Il y a tout juste 40 ans, le 26 janvier 1978, un appel à la grève générale est lancé par le syndicat UGTT. Le premier depuis l’indépendance du pays en 1956. A Tunis, une manifestation dégénère. L’armée et la police tirent sur la foule, faisant officiellement 46 morts et 325 blessés. Mais des sources indépendantes parlent de victimes beaucoup plus nombreuses.
Les relations sont alors tendues entre d’un côté le gouvernement du président Habib Bourguiba, le «père» de l’indépendance, ses fidèles regroupés au sein du parti unique PSD, et de l’autre, le puissant syndicat UGTT. Lequel est dirigé par Habib Achour, compagnon de lutte de Bourguiba. Le pays connaît alors un ralentissement économique entraînant une hausse du chômage.
Un an plus tôt, les deux parties ont signé un «pacte social», prévoyant notamment une hausse des salaires à chaque fois que les prix augmentent de 5%. Pour le pouvoir, il s’agit d’un vœu. Le syndicat a compris qu’il s’agissait de garanties.
Depuis 1976, des grèves ont éclaté dans plusieurs secteurs. En octobre 1977, des ouvriers débrayent à Ksar-Hellal (ouest) et l’armée intervient.
Dans ce contexte, la situation politique se tend. Début janvier 1978, Habib Achour quitte le bureau politique du PSD. Histoire d’affirmer l’indépendance de son organisation. De son côté, le 20 janvier, le comité central du parti demande une «épuration» de la direction de l’UGTT. Celle-ci accuse des «milices du PSD» d’attaquer certains sièges de ses unions régionales.
Le 24 janvier, le secrétaire général du syndicat à Sfax, Abderrazek Ghorbel, est arrêté. Une arrestation qui met le feu aux poudres. Dans un discours prononcé à Tunis devant ses partisans, Habib Achour évoque une «provocation» et lance un mot d’ordre de grève générale pour les 26 et 27 janvier. L’évènement est de taille : c’est la première fois depuis la décolonisation qu’un tel appel est lancé. Et d’ajouter : «Il n’y a de combattant suprême que le peuple». Autrement dit : le «combattant suprême Bourguiba n’a qu’à bien se tenir». «Un crime de lèse-majesté» défiant l’icône indéboulonnable.
Des «provocations»?
Le PSD demande alors à ses militants à d’«empêcher la grève par tous les moyens». Tandis que des milliers de salariés, des jeunes, des chômeurs, qui ne sont pas forcément affiliés au syndicat, descendent dans les rues. Le 26 janvier au matin à Tunis, la manifestation comprenant apparemment de nombreux jeunes dégénère : certains élèvent des barricades, saccagent des bâtiments publics. Dans un blog de Médiapart, l’universitaire Salah Horchani, qui raconte avoir été présent sur les lieux, explique que ces évènements sont intervenus «suite à des provocations menées par des voitures banalisées».
L’armée et la police vont alors tirer sur la foule sur ordre, affirmera-t-on, d’un certain Zine el-Abidine Ben Ali, alors à la tête de la sûreté générale. Bilan officiel : 46 morts, 325 blessés. Mais le nombre exact des victimes reste, aujourd’hui encore, inconnu. Certains observateurs évoquent ainsi le chiffre de 200 morts et de milliers de blessés. Une violence que l’on retrouvera, six ans plus tard, lors de la répression des «émeutes du pain».
Le pouvoir décrète l’état d’urgence qui n’est levé qu’un mois plus tard. Et il s’attaque à la direction de l’UGTT. Arrêtés, Habib Achour et Abderrazak Ghorbal écopent de 10 ans de travaux forcés. En tout, quelque 500 personnes sont condamnées.
Achour est gracié et libéré le 3 août de l’année suivante. Officiellement pour raisons de santé. Mais les deux hommes ont gardé le contact. Le 30 novembre 1980, le «combattant suprême» reçoit le syndicaliste. «Après une discussion assez vive entre les deux leaders, le président se résout à lever l’exclusive qui frappait son vieil ami et compagnon de lutte. "L’UGTT est la vôtre, faites-en ce que vous voulez "», aurait alors déclaré le premier au second, selon le site espacemanager qui rapporte la scène. Cela n’empêchera pas Habib Achour de s’opposer à nouveau au pouvoir lors des émeutes de 1984.
A noter : la réaction des islamistes de Jamâa al-Islamiya, le futur Ennahda, exprimée en février 1978. Ceux-ci parlent de «révolte sciemment provoquée», doublée d’une «volonté de destruction».
«Depuis ces évènements sanglants, rien n’a été entrepris pour (…) savoir ce qui s’est réellement passé», écrit le site leaders.com. Dans le même temps, «le "Jeudi noir" (expression forgée sur le fameux «jeudi soir» de Wall Street le 24 octobre 1929) est un repère de l’histoire tunisienne : il représente la plus grande révolte populaire tunisienne depuis l’indépendance, et le premier soulèvement de cette importance sous le président Bourguiba», conclut Jeune Afrique.