La "Folle Journée 2016", dernier jour: de la nature du ciel et des nuages, de la nature de la terre et des saisons

Déjà la dernière. Et encore de merveilleux moments avec Karen Vourc'h, Isabelle Moretti ou Adam Laloum. Mais un peu plus de couacs, quelques déceptions et, tout de même, des découvertes, qui me feront attendre l'an prochain avec impatience.

"La Quintinie, ça a un nom de médicament"

A la Folle Journée de Nantes, ce sont toujours les mêmes salles mais elles changent de nom. Cette année elles portent le patronyme de paysagistes : l'auditorium Le Nôtre, la salle du très contemporain Gilles Clément. Et, donc, La Quintinie, l'homme qui créa et administra le potager du Roy. Admettons, chère madame qui cherchiez ce matin la salle La Quintinie, que cet homme-là était le médecin des poires de Louis XIV. Puisque sous le Roi-Soleil (qui en raffolait), la poire était le fruit national (plus que la pomme) avec deux cents variétés différentes, cultivées amoureusement par... La Quintinie.

LE CALENDRIER DE TCHAIKOWSKY

A  trente-cinq ans, Jonas Vitaud est un pianiste français trop discret qui a un physique d'écrivain russe. Cela tombe bien, il joue un cycle russe , "Les saisons" de Tchaïkowsky. Ce titre (en référence aux 4 de Vivaldi?) est d'ailleurs impropre, il faudrait dire "Le calendrier de Tchaïkowsky" puisque ce sont 12 pièces qui illustrent chacun des  mois. Quand j'étais jeune, elles étaient méprisées, on les considérait comme des vignettes un peu passées, seul Richter, le si cultivé Richter, les mettait à son programme. Depuis, la jeune génération des Russes les a remises à l'honneur. Jonas Vitaud les joue avec de la poésie, de la probité, selon des intentions purement musicales puisqu'ils les rapprochent pianistiquement de Schumann, ce qui est sans doute vrai. Mais je lui fais un reproche: ces "Saisons", écrites par un homme qui clamait constamment (même et surtout quand il voyageait en France et en Europe): "Je suis russe, russe, russe jusqu'à la moelle des os", ces "Saisons", dis-je, sont russes elles aussi. Construites sur des thèmes populaires recueillis dans les campagnes, comme les deux plus célèbres, Juin ("Barcarolle") et Octobre ("Chant d'automne") Mais Janvier("Au coin du feu"), Avril ("Perce-neige"), Juillet ("Chant du faucheur"), Novembre ("Troïka", qui glisse sur la neige) ont la même saveur qui se révèle d'une certaine manière de vivre bourgeoisement dans les datchas du XIXe siècle, comme ce Décembre conclusif où "Noël" ne fait pas résonner les cloches de la Nativité mais danser une valse éperdue aux invités de la fête pendant que les enfants découvrent les cadeaux.

Or Vitaud ne joue pas assez russe!

DES HEURES PERSANES FRANCO-RUSSES!

Après le pianiste français jouant un Russe, voici le pianiste russe jouant un Français: Youri Favorin s'attaque aux "Heures Persanes" de Koechlin: Charles Koechlin, contemporain de Debussy, mais mort bien plus tard, en 1950. J'ai chez moi un microsillon de sa "Seven Stars symphony" où les étoiles sont celles d'Hollywood; c'est un portrait musical de Rudolph Valentino, Charlie Chaplin ou Gloria Swanson. Les "Heures persanes" sont de 1919, ce sont 16 pièces (et près d'une heure de musique) aux titres évocateurs ("Sieste avant le départ", "Roses au soleil de midi", "Clair de lune sur les terrasses") écrites non "sur le motif" mais d'après un livre de Pierre Loti, "Vers Ispahan". Cela explique le dernier morceau, "Derviches dans la nuit" car Loti, après Ispahan, a dû passer en Turquie (le café d'Istanbul où il avait ses habitudes est un "must" pour tout visiteur).

Comme pour El Bacha hier, René Martin a dû confier ses "Heures persanes" auquel il tenait à un interprête qui a la carrure et les doigts, ce qui est le cas de Favorin:  car pourquoi celui-ci connaîtrait-il Koechlin que même ses compatriotes ignorent? Je ne me suis pourtant jamais ennuyé à cette musique évocatrice sans être jamais vraiment orientalisante, mais dont certains morceaux ("A travers les rues") sont d'une virtuosité folle avec des accords qui se succèdent  dans tous les registres du piano. Les titres sont suffisamment évocateurs pour que ce soit à nous d'y mettre les images que la musique nous suggère; et Favorin y est souverain de musicalité et d'endurance.

Adam Laloum aux Victoires de la Musique AFP PHOTO / BORIS HORVAT / AFP / BORIS HORVAT

Adam Laloum aux Victoires de la Musique AFP PHOTO / BORIS HORVAT / AFP / BORIS HORVAT

Je retrouve le trio Wanderer, un habitué de Nantes.

LA TRISTESSE DE CHOSTAKOVITCH

Programme curieux: nocturne et triste! Le "Notturno" de Schubert: bien mais si souvent joué par eux qu'ils n'étaient sûrement pas dans leur meilleur jour. Trois "Nocturnes" d'Ernest Bloch: ce qui est curieux avec le compositeur suisse, dont la musique est par ailleurs très belle, c'est qu'il est vraiment lui-même dans ses racines hébraïques (son magnifique "Schelomo" et ici deux des "Nocturnes"), sinon on pense à Ravel, à Bartok, parfois Kodaly. Les Wanderer le défendent,bien, comme ils vont défendre les splendides et tragiques "7 Romances sur des poèmes d'Alexandre Blok", de Chostakovitch, créées par Rostropovitch, Oistrakh et le compositeur Moïse Wajnberg au piano. C'est Galina Vichnevskaia qui les chantait et aujourd'hui, c'est Karen Vourc'h, dans la série "nos brillantes nouvelles interprêtes françaises". Elle prend soin en préambule de nous résumer les textes et les ambiances: sinistres, les ambiances, où les lueurs de compassion sont toujours balayées par le malheur. Elle a le timbre ardent et pur, quelques aigus fragiles en deviennent poignants et la dernière mélodie où les trois musiciens ensemble se joignent à elle ( avant ils jouaient à tour de rôle ou deux par deux) est un beau moment de tragédie.

LE SCHUBERT AU SOMMET DE LALOUM

Je me suis fait plaisir. Je vous ai dit (ou vous avez compris) que j'aime le piano. Adam Laloum joue la dernière sonate de Schubert. Immanquable, pour moi! Il la joue dans une salle bizarroïde, aux baies vitrées, où l'on entend les avions et où, avec Vitaud, le matin, j'avais le soleil dans l'oeil. Elle appartient à l'Agence de l'Eau de Nantes Métropole mais pour la "Folle Journée", on est bien content de l'annexer! Quand Laloum entre, la pluie commence à tambouriner. Ce ne sont pas les fameuses cigales de La Roque mais c'est aussi déstabilisant.

Cette sonate, c'est la dernière des trois de l'été 1828 (Schubert meurt le 19 novembre), qui, toutes trois, forment un cycle de deux heures et demie en forme de chef-d'oeuvre. Laloum prend le premier mouvement sur un tempo assez rapide, sans s'attarder, c'est l'énergie, c'est la vie, alors que Schubert est proche de mourir. Les articulations, les nuances, sont là. Si l'on connait un peu cette sonate (c'est mon cas!), la manière dont il sait à chaque instant où aller, à chaque note ce qu'il en fera en fonction de celle qui précède et de celle qui suit, et en même temps en n'étant jamais figé, toujours surprenant, c'est admirable, surtout dans ces circonstances. C'est admirable aussi, la manière dont Laloum conclut un accord avec une douceur à pleurer. Il y a ainsi beaucoup de moments d'une simplicité, d'une évidence, qui vous terrassent.

(La pluie redouble; on aimerait être dans un pays de neige, la neige, au moins, quand ça tombe, ça ne fait pas de bruit)

Le deuxième mouvement, dans sa nudité, dans ses silences presque mystiques, il le fait monter un peu comme une prière apaisée. Il faut aussi avoir une confiance dans le public pour faire ces choix-là (un avion passe!) et ne pas y renoncer.

(La pluie se calme, le bleu revient)

Le scherzo et le finale sont joués sans rien qui pèse ou qui pose, comme dit le poète, chaque note résonnant comme une bulle d'air argenté. Le milieu du dernier mouvement, beethovenien en diable, telle la rage d'un Schubert qui, peut-être se sent partir, est assumé, et toute la conduite de cette oeuvre si haute et si radicale par ce pianiste aux allures d'adolescent boudeur est celle d'un maître.

J'ai aimé Laloum. J'ai moins aimé Kadouch.

David Kadouch DR

David Kadouch DR

Ils ont beaucoup joué ensemble à cette "Folle Journée". David Kadouch succède à son ami Laloum mais la pluie s'est tue. Il ouvre par une oeuvre de Bach, le "Caprice sur le départ de son frère bien-aimé" qui nous en dit plus long sur les voyages de l'époque que sur Bach lui-même...

Le 1er mouvement s'intitule "Cajoleries de ses amis pour le détourner d'entreprendre ce voyage". Puis c'est "Représentation des divers accidents qui peuvent lui arriver dans les pays étrangers" (est-ce la France ou l'Italie qui sont visées?) Le frère de Bach semble tenir tête. D'où les  "Lamentations unanimes de ses amis" (où Kadouch entre enfin dans l'oeuvre avec une juste pudeur) "Voyant qu'ils ne peuvent l'empêcher de partir, ses amis viennent lui dire adieu": Kadouch a le ton qu'il faut. "Air du postillon": le frère de Bach est en route. Kadouch adopte dans son jeu une clarté toute française qui pourrait se lâcher un peu plus. Surtout, il lui faudrait prendre cette affaire plus au sérieux car ce qui nous parait inouï aujourd'hui ne l'était pas alors et Bach est sincèrement très inquiet de ne jamais revoir son frère!

LE SCHUMANN DECEVANT DE KADOUCH

Cela se gâte avec Schumann et les "Scènes de la forêt": Kadouch n'est jamais habité par l'oeuvre. Les notes sont là, c'est tout. Aucune des ombres et lumières de cette période où Schumann sent déjà son esprit s'égarer. Rien de cette ambiguïté-là: le "Chasseur aux aguets" est exagérément brutal; à l'inverse le "lieu maudit" est une aimable cave. Le sublime "Oiseau-prophète", si incroyablement moderne et qui ne ressemble à rien de connu chez Schumann (Liszt, à la fin de sa vie, aurait pu l'écrire), est pris vite mais, de cette vitesse, Kadouch ne fait rien. On s'ennuie. Il manque, derrière l'engagement des doigts, l'engagement de l'esprit.

Kadouch conclut avec "En plein air" de Bartok, qui l'inspire plus même s'il n'a pas, loin de là, le tranchant, le mordant des grands bartokiens. Les trois premiers mouvements passent sans passion. Mais voilà une "Musiques nocturnes", avec ses silences, ses grappes de notes fantômes,  très belle, inspirée, qui a un vrai climat. Le dernier mouvement, "La chasse", dans la foulée, a enfin la rage, la puissance tellurique propre au musicien hongrois. Trop tard. Et Kadouch n'a même pas l'excuse de la pluie, qui s'est tue.

Je suis allé ensuite à la soirée de clôture, celle retransmise par nos amis d'Arte.

Un pur délice de comédie humaine.

Car ici autant qu'ailleurs (ici plus qu'ailleurs) il y a les stars et les autres, les besogneux. Comme Sayaka Shoji, qui a joué "Les quatre saisons" de Vivaldi dix fois, avec le même succès: combien ai-je croisé de follejourneux qui m'ont dit avoir redécouvert l'oeuvre grâce à elle? Mais voilà: Shoji est japonaise et ce n'est pas une star.

RADULOVIC STAR PEOPLE

Donc, pour toute la France et toute l'Europe, on fait appel à Nemanja Radulovic. Bye bye, Sayaka!

Et Radulovic vient avec son orchestre. Je devrais dire: sa cour.

Radulovic, plus radulovicien que jamais. Au concert du 16 novembre (voir ma chronique), ses cheveux étaient noués, là, ils dégringolent jusqu'à la ceinture. La redingote est ornée dans le dos d'un énorme noeud noir, style papillon nourri aux O.G.M. Si un spectateur passe devant son poste sans en avoir jamais entendu parler, il ne va pas demander: "Est-ce que ce violoniste est bon?" mais "Qui est son tailleur?"

La disposition elle-même... Les musiciens en cercle autour de lui (mais à une respectueuse distance), c'est presque le Roi Soleil qui s'apprête à danser devant sa cour; et d'ailleurs Radulovic danse quand il joue. Le talent du bonhoimme n'est évidemment pas en cause et il y aura des passages magnifiques (y compris de l'orchestre) Pourtant...

Pourtant un curieux sentiment m'envahit dans le mouvement lent de "L'été": pourquoi est-ce que ce que j'entends semble si lointain?

Parce que Radulovic, durant son solo, joue en sourdine. Et son orchestre doit jouer encore plus en sourdine pour qu'on l'entende, LUI d'abord.

Du coup je me suis mis à écouter avec attention TOUS les solos. Ebouriffants, cela va sans dire. Mais à ces moments-là, l'orchestre s'absente. La claveciniste en particulier, qui est sûrement de talent, est quasi inaudible. On n'a rien d'autre à faire que de contempler son joli visage aux boucles brunes, ses longs gants noirs et ses bottines à hauts talons pontus.

Toutes ses jeunes musiciennes sont d'ailleurs ravissantes. Et les musiciens très "jeunes gens à la mode".

Le comble de l'absurde, c'est dans le mouvement lent de l'automne. Radulovic ne joue pas une note. Mais il reste là, son violon à bout de bras, immobile et souriant, au milieu de l'orchestre qui joue, sans savoir comment, fortissimo, pianissimo?

Vous ne me croyez pas? Allez voir en replay! Le style de l'oeuvre fait que ce n'est pas systématique puisque le violon de Radulovic joue souvent la même partie que les autres, c'est le principe du concerto baroque.

Je passe sur quelques notes incongrues que les puristes pourront légitimement déplorer. Ce n'est que broutilles.

Et j'en suis d'autant plus triste que Radulovic vaut tellement mieux et que c'est le faire retomber dans un statut de rockstar à courtisans, bon pour la presse  people.

Nemanja Radulovic en...2005/ AFP / PASCAL GUYOT

Nemanja Radulovic en...2005/ AFP / PASCAL GUYOT

Bizarre idée aussi que de convoquer la jeune trompettiste Lucienne Renaudin-Vary, 16 ans et pourrie de talent, pour lui faire jouer ce qu'elle joue: un Rachmaninov tellement rapide qu'il passe inaperçu; et "Les filles de Cadix" de Delibes, mélodie si amusante quand elle est chantée; là, cela devient une espagnolade et Renaudin-Vary elle-même s'y ennuie. N'y a-t-il pas un bref concerto baroque où elle aurait pu nous faire un peu de musique?

Pour le reste "La Moldau" de Smetana par Dimitri Liss et son orchestre de l'Oural sont cent fois mieux que par le Sinfonia Varsovia (les intentions y sont enfin) et le meilleur moment, après un "Lac des Cygnes" un peu bruyant, c'est quand se mélangent aux cygnes (dont le chant, on le sait, n'est pas un chant de glotte) Johnny Rasse et Jean Boucault, les deux imitateurs de chants d'oiseaux, qui essaient de trouver avec les cygnes un langage commun en faisant l'un la tourterelle, l'autre le coucou, pour finir, Nantes oblige, par le cri des mouettes. C'est très joli, très spectaculaire et très amusant.

ISABELLE MORETTI ET LA TERRE NOURRICIERE

J'ai fini dans la plus petite salle avec la harpiste Isabelle Moretti. Je n'étais pas tout seul, nous étions quatre-vingts. C'est une sorte de concert-lecture.

Moretti nous explique qu'elle a été élevée dans un monde paysan. Elle en a retiré un immense respect de la terre comme mère nourricière. Elle a lu un jour le "Parole de terre" de Pierre Rabhi, qui est devenu son livre de chevet. Rahbi, prend-elle soin de nous préciser, était à l'époque un total inconnu. On peut ne pas avoir sa fibre (elle dit aussi avec humour que cela lui appris à jouer de la musique "bio"), on est heureux qu'une artiste (ce pourrait être un sportif ou un acteur) soit aussi et se revendique citoyenne du monde. Elle nous lit donc trois extraits du livre de Rabhi, qui est écrit comme une parabole africaine (et la harpe, instrument millénaire est, parait-il, en Afrique, un instrument qui relie le ciel et la terre) Après chaque extrait elle nous joue trois oeuvres. Il y a des transcriptions, "Clair de lune" de Debussy, "L'oiseau-prophète" de Schumann, "Le rossignol" d'Alabiev. Il y a aussi des oeuvres de harpistes (Parish-Alvars, Marcel Tournier), d'hispaniques ("La vie brève" de Falla, le magnifique "Chant sous l'arbre de l'oubli" de l'Argentin Ginastera) et une étonante création contemporaine, "Minotaure" d'Hélène Breschand, où Moretti se déchaîne sur sa harpe, usant d'un maillet, d'un archet. Moretti est une merveilleuse musicienne, l'entendre en concert final aura été un pur plaisir, et un plaisir reposant après les flonflons du Grand Auditorium.

"Au revoir, à l'année prochaine", murmurent les murs de la Cité des Congrès au dernier visiteur qui passe.