Commencés en novembre 2016, les travaux de l’Instance vérité et dignité (IVD) se poursuivent en Tunisie. Chargés de recenser et d’indemniser les victimes des différentes dictatures, ils sont l’occasion de se pencher sur le passé récent du pays, notamment l’indépendance, période troublée et émaillée de sanglants incidents. Un travail de mémoire complexe. Contesté et passionnel.
Le 24 février 2017, la présidente de l’IVD, Sihem Ben Sedrine, s’est déplacée à Tataouine (sud-est) avec, notamment, un médecin légiste. Objectif : tenter de retrouver «les restes de (…) résistants qui ne sont pas encore connus par la majorité des Tunisiens (et) sont encore dispersés dans les montagnes». Il s’agit en l’occurrence de se pencher sur la période de l’indépendance de la Tunisie en 1955-1956, après 75 ans de protectorat français.
Une sombre période pour le pays. L’indépendance est intervenue le 20 mars 1956. Pour autant, «les combats ont continué ensuite entre les forces françaises et les opposants à Bourguiba, partisans de Salah Ben Youssef. Celui-ci, un des chefs de file du mouvement national tunisien, fut d'abord proche puis un farouche opposant de Habib Bourguiba», père de cette indépendance, raconte RFI.
Concurrence pour le pouvoir
A cette époque, les deux hommes sont en concurrence pour le pouvoir. Nationaliste arabe radical, Salah Ben Youssef plaide la cause de la tradition et du panarabisme face à Bourguiba, partisan de l’occidentalisation du pays. Il a pris position contre les accords franco-tunisiens et accuse le second d’avoir trahi la cause du Maghreb arabe. Le futur chef de l’Etat l’exclut du parti Neo-Destour.
La crise culmine en 1955-1956. On assiste à des soulèvements dans le Sud, «sans doute favorisés par des amis de Ben Youssef», raconte un article du site Les clés du Moyen-Orient. «Des incidents sanglants éclatent dans plusieurs localités. Au Sud et au Nord-Ouest, les ‘‘fellaghas’’ aux ordres des yousséfistes reprennent leur activité: le sang coule à nouveau», rapporte l’universitaire Nouredddine Dougui sur le site leaders.com. Condamné à mort et à l’exil, Ben Youssef a été mystérieusement assassiné en 1961 en Allemagne.
«Traîtres»?
Lors de sa session du 24 mars 2017, l’IVD s’est notamment penchée sur le sort du dirigeant nationaliste. «Malgré nos sacrifices, nous avons été traités de traîtres et non pas comme des combattants parce que nous étions des partisans de Salah Ben Youssef. Nous avons trop subi et nous avons été privés de nos droits», a expliqué, au cours de cette session, Omar Essid, un ancien combattant de 84 ans. «Je veux vivre respecté et non pas humilié et considéré comme un traître», a-t-il réclamé.
L’IVD a également évoqué le cas de Lazhar Chraïti, autre résistant à la colonisation française. Accusé d'avoir participé à une tentative de coup d'Etat contre Habib Bourguiba, il avait été exécuté en 1963 et inhumé dans un endroit inconnu.
Dans un enregistrement vidéo diffusé lors de ces nouvelles auditions, sa veuve Ettaouess a raconté qu’elle avait été torturée pour avoir refusé de dévoiler la cachette de son mari. Lequel n'avait jamais été reconnu comme combattant sous le régime de Bourguiba. Aujourd'hui, ce qu'elle souhaite avant tout savoir, c'est où son mari a été inhumé. «Je veux récupérer sa dépouille et l'enterrer dans sa ville natale», a-t-elle expliqué.
Quelle réécriture de l’Histoire?
Retransmises à la télévision, ces auditions sont susceptibles de modifier la perception de l’Histoire tunisienne. Et peuvent conduire à la réécrire.
Pour Sihem Ben Sedrine, cité par le site directinfo, le départ des Français «n’a pas été un cadeau ou l’aboutissement d’un processus de négociations mais le résultat de combats qui ont fait des centaines de martyrs et de disparus.» «Les profondes divergences portant sur le départ des Français ont abouti à une guerre civile qui a laissé des cicatrices profondes dans la société tunisienne à l’époque. Et il importe de traiter ces cicatrices avec objectivité et courage et ne pas avoir peur de la vérité», a ajouté la présidente de l’IVD, personnalité à la fois reconnue et contestée. Et ce «loin de toute récupération politique et du récit officiel de l’histoire de la Tunisie».
Mais ces positions sont vivement critiquées. Notamment par l’ancienne parlementaire Nefissa Wafa Marzouki, qui évoque de «grossières déformations de l’histoire de la Tunisie». Selon elle, «Seuls-es, les historiens-nes ‘‘amis-es’’ de Mme la présidente ont été recrutés-ées pour relire ‘‘l’histoire’’», estime-t-elle. Autrement dit, celle-ci ferait preuve d’une attitude partisane.
Islamistes contre «laïques»
Pour quel motif ? Sihem Ben Sedrine a été nommée en 2014 à la tête de l’IVD : elle était alors «la favorite» de la coalition regroupée autour du parti islamiste Ennahda, selon Mme Marzouki. Ce qui expliquerait qu’elle chercherait à réhabiliter les «yousséfistes», partisans de la tradition et adversaires de l’occidentalisation. Ceux-ci seraient ainsi appréciés des islamistes, mais haïs des bourguibistes, dont se réclament aujourd’hui les «laïques» et séculaires. En clair, la présidente aurait choisi son camp idéologique.
Un avis partagé par le quotidien francophone La Presse. «La parole a été donnée exclusivement aux yousséfistes, plus précisément à ce qui en reste, pour nous dire que ce sont les bourguibistes (…) qui ont commencé le cycle des assassinats». Alors que des archives françaises montreraient le contraire. Selon un historien cité par le journal, l’Instance vérité et dignité n’a fait appel qu’«à des étudiants poursuivant leurs études dans la section histoire et d’autres spécialisés en documentation qui n’ont pas d’expérience et qui se sont contentés de reproduire ce que les victimes leur racontaient. Le résultat ne pouvait être que confusion et des affirmations n’ayant aucun rapport avec l’analyse scientifique des événements historiques».