Je vous parlerai de la musique des mots.
Elle évoque une petite silhouette perdue dans une forêt humide et sombre. Le canon tonne au loin, la terre d'hiver répand des ruisseaux de boue, les racines des arbres se nourrissent de la tragédie des hommes et des cadavres qu'ils leur ont légués. La petite silhouette, dans cette lumière lugubre et ce grand silence immobile, peine à entendre quelque chose d'harmonieux. Maurice Ravel, perdu dans les forêts du Barrois, au volant d'un camion qui tombe en panne, tourne en rond, affublé d'un manteau trop grand, sur les routes qui mènent à Verdun.
"Les forêts de Ravel", paru au début de cette année, m'ont accompagné cet automne de leur atmosphère hors du temps. Michel Bernard, l'auteur, remonte à ce mois de mars 1916 où, venant de fêter ses quarante et un ans, Maurice Ravel obtient enfin de faire son devoir de soldat: le haut commandement, qui a refusé de l'envoyer directement au front, lui offre un poste de chauffeur en charge du matériel. Le petit Ravel, dans son gros camion, passe un an du côté de Bar-le-Duc, traverse des villages désertés, côtoie des colonnes fantômes, sent l'odeur de la mort se mêler aux parfums du printemps, s'enivre, à coup de vermouth-cassis, dans les grands cafés de la préfecture de la Meuse devenue une petite capitale fébrile et affairée, en contemplant un numéro de music-hall venu depuis Paris égayer les soldats.Il n'y aura pas que cette forêt-là dans le livre. Michel Bernard, pour avoir trouvé pareil titre, connaît forcément la symbolique psychanalytique: la forêt, c'est le caché, l'inconscient, le refoulé, l'inconnu. Beau titre, et combien judicieux, pour le plus célèbre et le plus mystérieux de nos compositeurs: Maurice Ravel, dont rien ne nous est ignoré de la vie mondaine, dont tout nous est ignoré de la vie privée. Homosexuel? Impuissant? Amateur de prostituées? A-sexuel? Pas de liaisons connues, pas d'aventures flamboyantes avec des danseuses, des actrices, des écrivaines ou des interprêtes. Cette étrangeté unique, la vie solitaire et la vie mondaine intimement imbriquées comme la nuit et le jour en un glissement progressif qui en épouse les rythmes, et dont Ravel n'a jamais laissé entendre qu'il pouvait en souffrir ou vouloir y mettre fin, Michel Bernard n'en fait pas état; mais elle est constamment présente.
Présente dans la manière dont le soldat Ravel, le conducteur Ravel, ce petit homme d'1 mètre 60 se perd sous les arbres et sur les chemins de Meuse en un ballet géométrique où les abscisses et les ordonnées sont des crêtes dévastées et des villages en ruines; dans la manière dont, un beau jour, il aborde un château où ce n'est pas la Belle au Bois Dormant qu'il croise ou Yvonne de Galais, la jeune femme dont le Grand Meaulnes tombe éperdu, mais des soldats en convalescence qu'il réveille en leur jouant son oeuvre, et Fauré, et Chopin. "Le grand Meaulnes", oui: Alain-Fournier, son auteur, mort au début de la guerre dans ces mêmes territoires détruits et dont le corps n'a pas été retrouvé (il ne le sera que quatre-vingts ans plus tard) Dans la manière enfin dont, toujours à la même et bonne distance, comme s'il l'observait à quelques mètres, d'une focale égale, dans son viseur de romancier (ou de snipeur), Michel Bernard entoure Ravel de l'ombre des morts, ses amis tombés au combat à qui il dédiera "Le Tombeau de Couperin", six pièces pour piano "à la manière" du XVIIIe siècle, ce siècle où l'on ne s'épanchait pas. Et si Ravel s'épanchait, en cette année 1917, ç'aurait été pour verser trop de larmes et s'effondrer sans pouvoir repartir. Sa propre mère, elle aussi, s'était éteinte au début de janvier.
Il repartira. La guerre est finie. C'est donc moins intéressant. Les forêts suivantes se ressemblent, celle de Lyons où il est accueilli dans leur propriété normande par ses amis Dreyfus: Jean Dreyfus, le fils, est un des dédicataires du "Tombeau de Couperin"... Celle de Montfort-l'Amaury, contemplée du balcon de l'étrange maison qu'il s'est offerte, et c'est comme s'il contemplait aussi désormais ses démons, ses cauchemars et ses rêves. Pour mieux s'y enfouir encore, dans cette massive et profonde forêt de Rambouillet voisine, aux noms évocateurs, étang de la Porte Baudet, bois des Longues-Mares, étang du Coupe-Gorge. Mais Michel Bernard y envoie son personnage un peu trop souvent, alors que le monde le sollicite de toutes parts: Ravel est à Bruxelles, Madrid, Oslo, New-York, Bucarest, inlassablement fêté. La vie mondaine, les concerts, les salles combles et les vermouths-cassis.
La fin, quelques pages abruptes, est de nouveau très bien. Michel Bernard n'écrit d'ailleurs jamais mieux que lorsqu'il ne cherche pas à faire du style, à vouloir enrichir sa phrase alors qu'il l'alourdit. C'est la dernière forêt, la plus douloureuse pour les mélomanes que nous sommes: la forêt intérieure et ses monstrueuses racines proliférantes qui annihilent la création, l'acte d'écrire. Ravel, atteint d'un mal mystérieux, neurologique, où la main ne peut plus transcrire ce que lui dicte son âme musicienne, où les mélodies qu'il conçoit n'ont plus que lui-même pour auditeur. La nuit intérieure s'intensifie, à l'égal des ombres mauvaises qui, dans ces années 30, gagne peu à peu l'Europe et dont le "Concerto pour la main gauche" est le reflet hanté, comme si le sexagénaire Ravel, retourné à l'enfance, mêlait les monstres des contes et la terreur des combats, ceux d'hier et ceux qu'il pressentait arriver depuis son mutisme. La forêt se referme dans les derniers jours de 1937 pour le petit homme.
La forêt, impuissante à cacher les fugitifs de la guerre suivante, qu'il ne connut pas.