L’Opéra-Bastille reprend la mise en scène de « Werther » de Benoît Jacquot avec un couple-star, Piotr Beczala en Werther et Elina Garança en Charlotte. Michel Plasson devait tenir la baguette, des raisons de santé l’ont obligé à renoncer. Mais on ne perd pas au change avec Giacomo Sagripanti, qui le remplace.
Il y avait un peu une tradition pour les reprises (est-ce le cas dans d’autres grandes maisons d’opéras?) qui consistait à présenter une distribution de qualité mais sans vraie vedette, comme s’il s’agissait non seulement, bien sûr, de rentabiliser un fond de répertoire mais aussi d’une session de rattrapage pour mélomane étourdi. Cela ne semble plus être vraiment le cas si l’on en juge par ce « Werther » ou Beczala, Garança et Stéphane Degout devaient donc être dirigés par Plasson: affiche de haut luxe s’il en est, et digne d’une première. Plasson, 82 ans, qui était aux manettes de l’enregistrement légendaire d’Alfredo Kraus (Werther) et Tatiana Troyanos (Charlotte), connait « Werther » comme sa poche et c’eût été un grand bonheur que de le voir et de l’entendre. Mais justement: Sagripanti fait autre chose et c’est passionnant.
Sagripanti est un vrai chef lyrique
Le jeune chef italien n’a sûrement pas Massenet dans ses gènes. Massenet, ce compositeur que nous aimons même avec ses défauts, une douceur qui peut confiner à la mièvrerie, une difficulté à être de plain-pied dans la tragédie, largement compensées par le lyrisme, la tendresse, la sûreté et la beauté de l’écriture vocale. Eh! bien Sagripanti donne d’autres couleurs à son « Werther » et ce, dès l’ouverture: ces accents amples, cette puissance sonore qui fait de Massenet un émule de César Franck, qui le replace dans la grande tradition symphonique française.
Et ce sera ainsi pendant toute l’œuvre : Sagripanti met en relief l’assise des instruments graves, contrebasses et violoncelles, exacerbe les contrastes, insiste sur la violence sonore, tire Massenet vers l’univers de Verdi ! Du coup les musiciens de l’orchestre retrouvent la volupté de jouer qu’ils connaissent avec Jordan : l’alto, le hautbois, les bassons, le saxophone, rendent justice aux talents d’orchestrateur de Massenet qui, soudain, nous éclatent aux oreilles !
Mais comme Sagripanti est aussi un vrai chef lyrique qui écoute ses chanteurs et ne les « couvre » jamais, la dramatisation qu’il insuffle à « Werther » trouve un écho magnifique dans le lyrisme désespéré et la pudeur si élégante dont Beczala et Garança (sous le regard attentif de Jacquot) parent leurs personnages. Le troisième acte en particulier (cette grande pièce luthérienne, aux murs peints en vert, avec juste un clavecin, une fenêtre et quelques livres, décor et lumières superbes de Charles Edwards et André Diot) qui culmine dans ces deux tubes que sont l’air « des larmes » de Charlotte et le « Pourquoi me réveiller ?» de Werther, est un sommet, avec une Garança éperdue, timbre chaud moiré d’argent (elle en perd même parfois son français dans l’intensité du jeu!) et un Beczala retenu, plus proche du personnage de Goethe: le Werther de Massenet est un amoureux malchanceux qui se suicide par amour, celui de Goethe est d’abord un désespéré de la vie, dont la tragédie amoureuse est le déclencheur du suicide. C’est ainsi que Beczala nous le présente, seul au milieu de tous, handicapé social, avec cette voix éclatante et cette ligne de chant très pure qui en fait le digne successeur de Kaufmann et Alagna (l’un avec Sophie Koch, l’autre avec Karine Deshayes, excusez du peu)
Une mise en scène d'une rare élégance
Et c’est ainsi que Jacquot construit sa mise en scène, d’une rare élégance et d’une constante retenue. La tragédie de Werther n’a point besoin d’excès. La finesse du travail de Jacquot tient dans cette image à la fin du deuxième acte, cadré comme un plan de cinéma où, par le simple placement en scène de Werther, Charlotte et Albert, son mari, s’éclairent les relations de ce trio tragique. Un pas de plus, le triangle se détruit. C’est du grand art, comme aussi de ne jamais reculer devant les références catholiques dans cette histoire éminemment protestante, la chambre de Werther à la fin, en cette veillée de Noël, comme une crèche tragique où Werther, à l’heure où nait le divin Enfant, achève sa triste existence.
Ce choix aussi de situer Werther à la montagne, où la pureté de l’air est constamment menacée par un orage proche (magnifiques toiles peintes de grises murailles nimbées de lambeaux de brume), où le sol déclive compromet en permanence l’équilibre des personnages.
Equilibre et déséquilibre, c’est le maître-mot de ce « Werther » L’élégance des chanteurs face à la puissance de l’orchestre. Dans la mise en scène le malheur qui affleure sous la joie. Dans l’écriture même de Massenet cette manière d’aller loin dans le drame avant de le casser par un retour à une mélodie douce et presque sautillante (Verdi, lui, va jusqu’au bout, jusqu’au paroxysme) Et cette scène finale où Werther, ensanglanté, agonisant, est presque muet face au chant de Charlotte, une Charlotte dont le magnifique désespoir s’oppose non pas même au mourant mais à la joyeuse espérance des chants de Noël.
A côté de Werther et Charlotte il y a l’Albert de Stéphane Degout: ce magnifique baryton est notre unique (petite) déception. Pas sur le plan vocal; mais il ne réussit pas (ou Jacquot ne l’y pousse pas) à caractériser son personnage, à lui donner sa juste colère ou sa triste amertume. Une caractérisation que réussit en deux scènes la charmante Sophie à la jolie voix d’Elena Tsallagova, adolescente toute triste que Werther, dont elle s’imagine amoureuse, ne la regarde pas et qui, six mois plus tard, l’a complètement oublié. Et la diction française de la jeune russe est remarquable (comme celle, on l’avait déjà dit à propos de « Faust «, de Beczala.
Les autres protagonistes, le bailli de Paul Gay, les joyeux drilles Rodolphe Briand et Lionel Lhote, font très bien ce qu’ils ont à faire.
« Werther » de Jules Massenet, mise en scène de Benoît Jacquot, direction musicale Giacomo Sagripanti, Paris, Opéra-Bastille jusqu’au 4 février