On était tout ravi, l’autre soir, sur notre fauteuil de velours rouge, le nez en l’air, à en presque attraper un torticolis: on retournait pour la première fois à Garnier après avoir vu la splendide exposition «Chagall et la musique » à la Philarmonie (courez-y, elle se termine le 31 janvier)
Car l’on déchiffrait enfin la fresque de Chagall au-dessus de notre tête, l’inscription « Boris Godounov » et le visage bleuté du tsar et les silhouettes tendrement enlacés de « Roméo et Juliette » version Berlioz. Et en même temps (lumières toujours allumées, brouhaha des arrivants, comme à une réception mondaine, et ces arrivées ressemblent toujours un peu à cela dans un tel cadre!) on admirait aussi, rideau de scène déjà ouvert, le magnifique décor de « Capriccio » (signé Michael Levine): une orangerie vide d’objets, à jardin un rai de lumière orangé qui en éclaire les lambris acajou, quelques éléments apportés par des domestiques en livrée noir et or et quelques protagonistes qui s’agitent, dont Flamand, le compositeur.
Le noir se fait enfin: des musiciens entrent, un sextuor à cordes, qui jouent un morceau sublime en guise d’ouverture de cet ultime opéra d’un presque octogénaire. Morceau censé être écrit par Flamand, qu’écoute, juste assise derrière nous, la blonde comtesse Madeleine en robe de gala bleu et argent. Monde de grâce, de beauté, de volupté, de raffinement, de bonheur. Sur scène et dans la salle…
"Capriccio", un chef-d'oeuvre
Ce chef-d’œuvre qu’est « Capriccio » est un retour de Richard Strauss, trente ans plus tard, à deux autres de ses chefs-d’œuvre, « Le chevalier à la rose » et « Ariane à Naxos »: d’un côté l’atmosphère de haute culture et de haute élégance du XVIIIe siècle, de l’autre la question de la création, la musique avant les paroles, les paroles avant la musique, la primauté de tel art ou de tel autre, à l’intérieur de l’opéra qui est l’art total. Richard Strauss n’a plus ses librettistes préférés, Hoffmansthal (mort) et Zweig (enfui). Il s’y colle donc lui-même, avec l’aide de son chef favori, Clemens Krauss ; et les deux hommes se livrent à un travail épatant.
Donc, dans le château de la comtesse Madeleine s’agitent Flamand, Olivier, le poète (la scène se passe près de Paris, dans cette France à jamais reconnue comme patrie universelle du goût), le directeur de théâtre La Roche, le frère de la comtesse (qui est veuve), l’interprète (la Clairon, immense actrice qui a réellement existé à l'époque de Louis XV), deux chanteurs italiens, les domestiques. Comme si Strauss avait condensé le trio du « Chevalier » en un seul personnage, celui de Madeleine, et réduit à l’essentiel les (très nombreux) protagonistes d’ "Ariane". L’histoire mêle de manière subtile l’intime ( Flamand et Olivier sont amoureux de Madeleine, dont le frère a des vues sur Clairon!) et le général (chacun défend son art, La Roche met en avant son rôle de démiurge, la comtesse attend pour en juger les créations des deux artistes) Dans une série de scènes éblouissantes, l’histoire se referme comme des boîtes-gigognes jusqu’à l’image finale de Madeleine que la confrontation de l’art et de l’amour continue de laisser rêveuse.
La mise en scène de Robert Carsen est belle et forte
La mise en scène de Robert Carsen date de 2004 (la comtesse était alors Renee Fleming) Elle a été mainte fois reprise, tant elle est belle et forte. Il est vrai que Carsen adore ces mises en abîme (souvenons-nous de magnifiques « Contes d’Hoffmann »), ce théâtre dans le théâtre qui culmine ici quand les portes de l’orangerie s’ouvrent sur la salle à manger du château, ses miroirs, ses dorures, ses candélabres. Magnifique image de Madeleine se recoiffant d’un geste en respirant le parfum des roses. Mais Carsen se révèle aussi un grand directeur d’acteurs : voir le fameux octuor où chaque chanteur, au lieu d’être figé à sa place, circule en scène selon sa propre trajectoire, dessinant, en contrepoint des voix entrelacées, un impeccable ballet visuel.
Au point que le choix d'élégants costumes des années 30 et 40 ne surprend absolument pas. Emily Magee est une très belle Madeleine, dont la blondeur rappelle celle de Renee Fleming mais aussi d’Elizabeth Schwarzkopf, inoubliable interprète du rôle. On dirait une héroïne hitchcockienne habillée en Pompadour et la voix est là malgré quelques aigus serrés. La Clairon de Michaela Schuster a des problèmes de projection au début, qui s’améliorent vite. Des hommes, on retiendra l'étonnant baryton Lars Woldt en La Roche, dont la personnalité (lié au personnage!) ne laisse guère de place à ses camarades
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En comte, Wolfgang Koch manque de présence. Des deux amoureux Lauri Vasar est un Olivier un peu pâle mais le Flamand de Benjamin Bernheim, comédien encore maladroit, est un ténor de superbe timbre aux couleurs ambrées. Talentueux maître d’hôtel de Jérôme Varnier (un Français!) et le groupe franco-polono-coréen des domestiques a une très belle scène! Quant à l’orchestre (les musiciens du sextuor jouent « dans leurs bottes » et leurs attaques sont imprécises), il trouve peu à peu ses marques et Ingo Metzmacher, lui aussi, d’accompagnateur honnête au début, finit (quelle fin superbe !) par se révéler le grand ordonnateur du raffinement sonore straussien.
Une éblouissante "conversation musicale" créée... en 1942
Cette éblouissante « conversation musicale » (l’expression est de Strauss) où il n’est question que d’art et de beauté, a été créée à Munich le… 28 novembre 1942, dans une ville plongée dans le noir, en l’absence de tout dignitaire du régime: on se souvient que Strauss vivait dans une prison dorée après avoir exigé que Stefan Zweig, juif, ait son nom comme librettiste sur l’affiche de «La femme silencieuse » en 1935. Strauss fut immédiatement démis de son poste de président de l’Union des Compositeurs. L’Opéra de Munich fut détruit courant 1943 dans un bombardement, Clemens Krauss interdit de direction pendant deux ans pour s’être montré dans ces années sombres un peu trop enthousiaste…
Carsen se contente de rappeler ce contexte à travers la silhouette du chauffeur de La Roche, habillé du long manteau de cuir gris des officiers nazis. Seule fausse note, car si fugitive qu’elle en est inutile, d’une mise en scène qui choisit, et ce n’est pas un contresens, de quasi oublier l'environnement où l’œuvre a été écrite. Ce qui eût été sûrement le vœu du compositeur même si nous, dans notre beau fauteuil de velours rouge, avec le plafond de Chagall au-dessus de nos têtes (Chagall dont tant de coreligionnaires périrent dans les camps), on ne peut s’empêcher de l’avoir à l’esprit.
Bertrand Renard
« Capriccio » de Richard Strauss, mise en scène de Robert Carsen, direction Ingo Metzmacher, à Paris, Opéra-Garnier jusqu’au 14 février.