Lukas Geniusas ou la maturité de la jeunesse

C'est la dernière pépite du piano russe. Quand on pense qu'à la chute du communisme d'aucuns s'interrogeaient sur une possible faillite de ces institutions musicales qui étaient au moins, malgré tous leurs défauts, à porter au crédit du régime! Cette fois les Cassandre ont eu tort, les jeunes pousses musiciennes continuent d'y prospérer comme blés mûrs au vent des plaines.

Lukas Geniusas, 25 ans, était à Gaveau l'autre soir. Grand jeune homme trapu à la barbe encore juvénile, dans un de ces fracs coupés "à la russe" qui font nos délices: il faut voir l'à peine plus âgé Korobeinikov engoncé dans sa chemise amidonnée comme s'il se rendait à son premier bal au Kremlin. Geniusas est moins coincé, avec un côté "ça fait plaisir à ma grand-mère". La grand-mère justement: Vera Gornostaeva, grande pédagogue et son premier professeur, sur le piano de qui il continue d'aller jouer. Et s'il n'y avait qu'elle! Mais grand-père est chef d'orchestre, maman professeur au conservatoire et papa pianiste aussi. Le résultat? En brillant rejeton d'une si belle lignée, une médaille d'argent au prestigieux concours TchaÏkowsky et désormais le monde entier qui le réclame.

TETE BIEN FAITE ET TETE BIEN PLEINE

Tête bien faite et tête bien pleine. Le programme de Gaveau (qu'il rejouait à Londres le lendemain)? Une carte de visite-modèle: Beethoven, Brahms, Bartok et Prokofiev. Soit deux incontournables pour tout pianiste. Et puis les racines.

Et pas n'importe quel Beethoven. Un Beethoven de 26 ans (la 5e sonate) pour un artiste de 25. Qui s'impose d'emblée. Ce premier mouvement joué sans pédale, avec quelque chose de "Mozart, sors de ce corps" qui est toute la question que se pose alors Beethoven (on pourrait y ajouter Haydn, mais moins!) Puis dans le mouvement lent, dans le prestissimo, une attention constante à la note, le regard sur le clavier, comme si chaque touche était évaluée au poids du son, au poids de l'or. Il est des pianistes (Fazil Say pour citer le dernier) qui ne regardent jamais le piano, jouent d'instinct. Ce n'est pas que Geniusas hésite, ah! non. Mais ce garçon a parfaitement compris qu'une oeuvre tient debout par la dynamique et les silences.

Et Beethoven est un garçon de son âge. Brahms est plus jeune encore. C'est la 1e sonate, l'opus 1, qu'on joue si peu. Là aussi, Geniusas regarde avec tendresse et fougue ce garçon de 20 ans qui a déjà son propre style mais qui ne le sait pas toujours. Il y a, dans le premier mouvement, du "Beethoven, sors de ce corps" (et ainsi la continuité est installée!); il y a ensuite, déjà, la nostalgie brahmsienne, et ces grands accord plaqués si difficiles pour les petites mains et, de la part de Geniusas, une attention encore plus poussée à chaque note, sa respiration, son vertige.

Brahms, cette année 1853, descendait la vallée du Rhin en promeneur, s'arrêtant ici ou là chez des collègues musiciens, en une sorte de voyage d'apprentissage. Le 30 septembre il arrive à Düsseldorf, chez le couple Schumann. Reçu aimablement par Robert, il lui joue sa sonate. A la fin du premier mouvement, Robert l'interrompt, appelle sa femme, Clara, et demande à Brahms de le rejouer devant elle. Clara est déjà une virtuose acclamée dans l'Europe entière. Brahms restera à dîner et son séjour à Düsseldorf, prévu pour quarante-huit heures, durera plus d'un mois.

IL ARCHITECTURE CETTE SONATE COMME ON L'ENTEND PEU

Geniusas sait tout cela et il l'architecture, cette sonate de jeunesse, comme on l'entend peu car, quand elle est donnée (et elle l'est rarement), on y entend trop souvent le brouillon d'un génie futur. Schumann, lui, ne s'était pas trompé.

Les racines. Ce Bartok que les camarades de Hongrie jouaient avec courage (à l'époque de grand-mère) et qu'un Richter défendit en U.R.S.S. (ils n'étaient pas si nombreux) Un Bartok de 28 ans, celui des "Trois burlesques", à peine dix minutes, étude de rythmes, de couleurs nuageuses (le deuxième mouvement, "Un peu gris") avec ces grappes de notes écrasées sur le piano, pas tout à fait la précision fatale des Hongrois eux-mêmes, Ranki, Kocsis ou Annie Fischer mais inclure Bartok, ce Bartok-là pas très joué non plus, est déjà une très belle action. Les racines, enfin, les vrais. La sonate de guerre de Prokofiev, la 7e, sa sauvagerie hallucinée dont Geniusas ne rend pas tout à fait la violence introductive, mais il se rattrape largement ensuite, les traits rageurs et enfiévrés dans la reprise, le paysage fantôme du mouvement lent, comme la respiration suspendue d'une ville enneigée entre deux bombardements, et cette course à l'abîme du final où l'on craint que la folle virtuosité de Geniusas finisse par céder mais pas du tout et le garçon conclut le dernier accord avec un geste de victoire.

La 7e sonate. Ce sont des récits, qu'on lui a fait, des effroyables souffrances de la guerre, de l'effroyable siège de la russe Leningrad par les nazis, alors que les sbires de Staline venaient de décimer les élites  lituaniennes. Geniusas, nom lituanien d'un jeune homme né à Moscou. Racines compliquées parfois, et jouer cette sonate, que Richter créa en 1943, l'année où une lueur d'espoir perçait enfin dans le ciel chargé des opposants au nazisme, la jouer si jeune, et déjà si bien, a forcément du sens.

Lukas Geniusas. La maturité de la jeunesse.