Fazil Say, pianiste turc.
Fazil Say, pianiste libre.
Le Théâtre des Champs-Elysées était plein, ce mardi 15 décembre. On y reconnaissait Jacques Toubon, Jeanne Balibar ou Mathieu Amalric. Et on se demandait si ce public nombreux était venu seulement pour le talent de Say (qui est incontestable) ou aussi pour soutenir la liberté, la liberté de penser en l'occurrence, au côté d'un musicien dont les démélés avec la justice de son pays n'ont pas entamé la résistance. C'était mon cas.
C'était mon cas, au milieu de toutes les propositions qui sont faites quotidiennement au mélomane parisien. Fazil Say plutôt qu'un autre. Egalement, je l'avoue, parce que je ne l'avais jamais entendu en concert. Je me méfie toujours un peu (je crois que c'est très français) de ces interprètes qui en font beaucoup dans le geste ou dans la pose: les grimaces de Fazil Say, les yeux fermés de Pogorelich, les pitreries de Lang Lang, même la petite chaise de Glenn Gould, m'agacent. Comme m'agacent les annulations qui n'en sont pas ("Unetelle, souffrante..."), les caprices qu'on est seul à faire (Zymerman se promenant à travers le monde avec son piano) ou ce qui détourne de la musique (jupe fendue, chemise ouverte, décolleté, poses hollywoodiennes, cela davantage réservé, il est vrai, aux pochettes de CD ou de DVD).
Un athée pur et dur
Bref Fazil Say, enfin, pour lui montrer notre soutien citoyen et mélomane. Revenons là-dessus: une cour pénale d'Istanbul l'a condamné par deux fois en 2013 à dix mois de prison avec sursis pour blasphème. Say, qui se définit comme un athée pur et dur, avait osé dire: "Je ne sais pas si vous vous en êtes aperçus mais, s'il y a un pou, un médiocre, un magasinier, un voleur, un bouffon, c'est toujours un islamiste"; et s'était moqué d'un imam qui avait bâclé en 22 secondes son appel à la prière: "Etait-il pressé d'aller boire sa petite gnôle?". La cour pénale l'a jugé coupable "d'avoir publiquement dénigré les valeurs religieuses d'une partie de la population". La Turquie, et c'est une partie du problème, est officiellement un état laïque. Mais dirigé, on le sait, par un parti islamique.
Say s'est retrouvé ainsi, sans doute à son corps défendant, porteur des banderoles de la liberté menacée et considéré comme tel par toute la planète musicale. Entretemps il a été "viré", par le maire de la ville, du festival qu'il avait fondé à Antalya. Au milieu de ces luttes avec des membres du parti AKP de l' (alors) premier ministre Erdogan, une bonne nouvelle, passé inaperçue ici, il y a moins de deux mois (fin octobre): la condamnation à la prison a été annulée par la cour suprême d'appel turque au nom de la sacro-sainte liberté d'expression. Cela évitera à Say de s'exiler au Japon, comme il l'avait envisagé. Mais le feuilleton n'est pas fini: selon la loi turque le premier tribunal (celui de la condamnation) peut encore, ou abandonner les poursuite, ou les reformuler !
Je n'avais pas tout cela en tête lundi soir. Fazil say, si, sans doute. L'air sombre, le front en avant, il lance les premières mesures de la 17e sonate de Beethoven (la fameuse "Tempête"): tempo pas trop rapide, mains gauche sonore et impérieuse, main droite dans le chant de la mélodie, chacune clairement identifiée avant d'entremêler leurs voix mais de manière toujours lisible. Say a une étrange et intrigante manie: quand une des mains ne joue pas, elle voltige, caresse l'air, semble lancer un adieu à un auditeur invisible, diriger un orchestre fantôme. Peut-être n'y a-t-il là rien qu'un moyen de retrouver un équilibre corporel quand le jeu n'implique que la moitié physique de l'être. Mais parfois, dans ces temps lugubres, on ne pouvait s'empêcher de penser aux mains brisées de ce dessinateur syrien et combien il doit être de fanatiques, dans son pays même, pour caresser à l'égard de Say des pensées mauvaises.
Le mouvement lent du Beethoven, comme les "Préludes de Debussy" qui suivront: le poids des silences entre chaque note est une partie de la musique; un peu trop chez Beethoven peut-être, alors que le 3e mouvement est une chevauchée contrôlée et ardente, essouflante et belle (dans quelque forêt viennoise) qui ralentit et s'arrête, aux dernières notes, sur l'apaisement du cavalier. Les Debussy (du si secret "Des pas sur la neige" à la cahotante "Danse de Puck") sont joués dans une harmonie de blanc cassé et de gris pâle, sourdement, presque depuis la neige même, qui requiert de chacun une attention malheureusement polluée par les éternuements d'une partie du public.
J'ai été moins convaincu par les "Trois gymnopédies" de Satie, pourtant si rarement données à la suite. Elles sont écrites toutes trois sur le même balancement que la célébrissime première. Satie y demande de subtiles variations de climat: "Lent et douloureux", "Lent et triste", "Lent et grave": ce sont des atmosphères voisines mais pas interchangeables. Fazil Say les joue sans la moindre nuance dynamique, dans une neutralité austère qui les rend, je trouve, terne et sans poésie. Mais... une dame, derrière moi, s'extasiait sincèrement.
La sonate "Gezi Park n°2" concluait le programme... et l'on revenait à la politique. Les émeutes du parc Gezi ont embrasé Istanbul en mai et juin 2013: le prétexte, le désir de la municipalité (soutenant Erdogan) de supprimer un des rares parcs de la ville pour étendre la fameuse place Taksim et la piétonniser, a fait réagir à l'époque des milliers de citoyens qui, bien sûr, ont très vite fait déborder leur révolte sur d'autres sujets plus sociétaux, opposition frontale d'une Turquie conservatrice et religieuse et d'une Turquie européenne, laïque et ouverte au monde. Après beaucoup de blessés, beaucoup de dégats et quelques morts (on l'a oublié!), le pouvoir, semble-t-il, n'a pas cédé.
La rage du compositeur, les mains qui voltigent
Les titres de la sonate de Say nous éclairent: "Nuits de résistance dans les rues d'Istanbul", "Le silence du nuage de gaz", "Du meurtre de l'enfant innocent Berkin Elvan" (un garçon de 14 ans tué par une balle policière alors qu'il allait acheter du pain), "L'espoir est encore dans nos coeurs". Côté musique, cela ne révolutionne rien, cela s'écoute simplement le coeur serré. On pense beaucoup aux "sonates de guerre" de Prokofiev, aux violences percussives de l' "Allegro barbaro" de Bartok, il y a la même rage de compositeur que l'interprête, évidemment, sert au mieux et les quatre mouvements enchaînés, ramassés sur une vingtaine de minutes, dressent le sombre tableau d'une ville, d'un pays, d'un peuple, tableau musical comme il en est finalement assez peu dans l'histoire de la musique (à l'exception de grandes fresques russes comme les symphonies "à thème" de Chostakovitch), tableau musical où Say joue parfois certaines notes "sur la corde", comme si vibraient depuis l'au-delà les mots désaccordés des défunts.
Dans les "bis" (deux oeuvres de lui, qui a déjà une carrière importante de compositeur), on retrouve cette même écriture assez belle, mélopée orientalisante jouée sur la vibration de la corde: ce n'est pas du piano préparé comme chez John Cage (aucun objet dans le corps de l'instrument), c'est le pianiste qui plonge dans son piano comme un artisan, histoire de comprendre comment cette perfection de technique peut aboutir à cette perfection d'art et comment la perfection de l'art peut encore repousser (pour combien de temps?) les limites de la liberté.
P.S. Dès le lendemain du concert, Say jouait chez lui, à Istanbul, comme il va le faire plusieurs fois d'ici la fin de l'année (Istanbul et Bodrum). Preuve que les liens sont solides encore avec sa Turquie. Son prochain concert en France : le 2 février à Dijon (son 2e concerto pour piano et le 12e de Mozart)
Si vous voulez avoir une idée de ses mains qui voltigent, voyez ce 3e concerto de Beethoven, dont il livre en plus une belle version, apollinienne ou...impériale alors que cette oeuvre magnifique est encore une oeuvre de transition où Beethoven achève définitivement de se débarrasser de l'influence de Mozart (ou de l'esprit de Mozart !)