J'ai évoqué avant Noël le beau livre de Michel Bernard sur Ravel. Seiji Ozawa, quatre-vingts ans depuis septembre, a toujours été un grand connaisseur et un grand amoureux de Ravel et de la musique française en général (c'est lui qui créa le "Saint François d'Assise" de Messiaen à l'Opéra de Paris) Le voici qui s'attaque à ce bijou qu'est "L'enfant et les sortilèges".
Il s'y attaque... oui mais au Japon !
Michel Bernard ne fait pas allusion dans son livre à "L'enfant et les sortilèges", dont les 50 minutes furent conçues en six longues années (Ravel composait lentement) Six années, 1919 à 1925, qui sont les premières à Montfort-l'Amaury. La villa de Ravel serait un cadre idéal pour cette histoire d'un enfant rebelle, atteint d'une rage destructrice et qui déchire et détruit meubles, vêtements, livres et vaisselle, blesse les animaux du jardin, donne des coups de canif à l'écorce des arbres. En rebellion les objets s'animent, les créatures animées parlent, les arbres prennent la tête de la révolte mais un beau geste de l'enfant (repentant) le sauve et lui accorde le pardon de tous ceux à qui il a fait du mal pendant que, sous la verrière jaune de la marquise, s'inscrit la silhouette de la mère, pour le guider vers la chaleur rassurante de la maison.
Le livret est de Colette.
C'était le directeur de l'Opéra-Garnier qui lui avait commandé un livret d'opéra. Elle composa en quelques jours un "Ballet pour ma fille" et Rouché lui suggéra le nom de Ravel. "A supposer qu'il accepte..." Il accepta.
Mais (là commence le livre de Michel Bernard) partit pour la guerre. Et, écrit Colette: "La guerre fit sur son nom un silence hermétique, et je perdis l'habitude de penser à "L'enfant et les sortilèges".
Ravel lui-même se consacra d'abord à ses amis morts avec "Le tombeau de Couperin". Puis revint la paix, l'enfance redevint porteuse d'avenir, il y eut une première lettre de Ravel à Colette où il s'excusait de son silence, mais en entrant déjà dans le vif du sujet, le nécessaire ajustement du texte et de la musique qui nécessite de longs échanges entre librettiste et compositeur. Travail nouveau pour Colette, que cela amusa beaucoup, surtout parce qu'elle entrait dans la psychologie d'un personnage étrange, qu'elle avait croisé pour la première fois vingt ans plus tôt, Ravel, vingt-cinq ans à l'époque (et Colette guère plus, mais bien plus délurée), tout intimidé et, du coup, "l'air distant et le ton sec". Les lettres ou billets concernant "L'enfant et les sortilèges" seront, eux, d'une exquise courtoisie: "Je songe même à des modifications... N'ayez pas peur: ce ne seront pas des coupures; au contraire. Par exemple: le récit de l'écureuil ne pourrait-il se développer? Imaginez tout ce que peut dire de la forêt un écureuil, et ce que ça peut donner en musique!". Tiens, encore une forêt, à laquelle Michel Bernard, dans "Les forêts de Ravel", n'a pas pensé.
Ailleurs Ravel demande respectueusement s'il peut transformer le dialogue des chats de "Miaouaou" en "Maiouaouin". Il est vrai que le texte de Colette regorge de cocasserie. La tasse chinoise dit, par exemple: "Keng ça fout mahjong keng ça fout puisquong com-prend pas ça oratoujour lair chinoâ". Elle parle d'ailleurs ensuite d' "hara-kiri" et de Sessue Hayakawa, vedette japonaise à Hollywood, jouant d'autant mieux le Jaune cruel qu'il avait un physique séduisant de Rudolph Valentino nippon. Comme quoi, Chine, Japon, l'Asie, pour les gens de l'époque, était une vaste contrée lointaine et indifférenciée!
L'oeuvre regorge par ailleurs de beautés poétiques
Quand sa princesse de contes de fées dont il a déchiré l'image disparait dans les ténèbres, l'enfant lui chante cet hommage : "Toi, le coeur de la rose, toi le parfum du lys blanc, toi, tes mains et ta couronne, tes yeux bleus et tes joyaux ! Tu ne m'as laissé, comme un rayon de lune, qu'un cheveu d'or sur mon épaule. Un cheveu d'or, et les débris d'un rêve"
L'oeuvre, si étrange, car d'un esprit perversement enfantin qui regorge, de la part des deux auteurs, de trouvailles intensément poétiques ou drôlatiques, prendra finalement le nom de "fantaisie lyrique" et sera créée à Monte-Carlo en 1925, comme un ballet féérique, avec une chorégraphie de George Balanchine. Si elle baigne dans le climat troublant des peurs enfantines, elle fait appel musicalement à tous les genres, du jazz au choral à la Bach, avec valse, fox-trot, instruments bizarres (de la crécelle à la rape à fromage) et c'est en cela que Seiji Ozawa a du génie. On entend dans son enregistrement (réalisé avec son orchestre japonais de Saito Kinen) des choses inouïs qu'il distille avec la volupté d'un magicien et qui nous dise, mieux qu'ailleurs (mais la discographie n'est pas si abondante, sept ou huit enregistrements),
l'incroyable génie de l'orchestrateur Ravel
inventeur, au moins, dans les mélanges instrumentaux inédits.
Ozawa fait exactement l'inverse de ce que faisait Lorin Maazel il y a plus de cinquante ans: Maazel, qui reste la référence et qui fondait les timbres de l'Orchestre national de l'O.R.T.F. en un ensemble incomparablement harmonieux alors qu'Ozawa fait exprès de les exacerber. Mais voilà: il y a malheureusement des chanteurs dans cet oeuvre (il est de tradition qu'ils y tiennent plusieurs rôles): si Isabel Leonard est très bien en Enfant (c'était le point faible de la version Maazel), si Yvonne Naef est impeccable en Maman et en Tasse chinoise, Anna Christie est une charmante Princesse mais un Feu qui ne brûle guère et Jean-Paul Fouchécourt, une fois n'est pas coutume, décevant en Bonhomme arithmétique (un des "tubes" de l'oeuvre) et en Théière. Elliot Madore, en Horloge comtoise, chante à côté des notes et on ne comprend pas grand-chose à la Chauve-Souris de Kanae Fujitani.
C'est d'ailleurs un problème plus vaste: pour un texte si français, les vaillants choeurs japonais ne comprennent visiblement rien à ce qu'ils chantent et, forcément, nous non plus. Dommage pour l'air des Pastoureaux et le choral des Arbres! La version Maazel demeure donc intouchable (ah! Michel Sénéchal en Arithmétique et l'horloge du grand Camille Maurane!)
En complément, une belle version de "Shéhérazade" que Susan Graham chante de sa voix chaude mais avec un peu trop de langueur, de sorte que les voluptés de l'Orient se perdent parfois dans les sables du désert.
(Tout de même j'aimerais entendre le dialogue de Jean-Paul Fouchécourt et d'un de ses camarades: "Qu'est-ce que tu chantes la semaine prochaine? - Je chante une Théière")
"L'enfant et les sortilèges/ Shéhérazade/ Alborada del Gracioso": Orch. Saito Kinen, dir. Seiji Ozawa, divers solistes dont Isabel Leonard, Yvonne Naef, Jean-Paul Fouchécourt et Susan Graham ("Shéhérazade") Un disque DECCA