La "Folle Journée 2016", 3e jour: des nuits d'Espagne aux roses d'Ispahan

Vendredi 5 février, des nuits d'Espagne aux roses d'Ispahan. Découverte de chanteuses, confirmation de talents (Heisser, Demarquette, Sévère, Caussé) et la nature animalière et lointaine, autour de Schubert et de Ravel.

 

Ecouter "Le songe d'une nuit d'été" un matin d'hiver: sensation délicieuse! Les musiciens de l'orchestre de Poitou-Charentes jouent l'ouverture de Mendelssohn (le garçon l'a composée à 17 ans) et, malgré la direction attentive de Jean-François Heisser, les cordes sont à la peine, les elfes qui se pourchassent dans la forêt ont bu un peu trop de bière. Les cuivres couaquent eux aussi, il n'y a que les bois qui font excellente figure. Cela se confirme avec le scherzo, très joli hautbois, mais il est onze heures du matin (il y a toujours beaucoup d'enfants et les petits Nantais sont d'une sagesse!), alors on est indulgent. Le "Clair de lune" de Debussy sonne comme l'aiment les Américains qui en ont fait un de leurs morceaux préférés, un peu sirupeux. Puis Heisser s'installe au piano, dos au public, pour diriger en les jouant (performance!) les "Nuits dans les jardins d'Espagne" de Manuel de Falla: nuits andalouses plutôt (Falla était de Cadix) et plus précisément de Cordoue ou de Grenade. Et c'est très beau, malgré des décalages aux cordes et des cuivres pas très embouchés: parce que Heisser ne tombe jamais dans le folklorisme, trouve dans sa partie de piano (très virtuose), la poésie nocturne de cette oeuvre magique et magicienne d'un Espagnol qui a dans le sang.l'âpreté de sa province austère.

LE VOYAGEUR SCHUBERT

Du piano. Matan Porat, un des jeunes chouchous de René Martin. Et l'on touche à l'ambiguïté d'un thème aussi vaste que "Nature". Porat (c'est son droit) a supprimé de son programme les "Nuages gris" de Liszt, oeuvre tardive étrange et dénudée qu'on eût vraiment aimé entendre. Et au lieu de jouer les trois premiers "Moments musicaux" de Schubert, il joue les six, soit le cycle complet. On est ravi, c'est un chef-d'oeuvre, une sorte de sonate en six mouvements traversée d'humeurs diverses. Mais quel rapport avec notre thème? Certes on peut imaginer que Schubert le voyageur y a reproduit les atmosphères de ses promenades dans la forêt viennoise: le 3e moment, le plus fameux, pourrait le laisser penser. Mais c'est quand même tiré  par les cheveux.. Au demeurant, on est ravi, Porat est un excellent pianiste, qui assume dans le 4e moment le thème-contre-thème (mélodie à la main droite, accompagnement repris à la gauche) avec un culot de grand artiste. Et il construit très bien aussi le 2e moment, le plus long, le plus beau, avec sa profusion mélodique, sa tristesse et sa colère sourde. Un Debussy ("Des pas dans la neige" à la limite du silence), un Liszt, "La Vallée d'Obermann": la on retrouve la nature; la vallée est dans la brume puis soudain tout s'éclaire et le soleil qui l'inonde déchaîne les grandes orgues de la virtuosité lisztienne, dont Porat maîtrise tous les chausse-trapes.

Henri Demarquette C) Jean-Philippe Raib

Henri Demarquette C) Jean-Philippe Raibaud

UN MARXISTE CHEZ ROCKEFELLER

Gérard Caussé, Raphaël Sévère, Claire Désert, Henri Demarquette: on se dit ça va être bien, tranquille, rassurant. Ce serait trop simple et ce serait négliger la particularité de Nantes où rien n'est jamais attendu. D'abord de donner les "14 manières de décrire la pluie", sorte de haïkus dodécaphoniques commandés par...Rockefeller  au marxiste Hanns Eisler qui finira sa vie en Allemagne de l'Est!. Claire Désert nous raconte cette histoire, et les spectateurs sont toujours ravis quand on leur donne des clés. J'avais déjà entendu cette oeuvre ici même, avec ses belles combinaisons sonores et deux jeunes gens, l'altiste Adrien La Marca, le violoncelliste Bruno Philippe, qui sont en train de faire leur chemin. Après Eisler, re-Schubert: le Quintette "La Truite". Caussé, Demarquette, impeccables comme d'hab', Claire Désert, pianiste trop en retrait qui prend enfin le pouvoir (et c'est formidable) dans les deux derniers mouvements et un contrebassiste, Stacey Watton: un géant au crâne chauve et aux oreilles en pointe, qui danse le mouvement à variations comme une pièce de jazz!  D'habitude le contrebassiste se met en retrait, tel un usurpateur (dans les quintettes avec piano, c'est un 2e violon qui joue!). Watton assume d'être à l'égal des autres, on l'entend très bien.... faire des choses superbes et ce quintette y gagne en équilibre (tout de même je pense toujours en l'écoutant à la chanson des frères Jacques et à sa dernière phrase: "Elle mit au monde une truite qu'elle prénomma Schubert")

LES PAPILLONS DE SCHUMANN

Eitsuko Hirose nous présente son bestiaire. La pianiste japonaise a l'intelligence de ne pas se contenter d'aligner les courtes . compositions. Elle commence par les ambitieux "Papillons", premier chef-d'oeuvre de Schumann (son opus 2), qui sont beaucoup plus du Schumann que des papillons! Elle les joue avec des couleurs, de la poésie et parfois un peu de brutalité. Elle est moins à l'aise dans le "Blumenstück", pièce d'ailleurs un peu ingrate. Ensuite, d'autres papillons, noirs et blancs, peu connus, de Massenet, le bizarre "Grillon" du bizarre Alkan, "Le rossignol" d'Alabiev (que jouait Engerer) et l'étonnant "Baiser du serpent" de William Bolcom.Un serpent façon anaconda, un anaconda nommé Gershwin dont Bolcom, 78 ans au printemps prochain, est un excellent interprête en même temps qu'il est un bon compositeur. Son serpent voit même passer des réminiscences de "West Side Story"

Le chant.

Je poursuis mon tour du monde. Le chant des soeurs Vahdat. Quand on entre dans la salle on voit, projetée sur le mur, une magnifique miniature persane, deux garçons vêtus de bleu, yeux en amande et l'un portant turban rose, encadrant une femme alanguie en jaune, style courtisane, sur fond d'arbres en fleurs et d'iris. Les soeurs Vahdat ne peuvent chanter en Iran: est-ce parce qu'elles sont exilées, est-ce parce qu'elles peuvent retourner au pays mais sans exercer leur art? Elles ne portent pas le voile. L'aînée a la voix plus sombre, fait des effets de glotte,  la langue sur le palais, l'autre au timbre plus clair et puissant, projette davantage. On a beau ne pas comprendre le farsi, on est frappé par la beauté de leur diction, du persan classique, des poèmes d'Hafez ou de Rumi, l'âge d'or. Des poèmes d'amour ("Promesse à l'être aimé", "Le visage de lune de notre bien-aimé"): ce n'est pas gai, l'amour, en Iran, hier comme aujourd'hui.

DE L'AMOUR EN IRAN

Mais ce sont de très belles mélopées et les voix des deux soeurs se mêlent merveilleusement, même dans des chants plus contemporains, voire urbains ("Scintillements d'espoir", c'est ce qu'on leur souhaite) J'essaie de comprendre les secrets de cette musique qui peut donner un sentiment de monotonie à nos oreilles non averties. L'ambitus (la hauteur de la tessiture d'une voix ou d'un instrument) est toujours réduit, le chant monte ou descend d'une note, très rarement plus, j'ai noté une quinte, une seule, sur "Scintillements d'espoir". Cela explique ces couleurs si poignantes où même le kamanche, si énergique avec Mark Eliyahu mercredi soir, est si poignant (mais d'un son toujours aussi magique) avec Shervin Mohajer ce soir.

Les soeurs Vahdat avec leurs musiciens DR

Les soeurs Vahdat avec leurs musiciens DR

C'est un des amusements de Nantes: on a une heure à perdre, on voit sur le programme un duo inconnu, au nom marrant: "Nitescence". Il y a une photo de deux jeunes femmes souriantes, l'une noire l'autre blanche, le programme est alléchant. On ne connait ni Marie-Laure Garnier, la chanteuse, ni Celia Otelo-Bensaid mais on a passé une heure formidable. C'est un vrai duo, où la pianiste fait mieux qu'accompagner, elle est un orchestre à elle seule. Marie-Laure Garnier est guyanaise, elle a les rondeurs (mais pas encore la carrure, heureusement), la présence, le style de voix de Jessye Norman. Soprano avec un médium et encore, c'est son défaut, ses aigus sont pris en force et quand elle donne en bis "Summertime", c'est trop haut pour elle; mais quelle Carmen elle sera, on l'espère, le plus tôt possible!

HISTOIRES NATURELLES DE RAVEL

Elle et sa complice mettent beaucoup d'humour dans leur présentation, elles s'amusent gentiment de ce concept de "Nature" décliné à toutes les sauces, elles nous donnent trois Fauré magnifiques sur l'amour, de Verlaine (l'heureux "Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches") et, triste, de Silvestre ("Automne au ciel brumeux, aux horizons navrants), une mélodie du marin Cras, de la qualité de Fauré ou de Duparc, et les "Histoires naturelles" de Ravel (elles oublient, quelle injustice! de citer l'auteur, Jules Renard) que je n'avais pas entendues depuis longtemps. Merveille que ces croquis d'animaux (paon, grillon, cygne, martin-pêcheur et la désopilante pintade) que Garnier joue autant qu'elle les chante, et qu'Oneto joue encore plus, parée d'un serre-tête à plume de paon et penchant la tête sur son piano telle une pintade. Elles finissent sur trois gospels ("On a réussi à en trouver sur la nature") avec Jésus qui chevauche un cheval couleur de lait (le parolier avait-il fumé la moquette?), gospels qui, évidemment, vont à ravir à la chanteuse.

ET FABLES DE LA FONTAINE

On revient un peu plus tard, encore les "Histoires naturelles", je ne l'ai pas fait exprès. Un jeune pianiste très "accompagnateur" (Yoann Héreau, petites lunettes), une hiératique chanteuse, Raquel Camarinha, longue robe à la moire lie-de-vin, petit chignon brun, visage impassible mais l'oeil bourré d'humour. Et c'est épatant: dans le style "concert" et non "comédie", avec une diction admirable (ce n'était déjà pas si mal avec Garnier),  enchaînant sur  les "Fables de La fontaine" d'André Caplet, la première, "Le corbeau et le renard" semble encore du Ravel, mais cela va basculer avec "Le loup et l'agneau" où le rire s'étrangle. Entre Raphaël Sévère, clarinettiste de luxe, pour l'accompagnement des "Coquelicots" de Ned Rorem, ami de Bernstein ("Coquelicots, petites flammes d'enfer... froissés comme une bouche, une bouche qu'on vient d'ensanglanter. O petites jupes sanglantes! Où sont vos capsules écoeurantes? Ces bouches tardives s'ouvrent pour crier dans une forêt froide". Poèmes de Sylvia Plath, dont on ne s'étonne guère qu'elle se soit suicidée).

Marie-Laure Garnier, Raquel Camarinha: retenez, retenez ces noms.

LE BEATBOX, SLAM SANS PAROLES

Et retour au Lieu Unique avec l'ami Francesco Tristano qui participe au projet "Organic Orchestra". Un mur où descendent des lumières jaunes. Des sortes de grands radiateurs blancs réflecteurs de lumières et de sons. Puis d'images, éléments organiques, structure de bétons, filaments, fucus, plantes et roches. Ezra, le maître d'oeuvre, beatboxeur, s'adresse à nous dans une langue inconnue qui est peut-être du français renversé. Tristano installe un synthé amplifié, construit, devant son multipiste, un carrefour de sons. Ezra beatboxe dans un son lui aussi amplifié: le beatbox, c'est du slam sans paroles, des onomatopées ou des respirations chuintées construites en langage sonore. Le son baisse, Ezra se tait (il y a dans le fond deux ombres éclairées par une veilleuse dont on imagine que, comme dans les "Experts", ils bidouillent l'aspect technique). Tristano nous offre une lente improvisation nourrie de Bach et de son cher Frescolbaldi. Il y aura un moment jazz. Il y aura, projetés, des pieuvres et des nuages. Il y aura un moment où le bruit de la mer (souvent entendu et là, sur des algues au vert saturé, pas très original) me fera un peu décrocher. Happening, performance gestuelle et technique qui réunit les générations (beaucoup de jeunes un peu bobos qu'on ne voit pas aux autres concerts de "La folle journée"), avec des moments fascinants, une montée en puissance rigoureuse et la juste durée qu'il faut.

On va souper. C'est incroyable comme cette ville, en plein hiver et chaque soir, même en semaine,  est animée, bars, restaurants, ouverts après minuits, passants dans les rues, et encore deux heures plus tard. Sans compter les lieux ignorés où l'on se rencontre par un code secret envoyé juste avant et où Ezra et Tristano poursuivront peut-être la performance engagée tout à l'heure, jusqu'au petit matin.

(Je ne vous donne plus des conseils de concerts: le samedi et le dimanche beaucoup sont complets. S'adresser à la billeterie à l'entrée de la Cité des Congrès pour connaître les billets remis en vente. Ou pratiquer la vente et l'achat sauvages auprès des particuliers, cela marche très bien et cela peut réserver de très heureuses surprises)