Je voulais écouter le "Ba-ta-clan" d'Offenbach.
Je l'ai cherché l'autre jour chez un grand disquaire parisien (il en reste, et j'ai bien dit "disquaire", non "grande surface culturelle"!) Le hasard faisait qu'on passait ses "Brigands" en fond sonore, ces "Brigands" redécouverts il y a quelques années, par Marc Minkowski entre autres, et dont la joyeuse compagnie de chanteurs éponyme a pris le nom. Je n'ai pas trouvé mon "Ba-ta-clan", ni même des airs. Bien sûr, on peut aller sur Youtube. Mais ce qu'on entend n'est pas vraiment à la hauteur de l'oeuvre, et de ce qui est désormais un défi.
Je me reporte à cette autre période de Noël, le 29 décembre très exactement, en 1855. Ce sont les premières années du Second Empire, un homme au fort accent teuton, aux amusantes petites lunettes de myope, vient de racheter le fameux théâtre des Bouffes-Parisiens. Il se nomme donc Jacques Offenbach, il a 35 ans, il compose, il fait représenter ce soir-là une de ses oeuvres au titre étrange, une opérette appelée "Ba-ta-Clan". "Ba-ta-clan" se passe dans une Chine improbable, ses personnages répondent au nom de "Fé-ni-han", "Ké-Ki-ka-ko", "Ko-ko-ri-ko" et multiplient les aventures avant de révéler dans un trio burlesque: "Je suis français". L'air "Le bataclan" (un bataclan, c'était un joyeux vacarme) achève l'ouvrage sous les vivats: grand succès, un des premiers de son auteur qui, volant sur les ailes de son inspiration (pardonnez la métaphore un peu hardie!), produisit avec une prolixité sans pareille, dans les trois ans qui suivirent, une trentaine d'autres ouvrages. C'est beaucoup mais, si l'on calcule bien, cela fait à peine un par mois: Mozart faisait mieux encore que cet Offenbach que Wagner, se croyant méchant, surnommait "le Mozart des Champs-Elysées" (à une époque, vous l'avez compris, où Mozart, surtout en Allemagné était considéré comme un compositeur "galant" et léger).
En 1859, Offenbach, volant encore plus haut sur les ailes d'une inspiration cette fois géniale, donna "Orphée aux Enfers". Ce ne fut pas un succès, ce fut un triomphe. Et dans l'Europe entière. Suivirent les flamboyantes années d'une décennie incomparable où se succédèrent "La belle Hélène", "La vie parisienne", "La grande-duchesse de Gerolstein", "La Périchole" pendant que le compositeur (qui était aussi chef d'orchestre, directeur de théâtre, directeur de troupe, globe-trotter allant diriger ses créations à travers le continent) travaillait à son grand opéra "Les contes d'Hoffmann", qu'il ne finira pas. La gloire d'Offenbach était la gloire de l'Empire, à telle enseigne que, quand une salle de bal (qui était aussi caf'conc' et théâtre) ouvrit, en 1864, sur le boulevard Voltaire, en plein coeur du Paris populaire et ouvrier, devant l'étrange façade et le toit en forme de pagode imaginés par l'architecte Charles Duval, on lui donna le nom de la chinoiserie du compositeur à la mode, le "Ba-ta-Clan" (ortographié ainsi au début).
Une chinoiserie qui répondait aussi à la curiosité pour cet Orient mystérieux qu'exploraient encore les missionnaires chrétiens (le père Huc, dont parle la comtesse de Ségur sur le ton de "Tintin à Pékin", avait parcouru la Chine qu'il appelait "la Tartarie" avant de revenir mourir, dans son lit parisien, d'épuisement, en 1860): la France commençait de s'intéresser à ces contrées lointaines avant de sombrer à la fin du siècle dans la passion du Japon tout en se ménageant un joli empire indochinois à coup de bombardements et de quelques cadavres.
Les Parisiens sont sans doute nombreux à être passés, comme moi, devant le Bataclan où désormais, même en des temps plus calmes, on avait un peu de mal à reconnaître l'inspiration extrême-orientale du lieu. Il n'est peut-être pas si paradoxal que le massacre du 13 novembre ait eu pour théâtre un endroit baptisé en souvenir d'Offenbach, le plus joyeux des compositeurs même si, évidemment, on ne peut croire que les terroristes soient assez mélomanes pour y avoir pensé. En attendant je n'ai toujours pas entendu "Ba-ta-clan". Et il me semble qu'il serait urgent que les spécialistes d'Offenbach, un Marc Minkowski, un Jean-Christophe Keck ou cette épatante compagnie des Brigands (qui nous fit il y a peu une exquise "Grande-Duchesse") remontent "Ba-ta-clan", histoire de maintenir, selon le beau mot de Jean-Michel Ribes, ce "rire de résistance" qui est notre arme commune face à la nuit et à la boue.