C'était le week-end dernier, pendant que les dirigeants européens s'engluaient dans les négociations sur le "Brexit". A la Philharmonie de Paris une autre Europe, elle, triomphait, celle du goût, de la culture, de la beauté. Cela nous changeait. Et cela nous faisait chaud au coeur aussi, à cause de ce compositeur qu'on croyait mal-aimé et qui réussissait à remplir, avec des oeuvres pas si connues et pas toutes évidentes, deux fois les 2400 places de la grande salle. Quasi 5000 personnes faisant également un triomphe à ceux qui défendaient Mendelssohn car ils y étaient aussi pour beaucoup.
Mendelssohn et ses cinq symphonies.
Yannick Nézet-Séguin et l'orchestre de chambre d'Europe.
TOUS LES PEUPLES D'EUROPE
L'orchestre, un habitué des lieux. Ou plutôt de la petite salle de la Philharmonie, ex-Cité de la Musique, où je l'ai entendu souvent, en particulier sous la baguette de Claudio Abbado. Je vais lui redonner son nom, Chamber Orchestra of Europe, dans cette langue d'un pays qui, peut-être, demain, n'en fera plus partie. Mais les Britanniques de l'orchestre y seront toujours, comme les Italiens, les Allemands, les Néerlandais, les Suédois, les Portugais, notre Français, le clarinettiste Romain Guyot, les Roumains, les Autrichiens... Ils étaient tous jeunes quand l'orchestre a été créé en 1981. Il en reste treize de la première saison, sur 60, mélange de générations et d'individualités qui poursuivent ici ou là une carrière de chefs de pupitre, de solistes, de membre de trio ou de quatuor. Et continuent de se réunir pour des projets ponctuels.Tiens, ils joueront en août au très prestigieux festival de Lucerne, sous la houlette d'un vétéran, un des plus grands chefs d'aujourd'hui, Bernard Haitink. Ce sera un festival Dvorak. Mais Nézet-Séguin, un gamin (41 ans dans quinze jours), ce n'était pas mal non plus.
C'était même souvent superbe et, de toute façon (car on peut diriger Mendelssohn autrement) toujours excitant. Et (je commence par la fin) reçu comme tel par deux salles enthousiastes (facilement dix minutes d'applaudissements nourris) dont l'accueil semblait surprendre et toucher Nézet-Séguin plus encore que ses musiciens. Peut-être parce qu'ils sont habitués, eux. Sans doute parce qu'un cousin canadien acclamé par tous ces Français, tabernacle, ce doit être une grande émotion.
L'IMMENSE PETIT COUSIN DU CANADA
Mais ce petit homme est déjà immense.
Il entre, il dirige sans baguette. J'adore ça. J'ai des souvenirs de Boulez, de Svetlanov, de Gergiev parfois, Boulez précis et minimaliste, les Russes telluriques (et Svetlanov emporté). Sans baguette, c'est tout le corps qui s'exprime, les mains étant le prolongement des sentiments. Parfois le geste est imperceptible, parfois il n'en est même pas besoin, parfois ce sont les pieds qui dansent, ou la tête inclinée. La vie qui traverse un être. Nézet-Séguin, c'est la vie même.
Ils commencent par la 3e symphonie, l'"Ecossaise"
L'ECOSSE DE WALTER SCOTT
Un thème presque lancé sur la pointe des pieds, et puis un crescendo. Des couleurs sombres, une système d'écriture qui revient souvent chez Mendelssohn, les cordes s'expriment, bâtissent le thème puis les vents viennent se poser sur elles, enveloppants, développant. Beauté de ces cordes européennes, comme nous, Français n'en sommes pas toujours capables, dans une disposition inhabituelle, à droite du chef les altos là où ce sont traditionnellement les violoncelles, et les contrebasses derrière les violons, au nord-ouest. On suppose que cela convient mieux à l'écriture de Mendelssohn, dont cette symphonie est une suite d'impressions de voyage... mais impressions lointaines: en 1829 Mendelssohn se voit offrir par ses riches parents un tour d'Europe, il a 20 ans, l'Ecosse est à la mode, l'Ecosse de Walter Scott, de Marie Stuart et des bardes celtiques, et c'est cela qu'on entend, une Ecosse brumeuse et fantomatique, ses côtes battues par les flots mugissants et, dans la lande intérieure, peuplée d'elfes et de farfadets. Cela qu'on entend quand Mendelssohn, treize ans plus tard, achève son oeuvre, cela et aussi, dans la vision de Nézet-Séguin, la filiation avec les symphonies de Beethoven ou avec la 9e de Schubert, bref un maillon essentiel de l'histoire de la symphonie qui ouvre sur l'univers de Brahms.
Il y a parfois un peu de brutalité dans les attaques, des trompettes qui pétaradent (cuivres légèrement acides mais que c'est compliqué, les cuivres!), mais il y a, sur le son des cordes, un travail superbe (cette puissance des altos en pizzicati!) La 2e symphonie (la "Lobgesang") est le morceau de bravoure de la soirée, plus d'une heure, trois solistes et un choeur! Elle commémore le 400e anniversaire de l'invention de l'imprimerie et Leipzig, dont Mendelssohn dirigeait le prestigieux orchestre du Gewandhaus, était alors la ville d'Allemagne qui comptait le plus de libraires. Construction curieuse, avec pour introduction une "vraie" symphonie en trois mouvements d'un grand quart d'heure et et puis cinquante minutes en forme de cantate où sont chantées des séries de psaumes qui rappellent l'éducation luthérienne du compositeur et son amour pour Bach. Magnifique RIAS Kammerchor aux couleurs boisées. Karina Gauvin a des aigus parfois délicats mais le médium est beau et la voix a de la présence. Regula Mühlemann, c'est dommage, manque de puissance, le ténor de Daniel Beyle est très bien, un peu froid, sa partie rappelle vraiment l'Evangéliste de la "Passion selon Saint-Matthieu"! Nézet-Séguin, sous une pluie des bravos, annonce, d'une voix à la Stéphane Rousseau que "les bis, ce seront les trois symphonies qu'on jouera demain".
L'OEUVRE D'UN GARCON DE 16 ANS
Demain, on se rend mieux compte avec quel énergie il relance constamment l'oeuvre qu'il dirige, sans relâche ni relâchement, avec cette main gauche souvent dessinant qui signifie "chantez, chantez éperdument". Chanter pour faire passer la 1e symphonie, d'un garçon de 16 ans, qui manque du charme mélodique des autres (il y aura ce charme infini, l'année d'après, dans l'ouverture du "Songe d'une nuit d'été") mais qui est déjà très mendelssohnienne (la poésie du 3e mouvement) avec, sur la fin, cette impeccable fugue d'un jeune homme qui n'avait pas encore redécouvert Bach. Dans la 4e symphonie, l' "Italienne", la plus célèbre, la plus heureuse, Nézet-Séguin fait penser à une capitaine de rugby qui, en guise de ballon, lance à son équipe des morceaux de mélodies. Il nous offre une Italie inattendue, impérieuse et minérale, le mouvement lent, qui reproduit une procession, est joué de manière très simple, les deux mouvements dansants qui suivent ne sont pas de pur divertissement mais enracinés dans la coutume. Rien de la vision ensoleillée d'un Abbado qui aimait beaucoup cette symphonie: elle est la suite du voyage commencé dans les brouillards écossais où l'on est là pour apprendre et non pour s'amuser.
Et voilà que, cet après-midi-là, les cuivres ont retrouvé leur éclat.
UNE SYMPHONIE PLEINE DE FUREUR ET D'ESPERANCE
Et voilà, cadeau suprême, que Nézet-Séguin nous réhabilite la dernière symphonie, la mal-aimée, la 5e, la "Réformation". Réformation comme "Eglise réformée" dont on fêtait alors le tricentenaire. Mendelssohn utilise des thèmes grégoriens, dont un que Wagner (qui détestait Mendelssohn) utilisera aussi et, pendant quelques mesures, on croirait entendre "Parsifal"! Symphonie mélodique et austère, pleine de fureur et d'espérance, symphonie religieuse ou plutôt mystique, mal accueillie à l'époque (du coup, ce mondain de Mendelssohn ne chercha même plus à la défendre) et qui renverse le principe que j'ai défini plus haut car, cette fois, ce sont les cordes qui soutiennent les vents. A la conclusion de la fugue finale, de ce voyage entre Bach et romantisme qui est toute la signature du compositeur (à qui Wagner, sans doute, ne pardonnait pas d'être HEUREUX), Yannick Nézet-Séguin et ses musiciens sont éclaboussés par un juste triomphe. Le moins enthousiaste n'étant pas Rolando Villazon, venu écouter ce compère qui le dirigea dans "Cosi fan tutte".
Il y aura en tout cas dans quelques mois une trace discographique (sans Villazon!) de ces symphonies. Nézet-Séguin avait déjà enregistré avec le même orchestre celles de Schumann: remonteront-ils vers Schubert? Descendront-ils vers Brahms? Nous le saurons sans doute l'année prochaine, dans une Philarmonie aussi pleine à craquer et aussi satisfaite.