersinger" serait un terme plus exact, pour réduire l'ambiguïté inhérente au sens français. Chanteurs d'abord, maîtres ensuite. Le principé était celui du compagnonnage et des corporations d’artisans : de même qu’il y en avait dans la boucherie, dans la boulangerie, dans la ferronnerie, les corporations de ces maîtres-chanteurs réunissant l’art de la poésie et l’art de la musique (et Wagner y était d’autant plus sensible qu’il prônait l’art total et, écrivant lui-même ses livrets, l’opéra total) avaient essaimé dans toutes les villes d’Allemagne et même du monde germanique, en s’étendant jusqu’à l’Autriche ou la Bohème. Mais c’était à Nuremberg que la corporation était la plus nombreuse (250 membres) et, à la Saint-Jean, les joutes les plus célèbres. L’opéra de Wagner oppose certains de ses éminents représentants, gardiens acharnés de la tradition, au jeune chevalier Walther von Stolzing, qui va s’improviser « maître-chanteur » pour l’amour de la belle Eva, fille du président de la confrérie, elle-même promise au vainqueur du tournoi. Mais Walther, malgré sa voix d’or, commet des fautes… de grammaire. Il trouve un défenseur dans le cordonnier Hans Sachs, ravi de ce souffle d’air frais qui vient renouveler des règles par trop figées. Quiproquos amoureux, luttes d’influence, querelle des anciens et des modernes mais aussi des générations (le bureau de la confrérie est composé de quinquagénaires repus) avant un happy end en trompe-l’œil.
Hans Sachs a existé : son poème le plus célèbre, « Le rossignol de Wittenberg » est dédié à Luther. Il est l’auteur d’une œuvre considérable, qui comprend aussi des pièces de théâtre, comme un Charles d’Orléans qui aurait eu la vis comica. Plus que par leurs écrits, ces corporations de « maîtres-chanteurs » ont surtout fixé les principes de la langue allemande, en gardant toujours celle-ci comme un véhicule populaire et c’est à cette tradition que Stefan Herheim, avec beaucoup de poésie et d’humour, rattache sa mise en scène.
On comprend vite que les différents décors sont des éléments agrandis du décor d’ouverture qui se révèle être lui-même, au choix, la maison de Hans Sachs ou celle de Wagner. Wagner dont un buste voilé trône en avant-scène, entre ceux de Goethe et de Beethoven, et quand Hans Sachs le dévoile, c’est pour le couronner de lauriers, avant d’y renoncer et de poser les lauriers sur sa propre tête. Le symbole est un peu facile : Hans Sachs EST Wagner. Ou plutôt Wagner est le digne successeur de Sachs, le « Maître-Chanteur de Nuremberg » contemporain.
© Vincent Pontet
UN UNIVERS REVE DE CONTE POPULAIRE
Mais on sera passé pour cela (et c’est bien plus intéressant) par Grimm, dans un univers rêvé de conte populaire un peu inquiétant, où les souliers sont immenses, on l’on vit dans des armoires géantes et où le veilleur de nuit passe dans des rues bordées de livres gigantesques. On voit même en surgir les personnages des contes eux-mêmes, Blanche-Neige et ses sept nains perdus dans cette Nuremberg de psychanalyse. On sera passé, au premier acte, par « Le cor merveilleux de l’enfant », ce recueil de poésies et de comptines populaires, collectées dans toutes les provinces de la Germanie par Arnim et Brentano qui le publient en 1808 avec un tel succès qu’un Mahler, pourtant autrichien de Bohème, en tirera cent ans après quelques-uns de ses plus beaux lieder: c’est par ce recueil que David, l’apprenti de Sachs, donne au jeune chevalier des conseils de poésie et de musique. On sera passé enfin dans une fête populaire, au dernier acte, magnifique de vie et de mouvement, avec des géants de carnaval, un serpent-dragon, des paysannes couronnées de coquelicots, des joueurs de cor en tenue de chasse, où se tissent magistralement les dernières intrigues et leurs résolutions/ irrésolutions programmées. Stefan Herheim a tenu, malgré un peu trop d’intentions pas toujours lisibles, le choc, et nous a souvent ravis. Chapeau bas !
© Vincent Pontet
LE HANS SACHS FORMIDABLE DE GERALD FINLAY
Distribution largement à la hauteur, une fois qu'on aura cité, pour leur formidable travail, la décoratrice Heike Scheele et la costumière Gesine Völlm. Très honnête Magdalene (la confidente d’Eva) de Wiebke Lehmkuhl. L’Eva de Julia Kleiter est charmante, elle a des aigus mais, dès le médium, on peine à l’entendre. Le Hans Sachs de Gerald Finley est formidable : la présence scénique, la conduite du chant, la beauté de la voix. Sachs, avec lui, est vraiment le personnage central de l’œuvre. Le papa d’Eva, Günther Groissböck, est bien, l’apprenti David, Toby Spence, mieux que bien, ténor di grazia qui nous donne de très beaux moments dans sa très longue intervention du 1er acte. Mais il manque un peu de puissance et dans le quintette du 3e acte (Eva-David-Walther-Sachs-Magdalene) on peine, ainsi que Lehkmuhl, à l’identifier. Brandon Jovanovich, en Walther, est peut-être le « ténor héroïque » wagnérien que nous attendions depuis…longtemps : la projection, la couleur vif-argent du timbre, les aigus flamboyants. Il réussit à faire de son personnage, qui pourrait être bien fade, un vrai héros qui a sa conscience et sa liberté. Enfin, dans le rôle du « méchant » Beckmesser, le grand Bo Skovhus est épatant : l’art du jeu fait oublier une ligne de chant parfois incertaine mais le timbre est là, la musicalité profonde. Il réussit même à émouvoir, « méchant » plus par gaucherie et maladresse que par les détours d’une âme noire.
JORDAN TROUVE DES MOMENTS DE VOLUPTE SONORE
Philippe Jordan est un peu "accompagnateur" dans l’acte 1 et l’on a connu ses musiciens meilleurs. Dans le 2e acte il reprend les rênes et trouve, au 3e, de beaux moments de volupté sonore comme il s’attachait à nous les proposer dans la "Tétralogie".
La conclusion de l’œuvre ne nous laisse pas tout à fait indemne, et Stefan, Herheim, très intelligemment, appuie juste ce qu’il faut sur ses ambiguïtés. Quand Beckmesser, un peu à l’écart, (pendant que la fête bat son plein ce qui tendrait à détourner notre attention sur elle), tend la main à Sachs en signe de réconciliation, celui-ci le repousse avec une expression de haine et de mépris qui laisse Beckmesser interdit et terrifié et nous avec: le « gentil » Sachs aurait-il trompé son monde? Juste après, quand Walther refuse de devenir « Maître-Chanteur » au nom de sa liberté, le voici (mais c’est écrit par Wagner) qui subit les remontrances un peu outrées de toute la confrérie et la réprobation de sa belle. On se dit alors que la lune de miel de ces deux-là ne va pas être une partie de plaisir. C’est ainsi que s’achève une œuvre-fleuve bien moins simple qu’on l’avait perçue.
Et il est encore arrivé une chose surprenante en ce soir de première : Stefan Herheim et son équipe sont montés sur la scène de Bastille et… ils ont été largement applaudis : presque un miracle. Mais tout peut arriver, la nuit de la Saint-Jean.
« Les maîtres-chanteurs de Nuremberg » de Wagner à Paris, Opéra-Bastille, mise en scène de Stefan Herheim, direction musicale Philippe Jordan. Jusqu’au 28 mars.