Kurt Masur, Pierre Boulez: la France musicale, peut-être plus que d'autres pays, s'est sentie ces jours-ci doublement endeuillée. Boulez, le Français, bien sûr. Masur parce que sa haute silhouette nous était devenue familière pandant les six ans qu'il dirigea l'Orchestre National de France, c'était il n'y a pas si longtemps, jusqu'en 2008 et Masur, à son départ, était déjà un vieux monsieur de 81 ans.
Entre lui et moi cela avait pourtant mal commencé. Je dis cela, qui ne concerne que la relation personnelle entretenu avec un interprête, illustre ou non, par chacun de nous le simple temps d'un concert. C'était au Châtelet, pas encore rénové, il y a plus de vingt ans. Masur était venu avec "son" Orchestre Philarmonique de New-York, rien que ça. Déception: une 7e symphonie de Beethoven sèche et brutale, une 5e de Chostakovitch avec de beaux solos (dans le mouvement lent) mais sans architecture. Il arrive qu'un chef et qu'un orchestre soient dans un jour sans. Et un spectateur aussi : étais-je assez peu en fond, m'y étais-je pris au dernier moment ? Je me suis retrouvé assis de biais, au premier rang, avec le nez sur les chaussures, pas parfaitement cirées, d'un deuxième violon posées sur une scène elle-même assez poussiéreuse : pas l'idéal pour s'élever l'âme, à moins de fermer les yeux.
Ensuite, ça s'est amélioré. Ce grand monsieur, au visage austère comme un jour sans pain, avait réussi à apprivoiser l'Orchestre National de France, qui pouvait être si médiocre (délibérément) quand un chef ne lui plaisait pas (on en a des preuves encore dans l'oreille!). Une sorte de miracle s'était passé, qui allait durer tant de belles années où Masur, comme l'avait fait Janowski avec le Philarmonque de Radio-France, le faisait progresser dans le répertoire germanique, d'où de magnifiques Bruckner, des Beethoven de grande tradition (les concertos pour piano avec Evgueni Kissin, le concerto pour violon avec Vadim Repin, une "Missa Solemnis" d'une somptueuse majesté) mais pas que. Masur aimait Tchaïkowsky, Sibelius et... Anne-Sophie Mutter que je n'aurai entendue avec lui ni dans le concerto de Mendelssohn ni dans celui de Brahms mais dans la pièce ("Sur le même accord") qu'un Henri Dutilleux quasi nonagénaire avait écrite pour elle et qu'il la remerciait avec émotion d'avoir si bien créé.
J'ai souvenir aussi de Masur dirigeant Mendelssohn
Lors des fameuses manifestations d'octobre 1989, qui le firent connaître du monde entier, Masur, s'en souvient-on encore, avait usé de son aura auprès des autorités est-allemandes pour que la foule réunie (au moins 70.000 personnes) dans sa bonne ville de Leipzig, entre l'Opéra et la salle de concerts, ne subisse pas la répression forcément sanglante de la police ou de l'armée. On découvrait d'un point de vue politique (mais il refusa ensuite de jouer le moindre rôle) un artiste qui s'était "contenté" avec courage de mettre sa conscience de citoyen au service de la paix civile. Aurait-on pu imaginer une situation semblable en France, par exemple avec un Boulez? Sûrement non. Car les Allemands entretiennent avec leurs musiciens les mêmes relations d'admiration déférente que nous avec nos écrivains: Masur était à l'époque le chef du Gewandhaus de Leipzig et cela voulait tout dire.
Le Gewandhaus de Leipzig, la Staatskapelle de Dresde: les deux meilleurs orchestres allemands après le Philarmonique de Berlin, orchestres historiques qui plus est! Mais situés alors dans cette Allemagne de l'Est grisâtres dont les chefs grisâtres et les interprêtes grisâtres (Masur, Herbert Kegel, Peter Rösel) étaient inconnus de nous. Le mur tombé, les choses, à l'aune allemande, reprirent leur place, et la mondialisation, qui commençait à faire son office, propulsa Masur outre-Atlantique. Je réussis à comprendre la réalité de ces lieux en allant me promener quelques années plus tard en Saxe et en Thuringe: la maison natale de Bach à Eisenach, sous la forteresse de la Wartburg où l'on visite la chambre de Luther. Plus loin, à Halle, la maison de Haendel. Et sur la grand-place de l'industrielle Zwickau la maison de jeunesse de Schumann qu'il ne quitta qu'à 18 ans. A Leipzig même...
A Leipzig, dans l'église Saint-Thomas dont il fut maître de chapelle pendant 27 ans, la tombe de Bach
Et au "Kaffeebaum", derrière l'Hôtel de Ville, Wagner et Liszt bavardaient pendant qu'à une autre table Schumann composait pour Clara. A la taverne Keller passait le long et élégant Mendelssohn sortant d'une répétition avec le Gewandhaus, sous le bras la partition de la "Passion selon St-Matthieu" de Bach qu'il faisait redécouvrir à un public enthousiaste. Ce sont les ombres de ces gens-là, de toute l'histoire musicale de l'Allemagne (à l'exception du Bonnois Beethoven et du Hambourgeois Brahms, d'ailleurs très vite partis à Vienne) réunie sur un si petit territoire autour de Leipzig et Weimar, que Kurt Masur croisait en sortant du vieux Gewandhaus à la blanche colonnade néo-grecque.
Et surtout, donc, son compositeur de coeur, Felix Mendelssohn. Je l'ai entendu diriger les Symphonies "Ecossaise" et "Italienne", celle-ci non pas avec le sourire ensoleillé d'un Claudio Abbado (qui la jouait merveilleusement) mais... comme un Allemand qui découvre l'Italie, ce qui était exactement ça. Je l'ai entendu dans un grand oratorio comme "Elias", dans cette pure merveille qu'est le "Songe d'une nuit d'été", pas seulement l'ouverture, si connue et si belle, avec ses traits de cordes qui se poursuivent comme dans une toile de Watteau, mais TOUTE la musique pour la pièce de Shakespeare, qui regorge de joyaux y compris la "Marche Nuptiale" redevenue (avec Masur) un VRAI morceau de musique.
Il devait jeter sur l'oeuvre de Mendelssohn les mêmes regards de tendresse (c'est le beau souvenir que je garde de lui) qu'il jetait sur la brillantissime Sarah Nemtanu, sa première violon, 21 ans quand elle prit le poste, et avec qui, comme avec Anne-Sophie Mutter, il avait sans doute des relations de grand-père. Il y avait toujours des moments dans un concert où, l'observant (et observant aussi les autres musiciens), il se disait, et on lisait qu'il se disait cela: "Quel talent, quel bonheur!". Avant qu'à un tout petit décalage ou à une attaque pas totalement ferme, l'oeil redevienne implacable, comme il est de règle quand on emprunte le chemin de la perfection, qui n'a jamais d'issue.
Très bonne année à vous, et beaucoup de belles musiques.